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4X
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VI' Année, n" j. (deuxième série) i5 Janvier 1911
LE PRIX CONCOURT EN 1910.
G. Apollinaire. L'Hérésiarque et Cie. Paris, Stock, 1910, in-12,
288 p., 3 fr. 50. — L. Pergaud. De Goupil à Margot, histoire de bêtes.
Paris, Mercure de France, 1910, in-12, 258 p., 3 fr. 50. — G. Roupnel.
Mono. Paris, Pion, 1910, in-12, 301 p., 3 fr. 50. — M. Audoux. Marie-
Claire. Paris, Fasquelle, 19 10, in-12, 261 p., 3 fr. 50.
A lAcadémie Goncourt, comme on sait, l'éclectisme est de nécessité
encore plus que de principe. Peu homogène lui-même, ce jury, fort heureu-
sement, n'a pas suscité d'école ; il récompense l'effort sans l'orienter. Il com-
mence la réputation de talents inégaux et divers, tous dignes, à ce moment
du moins, de l'attention du public. Sans épiloguer sur ses votes, où bien
des considérations peuvent avoir part, retenons les quatre noms nouveaux
classés en tète du dernier scrutin : deux novellieri, deux romanciers.
Un recueil de contes, est-ce, comme l'exige le testament Goncourt, une
« œuvre d'imagination», ou des œuvres ? N'éveille-t-il pas une présomption
d'inspiration plus courte, plus libre, plus inégale ? En tout cas, du livre de
M. Pergaud, première série d'une Légende des bêtes qui aura plusieurs suites,
et même de celui de Guillaume Apollinaire on peut aisément prouver
l'unité. L'Hérésiarque et Cie, c'est-à-dire un syndicat de nouvelles sous une
commune raison sociale et dont l' Hérésiarque donne la note caractéristique.
Inscrivons en sous-titre : récréations théologiques et des lecteurs penseront à
l'Anatole France de Thaïs, de Y Étui de nacre et du Puits de Ste-C1aire. A cette
perfide candeur mêlons les fortes épices de Huysmans, sa crudité pimentée
et même, par endroits, l'imagination licencieuse des conteurs grivois de
jadis, et nous aurons la saveur fondamentale de ce plat nouveau. La matière
en est fournie par le dogme et les rites catholiques, le Baptême et l'Eucha-
ristie, la Trinité et la Providence, l'Infaillibilité, etc., postulats dont une
affabulation ironique, dramatique et diverse, tire des conséquences rigou-
reuses et imprévues. Quelques morceaux ont un caractère fantastique, mais
le franc réalisme qui s'y mêle en juste proportion les garde de toute froideur.
D'autres remplacent ou renforcent la mystique et la théologie par le mer-
veilleux scientifique et prophétique de Wells. D'autres enfin, théologiques ou
non, sont surtout des contes de races. Ils sont excellents : l'auteur a beaucoup
et bien voyagé en Europe, comme dans les livres. Les mœurs de sa Wal-
lonie et de sa Bohême m'ont charmé tout autant que ses scènes danubiennes
que j'ai pu reconnaître. Florilège donc de fleurs multicolores, mais toutes
poussées au champ, mental ou géographique, d'une humanité assez particu- , Q
Revue critique des Livres nouveaux
lière : leur charme, à toutes, se relève d'une même odeur paradoxale et
musquée. La langue du conteur, pourtant, est nette, vigoureuse et saine.
Mais elle exige parfois, en raison des sujets, un petit effort d'étymologie
gréco-latine. L'œuvre s'adresse à des esprits cultivés, un peu subtils et un
peu pédants.
Les histoires de bêtes de M. Pergaud arrivent aux bêtes de nos forêts de
France : fouines et taupes, renards et lièvres, grenouilles et pies ; ce n'est pas
une épopée de la jungle. Elles ont encore pour elles d'être vraiment des his-
toires de bêtes : elles ont été vécues, si je puis dire, sous le crâne et dans la
peau de leurs héros. Par là, dans le pays du Renart et d'une lignée incompa-
rable de fabulistes et d'animaliers, elles sont nouvelles. Les animaux, exempts
de tout didactisme, n'y font pas figure de masques satiriques, n'y jouent pas
une comédie humaine, travestie seulement pour forcer l'attention des
hommes. Ils ne font pas d'esprit, ne dialoguant ni entre eux ni avec nous.
Et leurs pensées (je ne parle pas du « subconscient conservateur » de l'ins-
tinct providentiel, dont il est fait quelque abus, mais des images et sen-
sations concrétées en jugements pratiques) ne paraissent pas non plus
transportées de notre monde au leur. Cette psychologie élémentaire, très
nuancée pourtant, nul, ni M. Pergaud, ne saurait s'en porter garant, et pour
cause ; mais elle est entièrement plausible, amusante, émouvante. Les drames
sur lesquels elle s'applique sont très bien imaginés : drames de la liberté ou
de la captivité, exceptionnels ou normaux, le merveilleux, l'invraisemblable
en sont toujours exclus. Ce sont les amours souterraines et cruelles des
taupes, la lutte atroce, dans les airs, de l'oiseau de proie et de la fouine
agrippés, l'autovivisection héroïque de la fouine captive, la mort de l'écu-
reuil, la déchéance et la fin misérable de la pie alcoolique. A la rigueur, ces
histoires, comme des fables, comporteraient une morale, du moins implicite.
Margot, par exemple, nous enseignerait que « le despotisme avilit l'homme
jusqu'à s'en faire aimer » ; et Nietzsche aurait su que dire sur la mutilation de
Roussard, le maître lièvre, châtré par la foule haineuse des petits, petits
lapins. Mais il importe peu. Après les mœurs animales, ce qui intéresse
dans le livre, c'est le cadre : l'intimité des sous-bois, des friches, des mares,
explorée, pénétrée avec amour, rendue avec bonheur. Ce bonheur d'ex-
pression réside surtout dans le vocabulaire, juste et vif, riche et neuf (parfois
trop neuf, inutilement inventé). La syntaxe est, à mon gré, trop périodique,
complexe et lente pour l'analyse descriptive ; il y a des passages qu'il faut
relire pour faire la synthèse. On peut relever même des incorrections for-
melles (p. 258, non plus est écrit, par contre-sens, pour autant). C'est peu
de chose. Le fumet sauvage, la verte odeur de ces poèmes de'la forêt réveil-
leront sans doute l'appétit de bien des lecteurs, blasés sur les cas de conscience
mondains.
Cependant il faut, comme l'auteur, s'être fait homme des bois et le frère
de leurs hôtes, par une longue accoutumance, pour savourer dans tout le
détail les peintures qu'il nous en rapporte. Peut-être le vigneron de
M. Roupnel ira plus facilement au cœur du plus grand nombre. Nono est un
livre d'une humanité directe et poignante, l'un des plus émus qu'on ait écrits
depuis quelques années et l'un de ceux où la vie intérieure, entre le pittoresque
des mœurs et la poésie de la nature, occupe toute la place — la première —
Le Prix Goncourt en 1910 ■ — 3
qui lui appartient de droit. Nono, autrement dit Jacques Jacquelinct, de Ge-
vrey-Chambertin, bien Français d'esprit et de langage, peut donner la main à
tous les moujiks de Tolstoï qui proclament qu' « il faut avoir une âme ». La
sienne est une âme humaine, faible et généreuse, capable d'un amour plus
fort que la mort et que les trahisons de la vie ; capable aussi de lourdes
déchéances où la conscience pourtant n'est qu'endormie, de crises méchantes
que suivent les réveils de sa bonté foncière ; capable surtout d'être pétrie,
façonnée par la douleur, pour épancher, avec simplicité, l'héroïsme du
pardon. Tour à tour la résignation et la révolte, l'évangélisme même et la
religiosité y ont place. Dans ses grandes douleurs, quand Nono trahi par sa
femme, ayant clos les yeux de sa fille, reste « avec les deux amours de sa
vie, l'un étranglé par le déshonneur, l'autre tué par la mort», tout naturel-
lement il relève les yeux et s'inquiète de savoir «ce qu'il y a dans le fenil
dont il ne voit que le dessous, le plancher des étoiles. » Cette religiosité
n'est pas fade, ni plaquée : elle procède de la détresse d'un homme et du
besoin de justice ; c'est la religion qu'ont inventée, qu'inventent, qu'inven-
teront toujours, peut-être, les hommes malheureux. En pardonnant à son
ennemi qui vient de mourir, Nono entend donner au Dieu des chrétiens une
leçon d'indulgence humaine: « C'est déjà bien assez d'être mort. Qu'il ne se
montre pas plus difficile que moi, qui ai souffert toute ma vie. » On voit
assez de quoi est faite la conscience de Nono. Rien de moins mystique, de
moins obscur que ce représentant d'une race héroïque au travail de la terre,
de ces Jacquelinct qui « ont fait la plaine » et défriché la Côte vineuse. Rien
de plus lucide que son âme d'enfant avec « son ingénuité, sa bonté naïve et
raisonneuse». « Le fait est, proclame-t-il, que le raisonnement, c'est mon
fort. » Et comme le malheur et de méchantes gens l'ont fait tourner « au
niais et au soûlard », ses raisons se déduisent longuement en un monologue
pittoresque qui remplit les trois quarts du livre, devant des confidents tout
naturels, ceux qui ont organisé, pour leur ébaudissement, le spectacle de ses
plaintes et de ses fureurs.
Car ce roman idéaliste — et c'est un véritable tour de force — n'est guère
formé que des propos d'un homme soûl. Les mots crus n'y sont pas épargnés.
Les folies d'une femme de vigneron en fournissant la matière, la façon dont
on traite les femmes au Café Caillot aurait pu inspirer de copieuses invec-
tives à ce M. Pinard qui requit jadis contre la Bovary. Autre élément qui
rappelle le naturalisme ; un quarteron de brutes, « de gouapes, de galvaux »,
cruels, débauchés, débaucheurs, dont les portraits n'ont rien de timide. Nono
les explique, comme ii explique tout en lui et autour de lui : « Un homme,
c'est rudement méchant, allez: un être pire qu'un chacal. Il cherche, en
tremblant de rage, la faible victime à attaquer. » Et Nono lui-même, qu'ils
aident à s'abrutir, ne reste pas à mi-chemin. Ils lui font haïr, pour un
temps, assommer, tyranniser la pauvre fillette que lui a laissée sa femme
enfuie: « Je suis devenu une bêle mauvaise et un méchant ivrogne. » Avec
la bonté profonde, l'amour héroïque et le sens droit qui forment la vraie
nature de Nono, cela fait un savoureux mélange, ce mélange de l'art de
Zola et de celui de Sand que M. Lanson signalait dans le roman d'Ed. Droz:
Au Petit Ballant (voir Bulletin I, page 25). La vérité moyenne s'en dégage
heureusement : « Il faut de tout, dit Nono, à la première page, pour faire un
monde à peu près... » Excellente doctrine littéraire, en tout cas. Des person-
nages, extrêmes, si l'on veut, variés, si l'on peut, comme comparses ; mais.
4 ■ ■ — Revue critique des Livres nouveaux
pour héros, des personnages moyens. Cette charmante Nénette aussi, par
qui Nono souffre tant, est ainsi composée. Ce n'est pas une méchante
femme ; mais où elle a passé fillette, il faut qu'elle repasse. Et, souffrant
elle-même un atroce esclavage, elle est cause, pour une grande part, de la
mort de sa fille Laurette, qu'elle eût mieux su garder que le pauvre Nono.
Dans les dernières pages enfin, irrésistiblement touchantes, quand les deux
vieux époux, réconciliés, reviennent à leur foyer et tentent de s'y refaire,
avec des devoirs nouveaux et d'anciens souvenirs, un nouveau bonheur, car,
« ni le devoir, ni l'amour ne vieillissent, ni ne passent», en ces instants
solennels, ce sont des détails d'une trivialité savoureuse qui traduisent leur
embarras après tant d'années, ce qu'il leur faut taire, ce qu'ils devinent, tout
l'inexprimable.
Beau livre, certes, non pas sans défauts. Certains, agaçants, nous relan-
cent, en pleine émotion : des disparates, des artifices, des intermèdes poé-
tiques, voire métaphysiques de l'auteur. Nono parle bourguignon, avec une
verve drue et jaillissante, mais, parfois, l'abstraction envahit son délicieux
dialecte. Il est difficile d'imaginer ce vigneron de la Côte déclarant que sa
femme « a tué l'idée » en lui ou, sur le visage de sa fille mourante, lisant
« une conscience des choses » qui le terrifiait. Pour son compte, M. Roupnel
s'exprime en poète lyrique, avec un symbolisme délicat, aisé et continu,
quelquefois avec des réminiscences des maîtres (p. 178, un fantôme descend,
comme dans la Tristesse d'Olympio, « jusqu'au fond désolé du gouffre inté-
rieur »). Devant tels passages, La Bruyère et sa « petite ville » ou Pascal,
critique de la propriété, se dressent dans notre mémoire. C'est vraiment
dommage, car rarement livre mérita mieux, par sa forte conception, par sa
sincérité, d'être sauvé de ces petites éclaboussures qui rejaillissent sous les
pas des débutants les mieux doués.
Au sujet de Marie-Claire la préface de Mirbeau avait donné le la, et l'opi-
nion avait chanté, d'un concert presque unanime, le « miracle » de l'humble
couturière, ignorante de l'orthographe, sans culture, sans conseils, qui
soudain se révéla excellent écrivain. Il faut s'entendre toutefois sur l'émotion
du « féroce » Mirbeau et sur cette larme qui roula, nous dit-on, dans sa
grosse moustache. Ce fut la « joie rare » d'un artiste à la révélation d'un art,
primitif tout ensemble et d'une maîtrise consommée ; ce ne fut pas contagion
de pitié. Non qu'il n'y ait rien d'attendrissant dans les données de cette his-
toire — celle de l'auteur — surtout quand on les complète par les notes des
reporters sur la mansarde étroite de l'ouvrière, aux yeux brûlés de veilles,
qui nous l'a contée. Mais, sans rien lire dans les marges, ne regardons que
l'histoire même de cette enfant abandonnée, élevée par des sœurs, puis ber-
gère dans une ferme de Sologne, puis aide de cuisine à son même couvent,
chassée enfin, avec quarante francs, et prenant le train pour Paris. Certes, il
y avait là de quoi tirer des larmes, même sans les solliciter beaucoup. Il suf-
fisait de paraître souffrir un peu soi-même par le souvenir. Or nous sommes
souvent charmés, rarement émus. C'est que Mlle Audoux ne ment pas, n'ar-
range guère : elle se souvient. Or, Mirbeau nous l'apprend, toute petite
« elle s'est amusée à noter le spectacle de la vie quotidienne. » Dès alors, elle
s'est donné l'amusement souverain et consolateur de l'art. Et maintenant
qu'elle nous conte sa vie, mirée aux eaux froides et pures de sa mémoire,
c'est l'enfant même qu'elle était, qui pense ou plutôt qui sent et qui rêve
Littérature ========================1==== 5
devant nous, aisément consolée de tout, dans sa sensibilité passive, par le
plaisir de voir et celui de rêver. Avec les mots les plus simples, ceux que
connaît la pauvre enfant, elle nous dit exclusivement et sûrement le fait, le
geste, la parole, la sensation physique enregistrés par ses sens en telle occa-
sion. Jamais un substantif ou un adjectif qui entreprenne de définir l'envers
moral de ces symptômes, la cause de ces effets. Nous sommes tenus, si nous
en sommes capables, de collaborer activement avec l'auteur, comme le
médecin avec un malade, très bon observateur, mais très ignorant, qui lui
expliquerait son mal sans nommer les organes ni les fonctions. Auprès
d'une telle impersonnalité (de système, peut-être, ou de tempérament), l'œuvre
de Flaubert est une plainte d'écorché vif. Esthétiquement, l'effet, ici, est
souvent merveilleux : les épisodes de la vie de bergère (le serpent, le loup)
sont des pages irréprochables. Cela va très bien pour narrer une existence
rudimentaire. Mais que l'âme s'enrichisse un peu, d'un commencement
d'amour, par exemple, elle apparaît comme hallucinée, bizarre, illogique
dans ses manifestations extérieures, les dessous n'affleurant jamais. Sans
parler des vies plus complexes, il y a des vies d'enfants et de simples qui
touchent pour avoir été contées, en France ou à l'étranger, en toute fran-
chise, mais d'un accent plus distinct. En haine légitime de la littérature des
«états d'âme », et par un snobisme contraire, craignons de rétrograder. Il
peut y avoir une littérature brutale sans violences et sans outrances.
Une partie de cette simple histoire se passe dans un couvent. Marie-
Claire, enfant, s'y blottit, des heures entières, au tiède giron d'une religieuse
qu'elle idolâtrera, jeune fille, de toute son imagination adolescente. Cette
sœur Marie-Aimée, et d'autres religieuses, sont jolies, coquettes, caressantes,
jalouses, très femmes. Même on entrevoit, toujours par les seules apparences
rapides que la petite fille a pu saisir, les amours d'un prêtre, un accouche-
ment furtif. Vrai ou invraisemblable, cet élément romanesque remonte loin.
Il est toujours en faveur et l'auteur de Y Abbé Jules a pu s'y plaire. Ce n'est
guère par là, cependant, c'est par le goût et le choix impeccable, c'est par la
qualité sinon unique, du moins très fraîche et très distinguée de l'observation
et par l'art spontané de l'expression que ce livre est digne d'être lu.
Au reste, si aucun rapprochement ne s'impose entre ces quatre ouvrages
remarquables, constatons que tous quatre relèvent par quelque côté, facile à
spécifier pour chacun, de la tradition française et que surtout, à des degrés
différents, ils manifestent un souci pareil de la simplicité expressive, de la
clarté, de la mesure françaises. Ce sont là d'heureux symptômes.
J. Bury.
COMPTES RENDUS
E. Rod. — Le Pasteur pauvre. — Paris, Perrin, 191 1, in-18,
293 p., 3 fr.
M. Cauche est une âme pure, doucement obstinée au bien : il suit les
voies du Seigneur ; il ignore l'art de vivre parmi les hommes, et sa vie,
humainement, est une faillite. De la moquerie au soupçon et du mépris à la
haine, il subit toutes les formes de la sottise et de la cruauté lâche de ses
semblables. Partout, sa droiture et sa candeur le rendent impossible ; c'est un
Revue critique des Livres nouveaux
fonctionnaire à « histoires ». Il faut lire la scène où le Chef du département
des cultes, qui l'a mandé pour lui laver la tête, s'avise tout d'un coup que cet
homme simple pourrait bien être un saint : mais un saint, qui n'est qu'un
saint, est bien difficile à caser dans ce monde, ou seulement à soutenir !
L'inerte bienveillance des tièdes ne compense pas l'active méchanceté des
autres. Le pasteur pauvre recueille-t-il du moins une petite moisson de bien ?
c'est à peine si E. Rod a voulu qu'il en glane par ci par là quelques
maigres épis. Sans autorité dans sa paroisse, il n'est pas respecté par ses
enfants, qui deviennent des aventuriers. Sa fille, Yahicc, cantatrice illustre,
achève lugubrement son destin romanesque, et lui laisse une fortune
immense. Belle occasion de répandre le bien ! que d'oeuvres à fonder, à
développer ! tâche vertigineuse, devant laquelle s'effare le pasteur pauvre.
Il meurt, désespéré, au sens janséniste.
Beau livre, ironique et douloureux, peut-être d'une tristesse définitive. Il
se lit facilement ; c'est moins un roman qu'une suite d'histoires juxtaposées.
Cette forme un peu décousue laisse la réflexion libre. La scène est dans le
Jura suisse. De délicates notations de nature, des mots de terroir très amu-
sants, des traits de mœurs. — Vraiment on peut admirer beaucoup les grands
romans d'E. Rod, et trouver que ce petit livre les vaut.
J. Merlant.
Colette Willy. — La Vagabonde. — Paris, Ollendorff, 19 10,
in-18, 336 p., 3 fr. 50.
Trompée, maltraitée, humiliée par son mari qu'elle aime jalousement,
Renée Néré, lasse de souffrir, se résout enfin au divorce. Comme il faut vivre
et que le métier littéraire dont elle essaie un moment n'y saurait pourvoir,
elle monte sur les planches d'un music-hall. Dans ce milieu, elle ne se salit
pas : la fierté qu'elle a de gagner sa vie, l'élégance de sa nature, et surtout
l'atonie qui, après sa longue souffrance, a engourdi son âme et ses sens, tout
cela lui est une sauvegarde. Pourtant la femme en elle est toujours vivante,
comme elle dit ; en elle, le désir, le besoin de tendresse et d'appui ne font
que sommeiller et, parfois, elle songe à la crise qu'elle ne saurait éviter,
quand « s'approchera la Tristesse aux douces mains puissantes, guide et com-
pagne de toutes les voluptés ». — - Vient en effet le temps où elle commence
à sentir l'amertume de sa vie dénuée et solitaire. A ce moment aussi s'offre
à elle, ardent, sincère, discrètement et tendrement protecteur, l'amour d'un
honnête homme. Et Renée est prête à aimer. A la première caresse, sa chair
tressaille ; son cœur s'émeut à l'intimité naissante. Va-t-elle donc céder au
charme qui l'entraîne ? Epousera-t-elle l'ami qui l'en prie ? Mais ce second
amour est « tout mêlé des cendres brûlantes du premier ». Troublée,
inquiète, elle veut se donner le loisir de voir clair en elle-même et se décide
à s'éloigner. Alors, songeant à sa jeunesse près de finir, elle se persuade qu'il
y aurait de la déloyauté à ne pas épargner à celui qui l'aime la désillusion
prochaine ; sa fierté l'avise que ce protecteur, si tendre pourtant, tôt ou tard
deviendrait plus ou moins un maître et, allant jusqu'au fond de son âme, elle
comprend qu'elle ne peut renoncer à la liberté dont elle a goûté et qui,
désormais, lui est plus précieuse, que le bonheur même. Après le premier
lien si douloureusement rompu, elle ne peut ni ne veut en connaître un
nouveau ; elle est et restera « la vagabonde ».
Histoire ========================^^ 7
Avec une absolue sincérité, Renée Néré a voulu tout dire ; ni bégueule,
ni cynique, elle a su dire tout ; et la crise où tout son être est engagé, elle
ne l'analyse pas, Dieu merci ! mais la retrace avec une émotion qui, sans
apitoiements et sans pleurnicherie, nous gagne d'autant mieux.
Par un contraste que nul apprêt ne gâte, le milieu débraillé où vit Renée
fait valoir son élégante et fine nature ; un art, qui n'a rien d'appris, mais
qui, heureux et sûr, trouve le trait saillant et non grossi, rend au vif les
silhouettes amusantes des bohèmes du café concert; parfois enfin, dans ce
livre parisien, comme pour y mettre de l'air et de la verdure, passent des
paysages que « l'artiste » a vus dans ses tournées et qu'elle enlève d'une
touche légère et vibrante.
Tout cela fait de la Vagabonde un des romans les mieux venus que nous
ayons lus depuis longtemps. Roman vécu ? nous n'en savons rien et cela ne
nous regarde pas. Roman vivant, à coup sûr, et d'un charme prenant et rare.
M. Pellisson.
Ch. Troufleau. — Ici commence. — Paris, Société française d'im-
primerie et de librairie, 19 10, in-12, 131 p., sans indication de prix.
Ce petit volume, d'aspect assez peu prévenant, renferme une des tenta-
tives les plus originales de ces dernières années. M. Troufleau a voulu,
« sans lyrisme excessif», exprimer «la vie moderne sous ses plus larges
aspects » ; elle lui paraît « la seule matière digne des poètes ». Il a cherché
une forme sobre, souple, familière, toute voisine de la parole journalière et
cependant artistique essentiellement. Il a tâché de représenter une conscience
d'aujourd'hui, excitée et froissée par la vie d'aujourd'hui, se débattant parmi
les problèmes de la pensée et de l'action d'aujourd'hui. Ce sera parfois de la
poésie philosophique, parfois de la poésie sociale. Pour éviter l'aridité didac-
tique, M. Troufleau introduit un élément narratif et dramatique ; il imagine
un personnage travaillé de doute et ardent de bonne volonté : il lui fait
traverser la religion, le socialisme, la métaphysique, et le fait se reposer
enfin dans l'action, sous sa forme à la fois la plus simple et la plus haute,
celle du soldat qui donne sa vie par obéissance. M. Troufleau a-t-il réussi
à exécuter ce qu'il concevait ? Il sait bien lui-même par où son rêve dépasse
encore son vers. Mais, en maint endroit, il est arrivé sans indiscrétion
lyrique, sans tapage oratoire, à écrire des pages de poésie concentrée et sai-
sissante : lisez le Sermon dans la plaine, le Grand soir, les morceaux sur les
philosophes et sur Dieu vaincu par la malice de l'homme. L'épisode final du
soldat en campagne, avec quelques taches, est d'un sentiment fier et pénétrant.
Dans toute l'œuvre, il n'y a pas, à proprement parler, de paysages et descrip-
tions : mais à chaque instant des bouffées de parfums et des rayons de lumière
entrent comme par des fenêtres qui s'ouvrent, et mêlent toute la nature à
l'âme humaine. Il y a certainement quelqu'un dans ce jeune poète. Atten-
dons-le à son second recueil. G. Lan'SON.
F. Baldensperger. — Études d'histoire littéraire. Deuxième série :
La Société précieuse de Lyon au XVIIe siècle; Les théories de Lavater
dans la littérature française ; Chateaubriand et l'émigration royaliste à
8 Revue critique des Livres nouveaux
Londres ; Esquisse d'une histoire de Shakespeare en France. — Paris,
Hachette, 19 10, in-12, 215 p., 3 fr. 50.
M. Baldensperger donne aux sujets qu'il traite sa marque, qui est celle
d'un esprit original et robuste. Entendons bien d'abord qu'il s'agit, dans ce
livre, d'histoire et non de critique littéraire. Par là il y faut chercher autre
chose que des polémiques, psychologies, confidences et jeux minutieux de
style ; il s'agit de savoir exactement et d'exprimer avec clarté ce que fut his-
toriquement la vie de notre littérature et sa vie complète. Notre histoire
littéraire a pour trame autre chose que des chefs-d'œuvre. Les chefs-d'œuvre
s'expliquent pour une part par la lente préparation et la pénétration des
mœurs et des idées ambiantes. Autour d'eux et sans eux, passent, tournoient
et fuient de puissants courants qui n'ont pasv laissé sur leur rive un ouvrage
qui soit illustre, mais qui pourtant ont porté l'avenir. C'est tout cela qu'on
trouvera étudié avec une précision singulière et une sagace curiosité dans ce
qu'écrit M. Baldensperger. Et les plaisirs de cette histoire valent sans doute
ceux de la critique ; ce sont ceux que nous vaut la vie qui ressuscite avec ses
formes foisonnantes, pittoresques et mouvantes.
D'autres que M. Baldensperger se sont laissés prendre aux méthodes de
ces enquêtes. Mais il en a donné dans son Gœthe en France un des premiers
modèles qui soient puissants. Et il s'est fait le meilleur représentant en France
des études de littérature comparée. Les Théories de Lavater... et surtout l'Es-
quisse d'une histoire de Shakespeare... montreront ainsi par quelles changeantes
péripéties l'esprit français penche vers les génies ou curiosités d'outre-
frontières, se donne, choisit, se reprend, puis s'assimile ce qui renouvelle en
lui le passé. Ajoutons que ces deux études unissent, pour notre plaisir comme
pour la vérité, le présent où nous vivons et le passé qui le prépare, et
que nos enthousiasmes ou nos malaises pour Shakespeare par exemple se
lient pittoresquement et par degrés à ceux d'Hugo ou de Voltaire.
Concluons aussi que M. Baldensperger organise les documents qu'il
accumule avec un art difficile, ingénieux et lucide et qu'il les présente sous
une forme d'une sobriété vivante et ferme. D. Mornet.
Notes sur A. Comte par un de ses disciples. — Paris, Georges Crès,
1910, in-8, 186 p., 3 fr. 50.
Ce recueil de notes est précieux : il apporte des documents pour la bio-
graphie de Comte, il éclaire sa psychologie. Il contient des « particularités
qui ne se trouvent point ailleurs ». Il part d'un point de vue nouveau : il
établit chez Comte une ligne de démarcation nette entre le génie et la folie.
Comme génie constructeur et « régénérateur», Comte est « inexpugnable »;
comme caractère, il a été « héroïque ». Mais, comme homme, il avait ses
faiblesses mentales et morales, singulièrement aggravées par la folie. « Quand
l'action du cerveau est désintéressée, qu'elle s'exerce sous les mobiles élevés
qui ont déterminé l'entreprise de Comte, aucune altération des résultats » ;
mais, « dans les jugements que Comte portait sur les événements et les per-
sonnes, notamment sur les choses conjecturales, il statuait, par une facile
• induction, sur des faits qui étaient souvent supposés ou mal interprétés... »
« Il en vint, lorsque la passion intervenait, à penser ce qui lui plaisait ».
Esprit faux, prévenu, impulsif, emporté et violent, au moins en paroles,
Histoire ========================^=============^ 9
caustique, ombrageux, porté au soupçon, au point de croire à une conspi-
ration du silence organisée contre lui, caractère indomptable, tout entier à
ses idées, y pliant les faits, atteint du délire des grandeurs, formant les pro-
jets les plus vastes et les plus extravagants (exemple : celui d'une alliance
avec les Jésuites), passant par toutes les opinions, en politique, à l'égard des
personnes, capable de revenir d'une erreur, mais se croyant toujours dans le
moment infaillible, A. Comte a traversé la vie sans la comprendre, brouillé
avec la réalité, méconnaissant ses amis, comme Littré, les injuriant, se don-
nant tous les torts par son attitude avec ses adversaires et ses ennemis, avec
sa femme, etc. Il a eu en un mot les faiblesses d'esprit et de caractère d'un
enfant et d'un malade. Mais tel était cependant l'ascendant de son génie, de
sa haute nature morale, que ceux que ne rebutait point, n'écartait point de
lui son caractère terrible, restaient frappés d'admiration et de respect. On a
rendu hommage au génie d'A. Comte, on a analysé sa folie (G. Dumas),
mais on n'avait pas encore montré, d'une façon aussi saisissante que dans ce
livre, la coexistence en lui du génie et de la folie et la forme très particulière
de sa folie. L. Dugas.
E. Ollivier. — Philosophie d'une guerre (i S j 6). — Paris, Flamma-
rion, 1910, in-12, 349 p., 3 fr. 50.
De ce plaidoyer personnel, vivant et brillant, les faits suivants se
dégagent avec évidence :
Sadowa avait créé en France et en Prusse un état d'esprit d'où il n'est
pas étonnant que la guerre soit sortie.
Pourtant, en 1870, ni le roi de Prusse ni l'Empereur ne la désirait, l'un
âgé et hanté de scrupules de conscience, l'autre malade, indécis, incapable
de rien vouloir fortement.
Le ministère Ollivier a travaillé de bonne foi au maintien de la paix.
La guerre a été voulue et préméditée, ici par la Droite bonapartiste (acte
décisif : la demande de garanties), là par Bismarck (falsification de la
dépêche d'Ems).
M. E. Ollivier met ces vérités dans leur jour avec le légitime désir de
réfuter des critiques outrancières. En revanche, sur certains points son
témoignage manque de précision.
Il défend le « gouvernement » d'avoir déchaîné la guerre « pour satis-
faire ses passions, pour étayer une dynastie, pour rendre un enfant popu-
laire » (p. 324). S'il veut parler de lui-même et de la majorité libérale du
Conseil, on peut l'en croire ; mais il est hors de doute que le ministère
n'était pas homogène, et qu'en dehors du ministère — et contre lui —
d'autres « gouvernaient » avec ces arrière-pensées. « Le bonapartisme — a
écrit J. Scherr — désirait la guerre pour plusieurs motifs. » M. Ollivier cite
Scherr, mais s'abstient de le discuter ; il nie même péremptoirement que la
guerre fût « un intérêt dynastique » (p. 182). La question méritait d'être
approfondie. Puisqu'il y avait en France un « parti de la guerre », de qui se
composait-il ? à quels motifs obéissait-il ? à quels mots d'ordre ? jusqu'où
étendait-il ses ramifications ? Alors aussi, sans doute, nous comprendrions
mieux les fluctuations de l'Empereur et celles de Gramont, dont M. Ollivier
affirme la loyauté, mais qui, dès le début des difficultés, eût « généralisé la
querelle » s'il n'eût craint « une rupture immédiate » avec le président du
10 ■ . , = Revue critique des Livres nouveaux
Conseil, — de Gramont, avec qui le désaccord latent éclate au sujet de la
forme dans laquelle devra être faite la renonciation au trône d'Espagne, —
de Gramont qui, le 12 juillet, suggère à l'ambassadeur prussien l'idée mala-
droite et blessante d'une lettre par laquelle le roi s'associerait à cet acte, —
de Gramont qui, seul des ministres, prend part, le 14, au conseil secret d'où
sort la dépêche à Benedetti.... Qu'est-ce à dire, sinon que Gramont, « habi-
tué à obéir» (p. 190), n'a cessé de prêter l'oreille à des suggestions belli-
queuses, qui sans doute venaient de très haut ?
Mais le président du Conseil eut-il lui-même assez de pénétration, de
sang-froid et d'énergie pour résister à ces influences ? Il crut (et il croit
encore) que l'opinion publique était à la guerre sans se demander si l'agita-
tion n'était pas superficielle. Il crut sur parole Le Bœuf déclarant que nous
étions prêts ; il ne cherche pas à savoir jusqu'où Bismarck, Roon et Moltke
avaient poussé, eux, leurs préparatifs... Au total, son livre atteste les bonnes
intentions de son ministère, mais ne le met pas à l'abri du reproche de fai-
blesse, d'imprudence et d'erreur. M. Lange.
A. Houtin. — ■ Autour d'un prêtre marié. Histoire d'une polémique.
— Paris, chez l'auteur, 18, rue Cuvier, 1910, in-16, XLiv-408 p.,
3 fr. 50.
Pour beaucoup de catholiques, et en particulier pour les Oratoriens et
les amis du feu cardinal Perraud, la publication de la brochure de M. Houtin :
Un prêtre marie, Charles Perraud, chanoine d'Autun (octobre 1908) était un
scandale. On essaya d'y parer de deux manières. D'abord en criant à la
trahison ; le traître était le P. Hyacinthe Loyson, qui avait livré des lettres
du défunt abbé et donné la clef des chiffres X et Z (Mme Duval et l'abbé),
qui avait en outre publié les confidences orales de son ancien ami. D'autre
part, on cria au mensonge : on nia, sinon l'authenticité des lettres (qu'un
professeur-expert avait vérifiée pour le compte des Oratoriens), du moins
l'identification de X et Z. Les deux systèmes étaient évidemment contradic-
toires, mais ils furent soutenus par les mêmes personnes, et notamment par
les Oratoriens.
Sur le second point, des esprits très prévenus purent au premier
moment concevoir des doutes ; quand M. Houtin eut complété sa démons-
tration, on soutint ces doutes par des arguments de mauvaise foi (p. 347,
n° 1, filet admirable d'une revue pieuse). Il est certain que M. Loyson n'avait
dit et M. Houtin écrit que la vérité. Quant au premier point, la question est
moins simple. Aucun esprit libre n'estimera que l'abbé ait été diffamé par la
brochure, ou qu'il ait perdu par la révélation de son secret ses titres à l'estime
des honnêtes gens. Pour un strict catholique, c'est autre chose : l'abbé réputé
saint devenait un concubinaire doublé d'un quasi-hérétique, et la diffamation
était évidente. Il n'y avait pas moyen de s'entendre, et chacun avait raison à
son point de vue.
La discussion de ce problème critique et de ce cas moral s'est poursuivie
en quantité de journaux et de revues. On trouvera dans ce livre tous les docu-
ments de cette controverse (sauf la brochure oratorienne, dont on a un
résumé par M. A. Baudrillarl), précédés d'un historique de la publication du
Prêtre marié. Ces documents seraient à consulter dans une étude sur le clergé
Sociologie ===================================^====^ 11
français, et confirment ce qu'on avait appris ailleurs de ses procédés de dis-
cussion. — Comment s'est-on cru le droit de publier les lettres du chanoine
M. (Section X)? Qu'il eût été insincère par ordre, cela rendait-il légitime
l'espèce de délation par laquelle on l'a perdu ? E.-Ch. Babut.
P. Millet. — La Crise Anglaise. — Paris, A. Colin, 1910,
x-291 p., in-12, 3 far. 50.
Le correspondant du Temps à Londres a suivi l'exemple que lui don
nait naguère son prédécesseur (M. Recouly, En Angleterre, 19 10); il a
réuni ses chroniques en volume. Le procédé reste commode, et légitime ;
mais si bien classée soit-clle, cette collection d'esquisses rapides, reliées par
la préoccupation de l'actualité dominante, n'est point une étude sérieuse. Il
faut ajouter que M. Millet apporte à décrire les choses, narrer les événements
et juger les hommes, avec des qualités professionnelles, un ton de gauloi-
serie, une légèreté gamine -que l'on croyait volontiers passés de mode.
Les chroniqueurs de 1860 prenaient la superficialité complaisante pour une
supériorité spirituelle ; mais Edmond About avait beaucoup de talent, et il
peut être dangereux de l'imiter. Sur l'étendue et la gravité de la crise anglaise,
ses causes lointaines ou récentes, ses aspects politiques et économiques, ses
acteurs, ses péripéties, ses dénouements possibles, ce livre, avec une infor-
mation suffisante, nous apprend peu qui soit vraiment essentiel. Il ne faut
pas lui refuser, en revanche, un intérêt d'observation personnelle, amusée,
amusante, parfois piquante, parfois même juste et suggestive. Habiter
Londres, flâner par les rues, lire les journaux, ouvrir les yeux et les oreilles,
est plus que jamais, depuis un an, une bonne fortune ; et le lecteur de ces
pages en recueillera bien quelque chose. Un Appendice contenant les « réso-
lutions constitutionnelles » du printemps dernier, le budget de 1909, et des
statistiques commerciales relatives à la question du tarif douanier, ajoute
opportunément à la légèreté de l'ensemble le lest de faits et de chiffres puisés
aux bonnes sources. Ainsi équilibré, le volume a tout ce qu'il faut pour ins-
truire, sans trop les fatiguer, les gens curieux des choses d'Angleterre.
Souhaitons-lui cette fortune, qui est celle qu'il désire, et ne lui en souhai-
tons point d'autre. L. Cazamiax.
J.-P. Laffitte. — Le paradoxe de l'égalité et la représentation pro-
portionnelle. Nouvelle édition, précédée d'une notice biographique
par T. de Wyzewa. — Paris, Hachette, 19 10, in-16, xxxvi-279 y.
3 fr. 50.
On a bienfait de rééditer ces deux essais qui ont environ vingt-cinq ans
de date. Ils sont l'œuvre d'un penseur sincère et d'un bon citoyen qui, sans
ambitions personnelles, s'intéressa vivement à l'avenir de la démocratie
française. Ils sont intitulés : Essais tic politique positive. L'auteur était en effet
un fervent positiviste et il était imbu, en cette qualité, de l'opinion que les
hommes de la grande Révolution ont cru « à la toute-puissance des prin-
cipes abstraits ». Il n'avait pas mesuré, comme Ta fait savamment depuis
12 = Revue critique des Livres nouveaux
lors M. Lanson( (i), la dose d'expérience qui se cache au fond de ces prin-
cipes. Il s'efforce donc de corriger ce qu'a, selon lui, d'excessif la poursuite
de telle ou telle idée.
Celle qu'il prend à partie est l'idée d'égalité. Il accuse la France moderne
de la pousser jusqu'au paradoxe. A mon sens, il dénonce surtout ce que
j'appellerais l'équivoque de l'égalité, une équivoque que ses ennemis entre-
tiennent plus volontiers encore que ses amis. On confond, involontairement
ou à dessein, égalité de fait et égalité de droit ; l'on n'a pas de peine à prou-
ver ensuite que les êtres humains ne sont ni ne peuvent être égaux en force,
en intelligence, en beauté, et l'école aristocratique en conclut hardiment
qu'ils ne doivent pas être égaux en droit.
Est-ce à ces conclusions qu'aboutit Jean-Paul Laffitte ? Non pas. Il admet
qu'on organise le suffrage universel, non qu'on le mutile ou le supprime. Il
ne conteste pas l'équivalence des volontés et des intérêts chez les personnes
morales qui composent la société. Ce qu'il combat, c'est, au fond, l'unifor-
mité que les esprits autoritaires et centralisateurs veulent trop souvent établir
sous le nom d'égalité. Il écrit, page 62 :
« Je fais quelquefois de beaux rêves pour mon pays ; un de mes rêves
favoris est que nous renoncions enfin à chercher le vrai dans la simplicité et
l'uniformité. »
En vertu de cette conception il demande, selon moi avec pleine raison,
que nos programmes devenus plus élastiques admettent plusieurs types
d'enseignement ; il est de ceux qui accepteraient des humanités techniques au
même titre que des humanités classiques. En revanche, il me paraît raison-
ner avec moins de justesse et de rigueur, quand, par crainte de cette unifor-
mité qu'il déteste, il ne veut pas pour tous les jeunes gens d'une égale durée
du service militaire, ou quand il dénie aux femmes les droits reconnus aux
hommes, comme si cette identité de droits ne devait pas, vu la différence
des natures, entraîner une diversité de fonctions.
Je trouve sa logique plus serrée dans le second essai qui complète le
volume. C'est une étude sérieuse, solide et documentée des différents sys-
tèmes de représentation proportionnelle.
Elle est encore bonne à lire aujourd'hui que la question est à l'ordre du
jour et suscite des discussions passionnées. G. Renard.
G. Bradley. — Le Canada. Empire des bois et des blés. Adapté
de l'anglais par G. Feuilloy. — Paris, Pierre Roger, 1910, in-12, 278 p.,
20 pi. hors texte, 4 fr.
Ce livre appartient à la série des « Pays modernes ». Il en est un des
meilleurs. Pas de prétentions savantes. Ce n'est pas une étude scientifique,
mais un tableau pittoresque et instructif de tout ce que le Canada présente
d'intérêt et d'attrait. Ce sont d'abord les aspects de la nature : le climat, les
rivières, les montagnes et les côtes. Ce sont ensuite les aspects du travail
humain, dans les champs (fermiers de l'Ontario, la culture du blé dans la
(1) Revue du mois, janvier-avril 1910. Le rôle de l'expérience dans la formation de la philosophie
du XVIII' siècle.
Sciences — 13
prairie, l'élevage du cheval et du bétail), dans les bois (forêts, industrie du
bois), dans les villes (caractères propres à chaque grande ville, Québec,
Montréal, Ottawa, Toronto), sur les eaux (pêcheries de Terre-Neuve, pêche
du saumon). Ce sont enfin les aspects des groupes de populations : Français
et Anglais, l'émigration franco-canadienne, les immigrants, les colons, les
Chinois. A. Demangeox.
F. Crastre. — A travers V Argentine moderne. — Paris, Hachette,
1910, in-16, 188 p., 32 fig., 4 fr.
Livre vivant et instructif. L'auteur a beaucoup vu, et bien vu. D'abord
Buenos-Ayres, capitale moderne, dont M. Crastre nous présente à la fois la
vie et l'aspect ; puis les autres grandes villes, et le Campo, où l'agriculture
progresse à pas de géants, refoulant l'élevage, dont les produits ne repré-
sentent plus que 32 °/0 de l'exportation totale, contre 62 à l'agriculture ; puis
les régions forestières et vinicoles du Nord, avec un détour vers la ligne
transandine. Tout cela est très fidèlement observé et analysé. Où nous ne
pouvons suivre l'auteur, c'est dans l'enthousiasme vraiment débordant qu'il
témoigne; son indulgence et son admiration sont souvent excessives. D'autre
part, la Pampa et le Sud sont trop négligés. R. Blanchard.
L. Graetz. — L'électricité et ses applications. Traduit sur la 15e édi-
tion allemande par G. Tardy. — Paris, Masson, 1910, in-4, 640 p.,
12 fr.
Les auteurs allemands ont la réputation d'écrire lourdement, d'alambi-
quer leurs pensées et leurs phrases et d'ignorer totalement l'art de la
composition ; de fait, beaucoup de leurs traités didactiques sont de pesantes
et indigestes compilations ; mais ils commencent à se guérir des défauts qui
semblaient les éloigner à tout jamais de la vulgarisation scientifique. Le
succès obtenu en Allemagne par le livre du Dr Graetz, professeur à l'Uni-
versité de Munich, prouve que les nécessités de la diffusion scientifique sont
les mêmes des deux côtés de la frontière, et que, là-bas comme chez nous,
l'électricité intéresse un public étendu, mais non spécialisé, qui veut en con-
naître les principes et les applications sans se plier à la rude gymnastique des
mathématiques.
Ce succès prouve aussi la valeur de l'ouvrage, à la fois très complet et
très clair. Depuis les lois générales de l'électricité et du magnétisme jusqu'aux
applications industrielles et aux dernières découvertes de la science pure,
tout est traité avec des développements bien équilibrés. La première partie
comprend, notamment, d'excellentes parties relatives au passage de l'élec-
tricité à travers les gaz, aux rayons cathodiques et de Roentgen, aux phéno-
mènes radio-actifs et à tous les effets, d'intérêt si actuel, qui s'interprètent
par le jeu des ions et des électrons. Dans la seconde partie, réservée aux
applications, on trouve des renseignements intéressants et bien présentés sur
le transport électrique de l'énergie, l'électrochimie, la télégraphie sans fil
ainsi que sur les progrès les plus récents de l'éclairage électrique ; tout ceci
sans préjudice pour les autres questions.
14 Revue critique des Livres nouveaux
M. Léauté, en présentant l'ouvrage au public, loue justement le Dr Graetz
d'avoir renoncé, dès le début, à la notion surannée des fluides électriques
pour habituer le lecteur aux atonies d'électricité ou électrons, et à la concep-
tion concrète des champs électrique et magnétique que nous devons à
Faraday et à Maxwell. J'ajouterai qu'en dehors de ses qualités générales,
l'ouvrage présente pour le lecteur français un intérêt spécial en lui faisant
connaître l'état présent de la science électrique dans un pays où elle a pris un
prodigieux essor. Bien entendu, la science est universelle, mais chaque pays
a sa manière de l'éclairer et de l'illustrer ; telles expériences décrites par
l'auteur pourraient avantageusement être utilisées dans l'enseignement fran-
çais et les appareils des constructeurs allemands présentent avec les nôtres
des différences intéressantes ; les nombreuses illustrations empruntées au livre
allemand nous aident à saisir ces différences et donnent au livre une origi-
nalité de plus.
On trouve souvent, dans les ouvrages didactiques, des traces d'un détestable
patriotisme qui consiste à refuser aux nations étrangères toute part dans
l'acquisition des grandes vérités scientifiques. Bien que le défaut soit frappant
surtout chez les auteurs anglais, beaucoup de nos livres n'en sont pas
exempts : combien de fois n'ai-je pas vu revendiquer pour la France l'inven-
tion de la Télégraphie sans fil, dont la gloire revient, en toute équité, à
Hertz d'abord, à Marconi ensuite ? M. Graetz s'est assez bien défendu contre
cette partialité. Pourtant, je lis avec étonnement (page 302) : « En France,
c'est Madame Curie, en Allemagne, c'est le professeur Giesel à Brunswick
(fabrique de produits chimiques Buchler et Cic) qui ont les premiers extrait
le radium. » Quoi qu'en dise l'auteur, Madame Curie n'a à partager avec per-
sonne, si ce n'est peut-être avec son si regretté mari, la gloire d'une des
plus grandes découvertes des temps modernes. L. Houllevigue.
G. Huffel. — Economie forestière (t. I, ire partie); 2e édition. —
Paris, Laveur, 19 10, in-8, 344 p., 10 fr.
Cette nouvelle édition n'est pas une réimpression, mais une refonte à
peu près complète dans l'ancien cadre, qui était le suivant : tome I, Utilité
des forêts, Propriété et législation forestières, Politique forestière, la France
forestière, Statistique ; tome II, Dendrométrie, Formation du produit fores-
tier, Estimation et expertises ; tome III, Aménagement des forêts, Méthodes
actuelles et Méthodes anciennes.
Pour le moment, la première partie du tome I de cette édition seule
est parue. Elle comprend les deux premières études indiquées plus haut :
Utilité des forêts, Propriété et législation forestières. La première étude a été
considérablemcntmodifiéc et étendue. Après avoir rappelé les divers produits
que donnent les forêts, l'auteur discute, en s'appuvant sur les recherches
faites en France et à l'étranger, Jes questions si intéressantes et si pleines
d'actualité de l'influence des forêts sur le climat, sur les sources, les torrents,
les inondations, les avalanches, les terrains mouvants, sur le rôle fertilisateur
et le rôle esthétique des massifs boisés, le premier si bien mis en lumière
par les travaux de M. Henry, sous-directeur de l'Ecole forestière.
La seconde étude est un historique de la propriété et de la législation
des forêts. Elle porte sur les périodes gauloise, gallo-romaine et franque ;
elle s'arrête aux temps féodaux et sera continuée dans la seconde partie du
Sciences ===========================^^ 15
tome I dont l'apparition ne tardera sans doute pas. Elle est neuve, très origi-
nale et bien documentée; les érudits l'apprécieront tout particulièrement.
Comme on le voit, l'ouvrage de M. Huffcl ne sera pas un simple traité
destiné à fournir aux agents de l'Etat et aux propriétaires les renseignements
d'ordre économique se rapportant à la culture et à l'exploitation des bois.
L'auteur a visé plus haut ; il a voulu être savant en même temps qu'utile et il
a parfaitement réussi. Son livre sera médité avec profit par les forestiers
instruits, les érudits, les économistes ; il fait grand honneur à l'École fores-
tière dont l'enseignement, loin d'être immobile et fermé comme certains
semblent le croire, d'une part se renouvelle sans cesse en tenan compte des
des travaux effectués chez nous et chez nos voisins, d'autre part se diffuse
dans le grand public grâce à des ouvrages de valeur. Ed. Griffon*.
G. Hébert. — Guide pratique d'éducation physique. — Paris, Vuibert
et Nony, 1910, in-8, 568 p., 411 phot., 8 fr.
Depuis cinq ou six ans, à maintes reprises, la presse spéciale a signalé
les admirables résultats obtenus en culture physique, soit à l'école des fusi-
liers marins de Lorient, soit à l'école des mousses de Brest, par le lieutenant
de vaisseau Hébert, directeur des exercices physiques dans la marine. On
restait cependant peu renseigné sur la méthode employée par cet instructeur
très apprécié. La publication de cet ouvrage vient enfin fixer les idées. Ses
nombreuses et belles gravures donnent les « attitudes fondamentales » pré-
conisées, soit dans la gymnastique dont Ling a doté la Scandinavie, soit dans
celle dont Amoros a fait profiter la France.
Georges Hébert n'a donc rien inventé. Mais il a fait son choix dans
l'infinie variété des exercices et des mouvements des vieilles 'gymnastiques,
en éclectique très renseigné par les travaux scientifiques modernes des Marey
et des Demeny. Les excellents résultats, officiellement constatés sur des mil-
liers d'hommes et d'enfants de la marine, au moyen de « fiches » d'une
grande originalité (p. 24 et s.), sont dus plutôt à la qualité de la méthode de
travail utilisée qu'aux choix des exercices pratiqués.
C'est surtout dans la manière de « travailler » qu'Hébert a innové, et
qu'il a fait preuve d'une rare compétence; il a su grouper de fort judicieuse
façon les exercices gymnastiques en séries qu'il fait exécuter, suivant leur
importance éducative ou utilitaire, dans un ordre bien déterminé par la con-
naissance très précise de leurs effets. Il a su associer et combiner scientifi-
quement ces exercices pour arriver avec rapidité au but final de toute gym-
nastique : le perfectionnement physique.
Ses exemples de leçons (p. 505 ss.), ses programmes lui sont bien par-
ticuliers et caractérisent par des procédés bien à lui ce qu'il appelle sa
méthode d'éducation physique. L. SaviNEAU.
J. Philippe et G. Paui.-Boncour. — L' Éducation des Anormaux
Principes d'éducation physique, intellectuelle et morale. — Paris, Alcan
1910, in-16, 212 p., 2 fr. 50.
Les auteurs, en un ouvrage attrayant et qui présente une remarquab.e
mise au point de problèmes ardus, nous démontrent l'opportunité d ent e-
16 = Revue critique des Livres nouveaux
prendre, dès la famille et dès l'école, la cure des anomalies mentales, intellec-
tuelles et morales.
Les anormaux, à l'école, représentent une partie des paresseux et des
indisciplinés. Ils sont « en retard 5) sur leur classe, et se montrent fréquem-
ment instables ou impulsifs, plus rarement apathiques. Il est extrêmement
important de les dépister de bonne heure. Après avoir rapidement exposé
les données médico-pédagogiques sur lesquelles on s'appuie pour classer les
enfants, les auteurs exposent et expliquent successivement les principes de
leur éducation physique et sensorielle. Ils insistent notamment sur l'impor-
tance de l'éducation du corps, détaillent les règles d'hygiène concernant l'ali-
mentation, le sommeil, la propreté. La gymnastique est à leurs yeux parti-
culièrement utile dans l'éducation corporelle et même dans l'éducation men-
tale ; l'arriéré voit grâce à elle, sa volonté et son attention mal dévelop-
pées sollicitées par la combinaison de mouvements judicieusement gradués.
Des chapitres spéciaux sont consacrés à l'éducation de la vue, de l'ouïe, du
langage, de la main ; pour l'éducation combinée de la main et de l'œil, les
auteurs préfèrent le modelage au dessin. Ils signalent l'attention que l'on
doit apporter à détruire les tics par une discipline psycho-motrice appropriée.
Les grandes facultés scolaires et sociales, la mémoire, l'imagination,
l'attention, retiennent longuement ensuite l'intérêt. Il est fait une analyse
pénétrante des déformations de Y imagination. Mais l'étude de la mémoire nous
a semblé particulièrement intéressante et originale. Il est bon, chez tout
anormal, de mesurer la capacité, de débrouiller les espèces de la mémoire.
« Aider la mémoire à s'adapter à un nombre de conditions d'autant plus con-
sidérable que l'enfant est plus normal, voilà le meilleur moyen de la cultiver
et de la redresser. » Sont foncièrement mauvaises les mémoires incom-
plètes, surchargées, mensongères. Les enfants à mémoire incomplète ne
conservent pas assez de souvenirs, soit parce que certaines sensations leur
font défaut, soit surtout parce que leur esprit est incapable d'établir entre les
anciens et les nouveaux souvenirs des connexions mentales grâce auxquelles
les nouvelles acquisitions puissent s'accrocher aux anciennes. Les mémoires
surchargées conservent des souvenirs inutiles, accumulent sans utiliser. Il est
enfin des mémoires qui faussent les souvenirs en leur mêlant des éléments
imaginaires. Il faut donc cultiver la mémoire, mais la mnémotechnie est
particulièrement condamnable. Ce qu'il faut apprendre, c'est à sélectionner,
c'est à lier les images nouvelles aux souvenirs anciens, c'est enfin à distin-
guer le déjà éprouvé, le déjà vu des données de pure imagination, à distin-
guer en un mot le vrai du faux.
L 'attention de l'anormal est souvent peu développée. Mais, négligeant
les signes extérieurs, peu importants, de l'inattention, il convient d'appré-
cier celle-ci par une recherche méthodique des fautes commises dans un tra-
vail donné (oubli de lettres ou de mots, transpositions de lettres ou de mots).
On s'efforcera de la stimuler moins par la crainte que par la sympathie,
l'émulation, l'ambition ; on la maintiendra par l'habitude.
La dernière partie de cette monographie est consacrée à l'éducation
morale de l'enfant et aux établissements pour enfants anormaux. Les auteurs
se prononcent en faveur de l'internat dans les écoles spéciales, avec union
étroite de la pédagogie et de la surveillance médicale. Ils estiment qu'il est
socialement utile d'humaniser le plus possible l'anormal. Dr Fr. Moutier.
Livres annoncés sommairement 17
LIVRES ANNONCÉS SOMMAIREMENT.
LITTÉRATURE.
V. Cyril. Une main sur la nuque. — Paris, Ollendorff, s. d., in-18, 3 fr. 50. — Série de
nouvelles où l'auteur a voulu décrire la pire misère des bas-fonds de Paris. C'est
une sorte de « tournée des grands-ducs », qui n'offre pas plus d'intérêt que,
j'imagine, la véritable. C'est médiocre, très médiocre. Lisez plutôt la Faim, de
Knut Hamsun, et surtout les Ex-hommes de Gorki, qui traitent de sujets ana-
logues, pour voir ce que sont ces tableaux-là quand ils sont brossés par quel-
qu'un qui a de la puissance, ce je ne sais quoi qui fait frémir. P. D.
Machado de Assis. Quelques contes. Traduit du portugais par Adrien Delpech. —
Paris, Garnier frères, 1910, in-i8, sans indication de prix [3 fr.]. — Ce recueil
est intéressant pour deux motifs : d'abord parce qu'il nous présente plusieurs
types curieux de Brésiliens contemporains de l'empereur Dom Pedro II ;
ensuite et surtout parce qu'il émane d'un conteur exquis, dont la manière
fine, sobre, spirituelle, ironique, parfois un peu impertinente ou cruelle, mais
toujours de bon ton, rappelle beaucoup celle de Prosper Mérimée. Il y a,
dans ce petit volume, des pages d'une extrême délicatesse, et, d'un bout à
l'autre de l'ouvrage, une distinction, une discrétion, rares chez les littérateurs de
tout pays, et plus rares encore chez les écrivains de langue espagnole ou portu-
gaise. Il y a aussi, auprès de récits fantaisistes (Entre saints, Adam et Eve), ou
de simples pochades (Les Bras, L'Infirmier, Le Diplomate, etc.), un véritable
petit chef-d'œuvre de grâce, d'émotion contenue et de psychologie (Dona
Paula). — Dans la préface, le traducteur essaie de caractériser le talent de
Machado de Assis, une des gloires intellectuelles du Brésil. Il est fâcheux que
cette préface, instructive au demeurant, ne soit pas plus condensée et plus sim-
plement écrite. L. Barrau-Dihigo.
H. Pernot. Anthologie populaire de la Grèce moderne. — Paris, Mercure de France,
1910, in-12, 3 fr. 50. — Du moyen-âge à nos jours, la Grèce a été terre
d'élection pour la chanson populaire. Cette production, extrêmement abondante
et variée, mérite d'être connue, d'abord parce que le charme en est grand,
ensuite parce qu'elle est un des meilleurs témoignages qui soient pour élucider la
question, encore mal précisée, du caractère et de la valeur littéraire de ce
genre de poésie. M. Pernot, de la grande masse de documents déjà publiés dans
des recueils peu accessibles, et aussi de ses notes personnelles, a extrait cette
anthologie- de la chanson grecque. Son volume est aussi varié que la muse popu-
laire elle-même : chants héroïques, légendaires (il y en a de terribles, comme
des Poèmes barbares naïfs), chants d'amour, chants nuptiaux et funèbres, « dis-
tiques ». L'autorité de M. Pernot garantit l'exactitude d'une traduction qui reste
partout très aisée à lire, tout en laissant transparaître de près le texte âpre et
franc. Em. Cahex.
HISTOIRE.
Discours de Danton. Édition critique par A. Fribourg. — Paris. Au siège de la
Société de l'Histoire de la Révolution française et chez E. Cornély, s. d., in-8,
sans indic. de prix. — En 1866, les Œuvres de Danton furent publiées à Pari>,
chez Coumot, par A. Vermorel. Ce recueil, fait par un tout jeune homme, sans
préparation véritable, uniquement dans un but de propagande révolutionnaire, u'.i
aucune valeur scientifique. M. A. Fribourg a donc jugé que l'éloquence de Danton
devait être véritablement restituée et, dans une ample Introduction {pi pages)
placée en tète de son travail, il indique les sources auxquelles il a puisé et la
méthode critique qu'il a suivie. Il se peut que, malgré son labeur, il n'ait pas évité
des erreurs ou des lacunes de détail : mais, dans l'ensemble, il .1 l'ait œuvre de
18 Revue critique des Livres nouveaux
science. Grâce à lui, on peut désormais savoir ce que fut Danton orateur. C'est
un résultat de haute portée, non seulement littéraire, mais historique. Car,
comme M. Fribourg le remarque avec justesse, « pour certains individus, et
Danton est de ce nombre, chaque discours, chaque phrase, chaque mot a la
valeur d'un acte précis. »
Cette édition critique est faite surtout pour les historiens de profession. Pour
« donner Danton à lire au public », M. A. Fribourg a publié ses Discours en
un volume in-18, à 3 fr. 50, chez Hachette. Là, tout l'appareil critique a dis-
paru ; on ne trouve pas non plus les discours que Danton a prononcés antérieu-
rement à son discours contre La Fayette (29 mai 1790). Mais on a, en somme,
tout ce qui est essentiel pour connaître sa carrière de révolutionnaire et d'homme
d'Etat, que M. Fribourg retrace, d'ailleurs, en quelques pages d'introduction.
M. P.
A. Espitalier. Xapolc'oii et le roi Murât (180S-1S1 s), d'après de nouveaux documents.
— Paris, Perrin, 1910, in-8, 2 portr., 7 fr. 50. — Il a fallu à M. Espitalier un
certain courage pour revenir sur un terrain si profondément labouré par ses
devanciers et particulièrement par MM. F. Masson, Weil et Vandal. Aussi bien,
il n'apporte pas beaucoup de nouveau sur l'histoire des relations de Murât et de
l'Empereur; c'est que les documents inédits qu'il a utilisés ne sont pas bien nom-
breux, et sa bibliographie, surtout en ce qui touche la production italienne, est
assez indigente. Mais le détail de la politique de Murât est cependant repris avec
soin et sur plus d'un point, — par exemple sur le mode de datation et de trans-
mission des lettres de Murât, sur les hésitations de la politique de Caroline entre
son frère et son mari, sur la valeur critique des documents utilisés, après falsifi-
cation, par Castlereagh à la tribune des Communes anglaises, — M. Espitalier
nous apporte d'instructives précisions. Ce qui est fâcheux, c'est que le plan du livre
n'est pas toujours bien net (cf. en particulier le contenu des chap. X et XI), que
M. Espitalier recherche trop souvent les effets de style, et qu'il n'est point suffi-
samment libéré de la conception dangereuse de l'histoire-jugement : il est très
sincèrement hostile à la politique, aux démarches et aux menées de Murât ; cet
état d'esprit ne le met-il pas en posture inférieure pour suivre les manifestations
diverses et complexes de cette politique ? M. Espitalier a allégé son livre de tout
ce qui se rattache à l'histoire militaire, ou peu s'en faut, se bornant à étudier la
situation diplomatique du royaume de Naples à l'égard de l'empereur et des
alliés ; mais il faut bien avouer que cette situation même est d'ordinaire déterminée
par les faits de guerre, dont il eût été bon dès lors, pour 181 3, et surtout pour
181 5, de rappeler les principaux résultats. G. B.
E. Duchesne. M.-I, Lermontov. — Paris, Plon-Nourrit, 1910, in-8, 7 fr. 50. — La
méthode suivie dans ce livre est fâcheuse : on a divisé le volume en trois parties :
la vie, Us œuvres, les influences, ce qui contraint l'auteur à reprendre deux et trois
fois le même sujet, ou bien à traiter à 200 pages de distance le Démon et l'in-
fluence d'ir/cw sur ce poème. En outre, il n'y a pas d'index alphabétique : il est
regrettable qu'on accepte encore des thèses sans cette modeste, mais utile contri-
bution. Le livre de M. Duchesne est consciencieux, travaillé, au courant de la lit-
térature ; mais l'esprit critique lui fait assez souvent défaut. Lermontov .41' apparaît
nulle part comme une personnalité bien définie : il est successivement, pour
M. Duchesne, l'auteur de telle pièce de vers ou de tel récit — et c'est tout.
Nulle part non plus, nous ne voyons M. Duchesne insister sur cette idée que
l'œuvre de Lermontov est celle d'un très jeune homme, souvent celle d'un
enfant, et que par là s'explique le manque de consistance du fond et la diversité
d'efforts pour trouver la forme. Le chapitre vi (l'art che^ Lermontov) est
médiocre; ce qu'il contient sur la métrique (p. 197 sq.) eût mieux fait d'être tu,
car ces pages sont à peine ébauchées et sont souvent à côté. J. Legras.
Livres annoncés sommairement ======^===== 19
P. Eymieu. L'Œuvre de Meyerbeer. — Paris, Fischbacher, 1910, in- 16, sans indica-
tion de prix. — C'est une protestation contre l'excessif décri par lequel une
partie de la critique d'aujourd'hui prétend faire expier à la mémoire de Meyerbeer
la gloire, excessive sans doute, elle aussi, dont ce compositeur a joui de son
vivant. Malheureusement ce livre de bonne volonté et de bonne foi est un livre
qui ne nous apprend guère de nouveau ni sur Meyerbeer lui-même, ni, en dépit
d'un très court chapitre au titre décevant (les Sources de l'opéra de Meyerbeer), sur
la formation de son génie et les liens qui unissent certainement son œuvre à tout
le mouvement littéraire, artistique, social même de son temps. En revanche, une
suite de comptes rendus abondants de Robert, des Huguenots, du Prophète : à quoi
bon, quand il s'agit d'œuvres aussi populaires? A. Cahen.
H. de Curzon. Meyerbeer. — Paris, Laurens (collection des Musiciens célèbres),
1910, in-8, 12 pi. hors texte, 2 fr. 50. — Le livre de M. de Curzon est loin,
lui aussi, de contenter toutes nos curiosités. Mais l'auteur le sait et nous en
donne lui-même les raisons : « Il sera, dit-il, inutile de tenter un travail un
peu complet et définitif sur Meyerbeer tant que ses papiers, ses notes, ses manus-
crits inédits resteront sous les scellés que sa famille, fidèle aux prescriptions
expresses de son testament, a toujours maintenus dans toute leur rigueur. » Il
faut ajouter que l'exiguité des limites auxquelles a dû se réduire M. de Curzon
nuit à son étude comme à toutes les autres monographies de la collection Laurens.
Encore une fois, ce n'est pas uniquement le progrès intérieur de l'esprit de Meyer-
beer qui expliquera son évolution, de la scolastique à l'opéra italien, du Crociato
à Robert, puis aux Huguenots, — puis au Prophète, ce drame de mysticisme
religieux et social, — enfin à ces créations d'intention pittoresque et sentimentale,
le Pardon et Y Africaine. — Du moins faut-il louer dans ce livre un effort pour ne
rien dire que d'exact, de précis et d'utile, et pour se défendre, dans le jugement,
de toute partialité. Si l'auteur ne paraît pas lui-même exempt de certaines
préventions générales, il a su du moins repousser des attaques misérables contre
le caractère d'un homme dont la vie fut un modèle de dignité et de réserve ;
d'autre part, sans forcer la mesure, en reconnaissant les médiocrités irrémé-
diables de l'art de Meyerbeer, il a préservé, dans ce qu'elle a d'incontestable, la
gloire du grand musicien qui, à défaut de sincérité profonde dans l'inspiration,
sut donner aux scènes et aux personnages, dont son librettiste lui livrait l'esquisse,
la couleur, la vigueur et le mouvement de la vie. A. Cahen.
SOCIOLOGIE.
P. Avigdor. L'union libre? D'où venons-nous ? Où allons-nous? — Paris, A. Pedone,
et Bruxelles, Larcier, in 8, sans ind. de prix. — Un très gros volume de
454 pages, où il serait vain de chercher la solution positive des questions très
générales indiquées par le titre. Il manque à l'auteur, dont les sources sont extrê-
mement disparates, une discipline scientifique et une rigueur de méthode sans
lesquelles la générosité des idées et la rectitude des intentions ne surlisent pas à
obtenir des résultats valables. L'ouvrage se divise en deux parties : la première est
historique, et s'étend de l'organisation du mariage dans les sociétés primitives à
son organisation dans les sociétés catholiques ; la seconde traite du divorce, de
l'union libre et du mariage. L'auteur, hostile à l'union libre, expose en faveur de
la réforme du mariage plusieurs desiderata dont le caractère sentimental et sub-
jectif ne disparaît point sous les développements vagues et sous les commen-
taires inégaux du code, de la jurisprudence, ou encore des romans ou des drames
contemporains. t]- Bourgin.
GÉOGRAPHIE ET VOYAGES.
E. Hinzelin. Images d'Alsace-Lorraine. — Paris, Pion, s. d., in- 16, 3 fr. 50. — Il
ne faut pas demander à ce livre autre chose que ce que son titre promet. Des
20 Revue critique des Livres nouveaux-
chapitres nombreux, généralement très courts, unis par un lien très lâche,
évoquent les principaux aspects de la Lorraine et de l'Alsace. L'auteur a cousu à
ses descriptions nombre d'anecdotes, dont l'esprit et les mœurs des provinces
annexées sont le sujet ou le prétexte, — des aperçus et des commentaires, iro-
niques ou indignés, de l'œuvre de germanisation, — et l'expression généreuse
de ses espérances patriotiques. M. Lange.
H. Hymans. Bruxelles. — Paris, H. Laurens, 19 10, 139 gravures, 4 fr. — M. -A. de
Bovet. Cracovie. — Paris, H. Laurens, 19 10, 118 gravures, 4 fr. — Deux volumes
nouveaux de la Collection « Les Villes d'art célèbres », qui en comprend main-
tenant près de cinquante. On sait la méthode adoptée pour cette Collection :
dans chaque volume, historique et description d'une ville célèbre, avec d'excel-
lentes reproductions photographiques des principales œuvres d'art qui s'y
trouvent. Ce ne sont pas des études d'art local (puisque l'on y parle des œuvres
d'art de toutes provenances qui y ont été apportées). Ce ne sont pas non plus des
guides. Genre intermédiaire, un peu faux. Le texte est souvent trop encombré de
littérature, et de mauvaise (voir le volume sur Cracovie) ; mais l'intérêt et la
beauté des photographies font tout passer. Celles des deux derniers volumes sont
fort bien choisies. M. Pol.
Abbé Klein. L'Amérique de demain. — Paris, Pion, 1910, in-12, 3 fr. 50. —
Aimable causerie d'un prêtre libéral, admirateur du régime ecclésiastique amé-
ricain qui raconte, sous forme d'un récit de voyage, ce qu'il a vu, lu et entendu
dire en traversant les État-Unis de New- York à San-Francisco (par Chicago,
Omaha, Seattle), sans essayer d'en faire la critique. Ch. Seignobos.
v SCIENCES.
Marie Joell. Un nouvel état de conscience. La coloration des sensations tactiles. — Paris,
Alcan, 19 10, in-8, 39 planches hors texte, 4 fr. — L'auteur prétend démontrer
la possibilité de renforcer la dissociation des mouvements des doigts, d'influencer
même leur sensibilité par l'intervention des couleurs. Une série d'exercices
appropriés permet d'établir une étroite connexion entre la pulpe digitale de
l'auriculaire eV le violet, de l'annulaire et du bleu, du médius et du vert, etc.
L'harmonisation du toucher contribuerait d'ailleurs non seulement à modifier
l'amplitude des mouvements des doigts, mais renforcerait encore l'intensité de la
vision colorée, augmenterait la musicalité de la pensée, développerait enfin
l'intelligence générale. Il nous a semblé que cette étude, dont l'ingéniosité
souvent paradoxale n'est pas le moindre mérite, révélait de la part de l'auteur une
grande puissance d'auto-suggestion confinant presque parfois à l'hallucination plus
ou moins volontaire. Dr Fr. Moutier.
G. H. Lemoine. Traité d'Hygiène militaire. — Paris, Masson, 19 10, in-8, 89 fig. dans
le texte, 12 fr. — Le livre de M. le professeur Lemoine vient à son heure.
Le traité d'Hygiène militaire de Laveran date de 1896, la loi sur la santé publique
de 1902 : le besoin se faisait sentir d'une mise au point des progrès de l'hygiène
militaire en ces dernières années. L'ouvrage se divise en sept parties : i° Hygiène
générale (conditions d'aptitude au service militaire et aux différentes armes.
Sélection du contingent. Marche et exercice) ; 2° Alimentation (examen de la
viande de boucherie, chapitre très important, pour le médecin d'armée, qui,
comme chacun sait, s'est vu, entre mille autres attributions, imposer celles de
vétérinaire). Épuration de l'eau de boisson; 30 Vêtement et équipement (Allége-
ment du fantassin); 40 Habitations du soldat ; 50 Matières usées ; 6° Désinfection
et isolement, prophylaxie des maladies contagieuses (dangers des porteurs de
germes) ; 70 Hygiène des pays chauds. — Ce livre, intéressant et clair, sera évi-
demment utile au médecin militaire et à tous ceux qui s'occupent de l'hygiène
des collectivités. Dr Max Herer.
Imp. F. Pailla.ht, Abbeville. Le Gérant : Éd. Cornély.
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VI' Année, n" 2. (deuxième série) i5 Février 1911
PRINCIPALES PUBLICATIONS (1900-1910)
SUR LA POÉSIE FRANÇAISE AU XVIe SIÈCLE.
Mathurin Régnier. Macette (Satire XIII), publiée et commentée
par F. Brunot. Paris, Société nouvelle de librairie et d'édition, 1900,
in-8, XLin-52 p., 2 fr. — Joachim du Bellay. La Deffence et
Illustration de la Langue Françoyse. Edition critique par H. Chamard.
Paris, Fontemoing, 1904, in-8, xxi-381 p., 7 fr. 50. — Louis Des
Masures. Tragédies saintes. Edition critique publiée par Ch. Comte
[reste à paraître l'introduction]. Paris, Cornély (Société des textes
français modernes), 1907, in-12, 277 p., 8 fr. 50. — Joachim du
Bellay. Œuvres Poétiques, I. Edition critique publiée par H. Cha-
mard. Paris, Cornély (Société des textes français modernes), 1908,
in-12, xiv-150 p., 3 fr. 50. — Antoine Héroet. Œuvres Poétiques.
Edition critique publiée par F. Gohin. Paris, Cornély (Société des
textes français modernes), 1909, in-12, Lxix-174 p., 6 fr. — Les
Amours de Jean-Antoine de Baïf (Amours de Méline). Edition critique
par M. Augé-Chiojjet [thèse]. Paris, Hachette, 1909, in-8, 159 p.,
6 fr. — La Vie de P. de Ronsard, de Claude Binet (1586). Edition
critique, avec introduction et commentaire historique et critique, par
P. Laumonier [thèse]. Paris, Hachette, 1909, in-8, xlviii-26i p., 5 fr.
— Pierre de Laudun d'Aigaliers. L'Art Poétique Français. Edition
critique. Essai sur la poésie, dans le Languedoc, de Ronsard à
Malherbe, par J. Dedieu [thèse]. Toulouse, au siège des Facultés
libres, 1909, in-8, 175 p. — Les Amours de P. de Ronsard Vandomois
commentées par Marc-Antoine de Muret. Nouvelle édition publiée
d'après le tex.te de 1578 par H. Vaganay. Paris, Champion, 1910, pet.
in-4, Liv-494 p., 10 fr. — Joachim du Bellay. Œuvres Poétiques. II.
Edition critique publiée par H. Chamard. Paris, Cornély (Société des
textes français modernes), 1910, in-12, xiY-300 p., 6 fr. — Thomas
Sebillet. Art Poétique. Françoys. Edition critique, avec une introduc-
tion et des notes, puoliée par F. Gaiffe [thèse]. Paris, Cornély (Société
des textes français modernes), 19 10, in-12, xxvi-226 p., 6 fr.
H. Chamard. Joachim du Bellay (1522-1 $ jo) [thèse]. Lille, Le
Bigot, 1900, in-8, XY-545 p., 12 fr. — Revue de la Renaissance, fondée
et dirigée par L. Séché. Paris, 1901-1910, 11 vol. pet. in-4, 2o fr. par
an. — P. Perdrizet. Ronsard et la Réforme [thèse]. Paris, Fischbacher,
22 Revue critique des Livres nouveaux
1902, in-8, 182 p., 5 fr. — J. Trénel. L'élément biblique dans l'œuvre
poétique à' Agrippa d'Aubigné '[thèse]. Paris, L. Cerf, 1904, in-8, r24 p.,
5 fr. — Abbé C. Jugé. Jacques Peletier du Mans (1517-1582). Essai
sur sa vie, son œuvre, son influence [thèse]. Paris, Lemerre, 1907,
in-8, xv-449 p., 12 fr. — P. Villey. Les sources italiennes de la
« Deffense et Illustration de la Langue Françoise » de Joachim du Bellay.
Paris, Champion (Bibliothèque littéraire de la Renaissance), 1908, in- 12,
XLvm-162 p., 5 fr. — J. Vianey. Le Pétrarquismeen France au xvi* siècle.
Montpellier, Coulet, 1909, in-8, 399 p., 8 fr. — P. Laumonier.
Ronsard poète lyrique. Etude historique et littéraire [thèse]. Paris,
Hachette, 1909, in-8, Li-806 p., 15 fr. — M. Augé-Chiqtjet. La vie,
les idées et l'œuvre de Jean-Antoine de Baïf [thèse]. Paris, Hachette, 1909,
in-8, xix-618 p., 15 fr. — Abbé H.-J. Molinier. Mellin de Saint-Gelays
(1490 1-1558). Etude sur sa vie et sur ses œuvres [thèse]. Rodez,
Carrère, 1910, in-8, xxxn-614 P- — Abbé A. Bourde aut. Joachim du
Bellay et Olive de Sévigné. Angers, Grassin, 19 10, in-8, 54 p. —
S. Rocheblave. Agrippa d'Aubigné. Paris, Hachette (Grands écrivains
français), 1910, in-12, 203 p., 2 fr. — H. Guy. Histoire de la poésie
française au xvic siècle. Tome I. L'Ecole des Rhétoriqueurs. Paris,
Champion (Bibliothèque littéraire de la Renaissance), 19 10, in-8,
390 p., 10 fr. — P. Laumonier. Tableau chronologique des œuvres de
Ronsard, suivi de poésies non recueillies et d'une table alphabétique (2e édit.).
Paris, Hachette, 1911, in-8, xi-143 p., 15 fr.
Ces deux listes chronologiques ont chacune leur éloquence : par elles,
on peut déjà mesurer les progrès accomplis chez nous depuis une dizaine
d'années dans l'étude consciencieuse et savante de notre poésie du xvie siècle.
De ce côté, comme de tant d'autres, le travail est en bonne voie.
On n'attend pas de moi que je passe en revue toutes les publications ci-
dessus mentionnées. Je le ferai d'autant moins que j'ai pris ma part du tra-
vail. Je voudrais seulement présenter au lecteur quelques constatations d'en-
semble, indiquer dans quel sens a surtout porté l'effort, regretter aussi
certains manques.
La Bibliothèque Eliévirietwe, dont on connaît de reste la valeur inégale,
ayant depuis longtemps cessé toute publication, et les éditions Jouaust et
Lemerre n'étant destinées qu'aux bibliophiles, on a senti le besoin d'entre-
prendre pour nos poètes du xvie siècle de bonnes et sérieuses éditions, cor-
rectes, exactes, établies en toute rigueur suivant les principes de la critique
moderne. La réforme du doctorat es lettres (1903), en permettant de substi-
tuer à la thèse latine une édition critique, et la fondation en 1905 de la
Société des textes français modernes ont contribué puissamment à favoriser l'en-
treprise. Les éditions de la Société s'inspirent avant tout de la méthode histo-
rique : elles s'attachent à reproduire le premier texte des ouvrages, à fournir
dans un apparat toute la série des variantes, à marquer avec précision les
sources où l'auteur a puisé. Elles s'interdisent tout commentaire d'ordre
subjectif. Ces éditions fidèles et sûres, et dont la forme est élégante, sont dès
maintenant pour le philologue, pour le littérateur, et même pour l'homme
de goût qui veut fonder ses impressions sur la lecture d'un texte exact, des
instruments de travail de première nécessité.
La Poésie française au XVP siècle — 23
Nous avons aujourd'hui en main la plupart des écrits théoriques où se
trouvent exposées ou résumées les doctrines du xvic siècle en matière de
poésie. Dès 1885, M. Pellissicr nous avait procuré une bonne édition de
Y Art poétique de Vauquclin de La Fresnaye, le dernier de tous par la
date (1605). C'est l'an dernier seulement que nous avons eu, grâce à
M. Gaiffe, celui qui ouvre la série (si l'on fait abstraction des arts de rhéto-
rique) : celui de Thomas Sebillet (1548). — Auparavant, j'avais donné moi-
même le manifeste de la Pléiade (1549), et telle est de nos jours la marche
du travail que cette édition de la DeJJcnce, vieille à peine de six ans, n'est déjà
plus au point. Une heureuse découverte de M. Villey nous a fait savoir que
Joachim du Bellay a traduit mot à mot du Dialogue des langues de Speronc
Speroni(i 542) à peu près tous ses arguments pour la « défense » de sa langue
(liv. Ier, chap. 1, m, ix, x, xi). Découverte considérable, qui démontre une
fois de plus le caractère artificiel et composite du retentissant manifeste.
L'auteur de cette jolie trouvaille en a profité très habilement pour ajouter un
chapitre à tout ce qu'on a déjà dit de l'influence italienne sur notre
Renaissance. N'a-t-il pas quelque peu dépassé ses prémisses en insinuant
que « la poétique de la Deffencc est, elle aussi, copiée en bonne partie de
quelque auteur italien » insoupçonné jusqu'à cette heure ? L'hypothèse est
inutile, tant qu'elle ne se fonde pas sur un commencement de preuve ; elle
est dangereuse aussi, puisque, à force de chercher partout des intermédiaires
italiens, on tend, je crois, à méconnaître ce que la Pléiade peut devoir au
contact direct de l'antiquité. — La Deffence a pour complément et pour cor-
rectif Y Art poétique de Jacques Peletier du Mans (1555). Des difficultés typo-
graphiques ont seules retardé la réimpression de cet opuscule, analysé par
moi dans ma thèse latine (1900). M. Laumonier nous donnera quelque jour
Y Art poétique de Ronsard (1565). Celui de Pierre de Laudun d'Aigaliers (1597)
nous est maintenant accessible grâce à l'édition de M. Dedieu.
Après les arts poétiques, les œuvres des poètes. On a plus fait pour la
Pléiade que pour les écoles qui l'ont précédée. Pourtant, si l'on attend tou-
jours — on l'attendra longtemps sans doute — une bonne et complète édi-
tion de Marot, l'école lyonnaise est entamée. On nous promet à bref délai un
Maurice Scève, et nous pouvons enfin — remercions-en M. Gohin — lire les
œuvres d'Héroet, et surtout cette Parfaicte Amye qui n'avait pas revu le jour
depuis le milieu du xvie siècle. — Nous devons à M. Augé-Chiquet une
intéressante réimpression du premier recueil de Baïf, les Amours de Mè-
line (1552), dont Marty-Laveaux n'avait publié que le texte définitif (1573).
Du Bellay se poursuit : deux volumes ont déjà paru, contenant les recueils
de sonnets (Olive, Antiquité^ de Rome, Regrets, Sonnets divers) ; un troisième
se prépare, qui renfermera les recueils lyriques antérieurs au voyage de
Rome. De son côté, M. Laumonier élabore l'édition de Ronsard qui nous
lait tant défaut, et que sa science érudite peut seule mener à bien. — Prenant
les devants, M. Vaganay a publié les Amours, ou plus exactement le pre-
mier livre des Amours de Ronsard, avec le commentaire de Muret. Sans
autre motif apparent que sa convenance personnelle, il a choisi, pour le
reproduire, le texte de 1578, qui ne représente ni l'état premier ni l'état
dernier. Son appareil critique est incomplet, puisqu'il y manque les variante s
capitales de 1560 et de 1584. Monument de patience et de réel labeur, l'édi-
tion est confuse et d'un maniement difficile.
A ces diverses éditions d'écrits théoriques et d'oeuvres poétiques, il faut
24 . .. Revue critique des Livres nouveaux
joindre les publications documentaires dont M. Laumonier, dans sa Vie de
Ronsard par Bine!, nous offre un excellent modèle. Il importe en effet de sou-
mettre à l'épreuve d'une critique rigoureuse tous les documents a encomias-
tiques » (discours, éloges, tombeaux, oraisons funèbres, compliments limi-
naires) sur lesquels s'est fondée la biographie traditionnelle de nos écrivains
du xvie siècle. M. Laumonier l'a fait pour Binet, panégyriste de Ronsard,
avec une rare maîtrise. Si la vie de Ronsard n'est pas encore écrite, du
moins avons-nous désormais tous les moyens — ou presque tous — de la
reconstituer avec exactitude. On n'aura plus qu'à rassembler les traits épars,
à présenter la figure de l'homme et du poète dans le cadre aimable d'une
monographie. M. Laumonier est tout désigné pour donner quelque jour à
ses travaux critiques ce couronnement littéraire.
En attendant, nous lui devons, sur Ronsard poète lyrique, un gros et bel
ouvrage, qui n'est pas seulement une véritable encyclopédie ronsardienne,
mais qui éclaire d'un jour nouveau l'évolution générale de la poésie française
entre 1540 et 1590. Je ne suis pas certain que l'auteur ait rendu toute justice
à Ronsard en ne faisant de lui qu'un Marot supérieur, et je persiste à voir
entre ces deux poètes un peu plus qu'une différence de degré. Mais c'est
beaucoup d'avoir rattaché par tant de liens à la tradition littéraire de la
France celui qu'on a pris trop longtemps pour l'iconoclaste de cette tradi-
tion : et cela, M. Laumonier l'a fait de façon péremptoire. Aux mérites
incontestables de sa double investigation historique et rythmique, il a su
joindre un réel talent littéraire : chez lui, l'homme de goût ne le cède pas à
l'homme de science.
J'ai mis Ronsard au centre, comme de juste. Autour de lui, se
groupent ses disciples plus ou moins immédiats. Plusieurs d'entre eux
ont obtenu déjà l'honneur d'une étude d'ensemble, conçue dans cet esprit
de solide recherche et de science précise qu'on exige aujourd'hui des
travaux littéraires. Dès 1896, M. Vianey frayait la voie avec son Ma-
I burin Régnier, tandis que, pour ma part, j'élaborais un Joacbim du Bellay.
D'autres sont venus depuis, et l'an dernier encore, M. Augé-Chiquet,
s'étant attaqué courageusement à Jean-Antoine de Baïf, nous donnait sur
ce médiocre auteur, qui fut un grand « oseur », une fine et jolie étude, où
l'on constate avec plaisir, dans l'art délicat de juger, autant de largeur que
de goût.
Des travaux de ce genre, si consciencieux soient-ils, sonttoujours sujets à
retouches. J'en sais moi-même quelque chose, et je n'ai garde de m'en
plaindre. Un modeste et sérieux chercheur, M. l'abbé Bourdeaut, s'appuvant
sur quelques passages du poète angevin et sur des pièces retrouvées dans les
archives du pays, a pris à tâche d'établir, comme d'autres l'ont fait déjà pour
la Cassandre de Ronsard, que sous le nom d'Olive se cachait un amour réel
de du Bellay pour sa cousine, Olive de Sévigné. Si certains arguments invo-
qués, à mon sens, portent peu, d'autres sont très loin d'être négligeables,
et, tout compte fait, sont de nature à me troubler.
L'Olive m'amène naturellement à rappeler les neuves et savantes recherches
par lesquelles M. Vianey, dès 1900, complétait avec un si rare bonheur mon
ouvrage sur du Bellay. Depuis, nous l'avons vu étendre cette étude de
« sources italiennes :> aux autres poètes de la Pléiade et à quelques-uns de
leurs devanciers. De toutes ces études de détail, insérées d'abord au Bulletin
Italien, est sorti le très beau travail sur le Pétrarquisiuc en France au XVIe siècle,
La Poésie française au XVIe siècle - 25
une des œuvres de critique les plus pénétrantes et les plus sagaces que nous
ayons pu lire en ces dernières années.
Ce qui précède indique assez que l'effort s'est porté surtout sur la
Pléiade. Est-ce à dire qu'on ait de parti pris négligé l'école antérieure ?Nous
devions à M. Chenevière un Bouavcnliire des Pcriers (1886). Sur deux poètes
niarotiques qui, par des côtés différents, ont préparé les voies à la
Pléiade, Jacques Peletier du Mans et Mellin de Saiul-Gelays, deux abbés,
M. Clément Jugé et M. Henry Molinier, nous ont donné deux très estimables
travaux, qui vaudraient davantage un peu plus concentrés. — Tout à la fin
du siècle, Agrippa d'Aubiguc attire l'attention. La Revue a déjà signalé (1910,
p. 127) la brillante étude de M. Rocheblave. Il serait injuste d'omettre l'inté-
ressante contribution de M. Trénel sur l'élément biblique dans l'œuvre
poétique du fervent huguenot.
J'aperçois deux grandes et fâcheuses lacunes : Marot et Desportes. Si l'on
a remarqué que les travaux ci-dessus mentionnés sont pour la plupart des
thèses de doctorat, on concevra l'espoir très légitime que Marot et Desportes
finissent par tenter les veilles studieuses de futurs docteurs. Mais il ne faudra
pas se laisser rebuter par les difficultés bibliographiques toutes particulières
inhérentes à chacun des sujets.
Ainsi se préparent et s'amassent les matériaux de toute sorte qui per-
mettront un jour d'élever l'édifice : une histoire complète de la poésie fran-
çaise au siècle delà Renaissance. Cette histoire, M. Henry Guy projette de
l'écrire, et voici qu'il nous donne, après dix années de recherches, un premier
volume essentiel sur l'école des rhétoriqueurs. Il fallait un certain courage pour
entreprendre cette étude et la pousser à fond, comme il l'a fait. Grâce à son
zèle et à sa science, nous voyons désormais plus clair dans l'œuvre de ces
lointains mais authentiques précurseurs de la Pléiade, et du même coup ce
sont les origines de Marot qui se révèlent et se précisent. C'est donc une
grosse lacune que cet ouvrage vient combler.
Qu'on me permette en finissant d'exprimer un regret : c'est que tant de
bons ouvriers qui défrichent le xvic siècle n'aient pas, pour l'échange de
leurs idées et la diffusion de leurs travaux, un périodique approprié. Ils en
ont bien un, il est vrai : la Revue de la Renaissance, fondée en 1901 par
M. Léon Séché. Mieux conçue et mieux rédigée, elle eût pu rendre des
services. Mais sa notoire insuffisance, que ne parvient pas à dissimuler l'en-
combrante personnalité de son directeur, rend d'une ironie quelque peu
cruelle le sous-titre ambitieux qu'elle a pris d' « organe international des
amis du xvic siècle et de la Pléiade » ! H. Chamard.
COMPTES RENDUS
R. de Montesqïjiou. — La Petite Mademoiselle, scène de mœurs
mondaines. — Paris, Albin Michel, 1910, in-18, 344 p., 3 fr. 50.
Le lieu de la scène : un salon de campagne dans une gentilhommière
tourangelle. Les personnages : une famille aristocratique pourvue de toutes
26 Revue critique des Livres nouveaux
les vertus mondaines, mais sans grâce, soucieuse des préséances, conforta-
blement installée dans ses préjugés, ayant atteint au bonheur solide de ceux
qui ne pensent pas. La vieille marquise, son fils et sa bru sont d'accord sur
ce principe essentiel : les idées sont comme les gens, il en est de bonne et
de mauvaise compagnie. Il faut ajouter quelques traits particuliers : la vieille
dame collectionne les breloques et ramasse les bouts de ficelle, le comte
fume avec placidité des cigares de choix, la comtesse (« un bec d'aigle domes-
tique dans une tête de poule coriace ») est atteinte d'une entérite chronique.
Deux fillettes enfin qui préparent leur première communion... Et les soirées
s'écoulent au Vert-Marais, décentes et monotones.
Or voici que l'ange du bizarre — ou le démon du baroque — a choisi
cette respectable demeure pour théâtre de ses exploits. Annoncé par une
avalanche de malles, de cartons et d'étuis, il y est apparu sous les espèces
d'une institutrice anglaise, la fantasque et imperturbable Miss Winter-
bottom... Par elle, tout est bouleversé ; c'en est fait de l'ancienne correction.
Les maîtres du Vert-Marais seront comme emportés dans un tourbillon de
folie, avec de brusques révoltes de leur dignité blessée... Le livre n'a pas
d'autre intrigue. M. R. de Montesquiou a-t-il vraiment songé à nous apitoyer
sur le compte de son institutrice, à nous offrir le tableau de « ses misères sans
grandeur ? » Il parait surtout s'être amusé de « ce comique macabre, falot,
volontairement démantibulé, caricatural et capricant. »
Miss Winterbottom ne tarde pas à s'affirmer « un caractère ». En voyage,
elle a acheté des cartes postales à l'effigie de Rabelais, curé de Meudon ; son
premier soin est de les offrir à ses élèves, « pour mettre dans leur caté-
chisme ». Heureux début, après lequel il est difficile de ne pas déchoir !
Mais une fatalité la soutient. Elle va, rebondissant de gaffe en gaffe, toujours
empressée, sans une minute de découragement. En toutes les circonstances,
elle saisit, par une intuition merveilleuse et soudaine, le mot qu'il ne fau-
drait pas dire, le geste dont il faudrait se garder.
D'ailleurs, cette personne extravagante est pleine de bonne volonté, de
générosité, de sagesse même, — de cette sagesse particulière, plus profonde,
qui n'appartient qu'à ceux que l'on nomme les fous. D'imagination enthou-
siaste, elle a conservé intacte la faculté d'admirer et celle, non moins pré-
cieuse, de haïr. Sa culture est prodigieuse. Elle a lu à peu près autant que
M. de Montesquiou, — de préférence ce que tout le monde ne lit pas. Parmi
les artistes, elle aime ceux surtout que leur singularité désigne à l'ironie
grossière des foules. Et ce sont des goûts fort légitimes, certes, mais qui ne se
concilient pas toujours avec les exigences de la pédagogie. Imaginez des
Esseintes préparant deux fillettes à leur première communion !... Miss
Winterbottom se soucie peu de ces incompatibilités. Elle met les paroles de
Y Ave Maria sur le Prélude de YAprès-midi d'un faune ; elle adapte en
comédie de salon le Cantique des cantiques...
Sa curiosité est insatiable. Elle connaît tout. Son cerveau est, suivant les
goûts, un temple de la curiosité ou un musée des horreurs. Il suffit, au reste,
de lire le Questionnaire qu'elle a dressé pour l'année consécutive à la première
communion : « Quel est le peuple chez lequel les femmes conçoivent à cinq
ans et meurent à huit ? — Quel est celui dont l'odeur fait fuir les croco-
diles ?... » Ici, nous sommes en pleine farce, et il n'est pas toujours facile de
savoir le moment précis où M. de Montesquiou commence à se moquer des
autres, de lui-même et de nous. A petites touches patientes et fines, par une
Littérature > 27
série de notations exactes, il dresse à nos yeux des caricatures violentes, et
c'est quelque chose de très savoureux, — et de bien frauçais — que ce
comique « énorme et délicat. »
Je n'ai rien dit encore des personnalités qui sont un des éléments essentiels
de ce petit roman. Cette satire est franche et directe, brutale souvent. Miss
Winterbottom appelle les choses par leur nom, — les personnes aussi, et je
sais bien les réserves que l'on pourrait faire. Mais vraiment, peut-on en
vouloir à M. de Montesquiou, quand il démonte, pour notre joie, quelques-
unes de ces marionnettes qui se haussent aux premiers rôles dans la comédie
pseudo-littéraire d'aujourd'hui ? J. Marsan.
M. A. Lebloxd. — Les Jardins de Paris, roman. — Paris, Fasquelle,
1910, in-12, 460 p., 3 fr. 50.
C'est le tome II de La Métropole, qui en aura trois. C'est la seconde
série des expériences de Claude Mavel, l'étudiant créole (Voir Revue, n° 3).
C'est un nouvel et copieux album de tableaux de Paris, trottoirs de tous les
quartiers et de toutes les heures, foules et panoramas, foire de Montmartre et
taillis de Robinson, promenades kaléidoscopiques sur les impériales
d'omnibus, cimetières et jardins surtout, tous les jardins, où Claude par le
caprice de sa compagne est forcé de vivre en plein air ses amours. Il a
perdu sa fiancée lointaine ; elle se mariera en Cochinchine ; lui-même, à la
fin du livre, mûri, trempé par la souffrance d'amour, tourné vers la vie
active, reprend son premier rêve de fierté, de santé, de fécondité : le mariage,
annule en soi ses aventures intermédiaires et se tourne vers une fiancée
nouvelle, que nous ne faisons qu'entrevoir. En attendant, parmi les demi-
vierges qu'on nous a présentées dans En France et qui ne tardent guère à
atteindre à l'unité, il trouve celle qui lui fait connaître, en moins d'un an,
tout le bonheur et toute la douleur, la jeune Xamie. C'est un type curieux
d'intellectuelle autodidacte, candide et retorse, compliquée, énigmatique,
très vivante malgré ou par cela même. Après comme avant de s'être donnée,
la curiosité, la vanité et la peur de l'amour la travaillent simultanément.
Dans son imagination nourrie de mille lectures de hasard tout cela déve-
loppe, inné sans doute, un art prodigieux du mensonge. Les auteurs insi-
nuent que son cas relève de la physiologie de la Parisienne, mais ils n'éclair-
cissent pas ce mystère. Claude, plaqué par elle, qui s'en va on ne sait pas où,
est d'abord tout désemparé et fait de la neurasthénie aiguë. Mais il se
ressaisit. La leçon de Paris, cette année, lui est bonne au total : c'est, par
dessus tout, une leçon d'activité. C'est Paris, d'ailleurs, le héros de ce livre. Il
domine Claude et Namie la menteuse, placés au premier plan, avec le groupe
des créoles, comparses divers et amusants, tout autour. Ce sont les
mémoires de MM. Leblond sur Paris. Du train dont ils vont, si prodigues
de leur énorme trésor d'observations accumulées, on pouvait craindre que
cette biographie (autobiographie, allais- je écrire) ne lut interminable. On
leur saura gré de se borner à trois volumes, et j'ose dire même que, con-
densée en un seul, leur Éducation sentimentale eût été plus pleinement de
mon goût. Tel quel, je ne puis taire ma préférence pour ce cadet, au détri-
ment de son aîné lauréat. A peine moins long, je le trouve moins compact
et massif, plus aéré et aussi plus émouvant. Le style procède par touches
28 — Revue critique des Livres nouveaux
plus nettes ; débordant de créations pittoresques ou émotives, il offre moins
de ces empâtements, masses opaques dont seule la saillie accroche la
lumière. Il y en a encore trop, à coup sûr, pour les lecteurs, nombreux
aujourd'hui, qui goûtent surtout la sobriété limpide, et cela môle quelque
agacement, quelque fatigue, à leur plaisir. J. Bury.
G. Lavaud. — Des Fleurs, pourquoi... précédé d'une réimpres-
sion de la Floraison des Eaux et du Livre de la Mort. — Paris,
Ed. Cornély, 1910, in-12, 123 p., sans indication de prix.
Ce livre vit de cette idée, développée en images compliquées et parfois
saisissantes, que l'âme et le corps humain sont un paysage, et qu'un paysage
est une âme et un corps humain. C'est là d'abord une comparaison, puis
une identification — « Votre âme est un paysage choisi » (Verlaine) — et
un symbole. Les correspondances en sont ingénieuses (trop) et ceci les
favorise que, si visage et âme sont vivants, le paysage est mouvant, fait de
reflets aquatiques et de saisons fuyantes, et traité avec un art moins symbo-
liste que « confusioniste », où les collines sont des navires et les champs des
flots. Exemples : une opale sertie d'or est un lac changeant et une âme incertaine
où chatoient souvenirs et projets ; une rivière est une Ophélie aux cheveux
d'algues qui rit avec ses cailloux roulés, et qu'on aimerait tout comme une
maîtresse ; une femme qui se meurt et se perd peu à peu dans la blancheur
des draps est une île effondrée aux flots de l'océan... C'est une «-création
continuelle de la nature par le poète, à la façon de Viélé Griffin qui con-
temple les « paysages bleus » pour en faire des cygnes. Et cependant il s'en
dégage une philosophie d'abandon à la vie universelle dont l'âme adopte si
fidèlement formes et rythmes. Joignez à cela une sensibilité aiguë, que n'ef-
farouche aucune dissonance, aucune notation môme cruelle ou subtile à
l'excès. Des alexandrins musicaux varient en souples nuances ce thème ; ils
se font plus fluides de la négligence des e muets et de la recherche des asso-
nances. J'ai fait de mon mieux pour donner une idée de la curieuse manière
de ce poëte. J'avoue — sans engager d'autres que moi — que je ne la trouve
pas sans charme. Mais y a-t-il là, pour l'auteur, de quoi se renouveler?
J. MOREL.
Dr Evans. — Mémoires. — Paris, Plon-Nourrit, 19 10, in-8,
iv-450 p., 7 fr. 50.
Il serait imprudent de prendre le docteur Evans pour un historien très
sérieux du règne de Napoléon III ; ce n'est pas qu'on aperçoive quelque part
chez lui l'intention de surprendre la religion du lecteur ; on lui sent partout
au contraire de la bonne foi, sinon même de la candeur ; mais il a pour le
couple souverain une affection trop vive pour ne pas les avoir vus, et
par conséquent pour ne pas nous les avoir représentés en beau ; l'Empe-
reur, l'Impératrice, de quelque côté qu'on les regarde, sont à peu près par-
faits, vous dis-je..., mais il n'y a pas lieu à en vouloir à l'affectionné docteur.
Cela ne veut pas dire du tout que l'ouvrage manque de pages intéres-
santes, ni même qu'il manque d'endroits instructifs; tant s'en faut. Dix cha-
pitres sur dix-huit sont consacrés à des détails biographiques concernant
Histoire - 29
l'Empereur ou l'Impératrice ; ils sont à lire, quoique ce soit là que la préven-
tion favorable se déployé évidemment — moins d'ailleurs par ce qui y est dit,
que par ce qui est passé sous silence. Les chapitres ix, x, xr, xn, xm, xiv,
où sont racontées l'invasion des Tuileries, la sortie de l'impératrice du
palais des Tuileries, sa fuite de Paris à Deauville, la traversée de
la Manche, constituent un roman 'vrai, un roman qui émeut, et
dont l'héroïne reste tout à fait intéressante et respectable, quelque opinion
qu'on puisse avoir conçu d'ailleurs de son rôle politique, comme souveraine.
— Les chapitres consacrés à la guerre Franco-Allemande, instructifs par
un certain nombre de détails qu'on ne trouverait peut-être pas ailleurs,
pourraient être le sujet de débats assez vifs ; mais ce n'est pas ici le lieu de
s'y livrer. Le général Trochu est là fort maltraité. Il s'est défendu, bien? ou
mal ? nous laissons cette question de côté. Nous ferons seulement à ce sujet
une simple réflexion : Ni l'Empereur, ni l'Impératrice, ni le docteur Evans,
ni au reste les autres partisans de l'Empire n'ont fait ce retour sur eux-mêmes
de se dire : Quand on a violé soi-même une assemblée nationale, à l'aide de
généraux qu'on avait séduits et détournés de leur devoir, on n'a plus qualité
pour se plaindre d'une trahison quelconque. Et ceci m'amène justement à
recommander la lecture du document VIII contenu dans l'appendice. Tout
ami de la révolution de 1870 sera satisfait d'y voir que les membres du
gouvernement de la Défense nationale n'ont pas commis, eux, la faute, le
crime de violer un gouvernement élu par le suffrage universel, mais
qu'ils ont pris la défense de la patrie et de l'ordre à la fois, à défaut des
corps régulièrement commis à cette défense. P. Lacombe.
T. Sturge Moore. — Art and Life. — Londres, Methuen, 19 10,
in-12, vin-314 p., 6 fr. 25.
L'auteur distingué de cette enquête esthétique connaît à fond la litté-
rature française contemporaine ; il y cherche, comme dans celle de son pays,
et plus volontiers encore, des exemples de ce que peuvent être les rapports
de l'art et de la vie. Une étude pénétrante, émue et sympathique, du génie de
Flaubert, démêle à travers les contradictions des critiques la personnalité-
profonde du grand artiste ; et dans son culte passionné du beau pour lui-
même, M. Moore nous montre une doctrine aussi capable de satisfaire
L'intelligence que de nourrir en les contenant les besoins du cœur. Chez.
Blake, le poète et visionnai; c anglais, il retrouve la même conception reli-
gieuse de l'art, modifiée toutefois par une aversion mystique pour la raison et
la science; et cette comparaison met en lumière le progrès réalisé en passant
du romantisme au naturalisme. Comme le pensait Flaubert, l'art et la science
peuvent se concilier dans une région intellectuelle où se rencontrent le goût
de la vérité et celui de la réalité souveraine ; et l'art n'est pas destiné à
servir la morale, mais il développe par contagion naturelle une pureté et une
délicatesse de perception ennoblissante. Ces idées ne sont pas nouvelles,
mais le tempérament de M. Moore leur donne un caractère d'originalité. Sa
pensée subtile, raffinée, volontiers ésotérique, procède par illuminations suc-
cessives, et ne dédaigne pas de laisser, dans les intervalles de ces éclairs,
quelque obscurité ; sein Style, très condensé, ferme et nerveux, enchâsse des
réflexions substantielles mais abstraites, dans une forme épigrammatique et
créée.
30 — Revue critique des Livres nouveaux
L'ouvrage est un symptôme de cette culture cosmopolite que l'esthétisme
contemporain élève au-dessus des frontières ; plein d'un sincère respect de
l'art, d'un effort généreux vers la liberté de l'esprit, il serait un bréviaire
de beauté tout à fait acceptable, si sa doctrine plus claire et mieux enchaînée
était plus facilement accessible. Peut-être M. Moore ne sait-il point encore
à quel point la simplicité de la forme sert la délicatesse de l'idée.
L. Cazamiaw
L. Abeille. — L'Esprit démocratique de V enseignement secondaire
argentin (1810-25 mai I910)- — Paris, H. Champion, 1910, in-16,
276 p., 3 fr. 50.
Je recommande à tous ceux qu'intéressent les questions d'enseignement, la
lecture de ce petit livre alerte et chaud, dont l'auteur est professeur à l'École
supérieure de guerre et au Collège national de Buenos-Aires. On y verra en
raccourci l'histoire de l'enseignement argentin, ses crises, et les solutions
actuellement données aux nombreux et délicats problèmes du secondaire. Gra-
tuité, liberté, modernité, pas d'internat, pas de professeurs de métier, pas de
baccalauréat, mais de sérieux examens de passage, conciliation de l'ensei-
gnement libre et des droits de l'État : voilà les grands traits de l'organisation.
Ce peuple jeune, qui sortait d'une vieille race, a eu bien des traditions, des
routines, des résistances à vaincre : il les a vaincues. Je ne dis pas que tout
soit parfait en Argentine — ■ M. Abeille ne le croit pas lui-même — ni que
tout ce qui est bon là-bas soit transportable chez nous. Mais il y a matière
pour nous à réflexion. Ce ne sont pas là des théories, mais des faits ; et tel
régime, déclaré absolument irréalisable ou nécessairement dangereux par
des théoriciens, s'est réalisé là-bas sans effort et trouvé bienfaisant. Encore
une fois, je ne propose pas l'Argentine à l'imitation, mais à l'examen. Enfin
le livre de M. Abeille plaira par un ardent patriotisme qui ne tourne pas en
haine de l'étranger, et par la sympathie qu'il atteste de la part de la nation
même pour notre civilisation française. G. Lanson.
M. Caudel. — Nos libertés politiques {Origines, Évolution, État
actuel). — Paris, Colin, 1910, in-18, vi-462 p., 5 fr.
Nos libertés politiques, qui auraient dû former, depuis cent ans, le fond
de notre vie publique, « sont toujours restées l'élément le plus médiocre, le
plus négligé et le plus fugace de nos constitutions ». Nous les avons
cherchées, mais elles se sont évanouies, nous laissant « courbés sous un gou-
vernement de police plus ou moins déguisé ». En réalité, nous avons
constamment développé notre conception traditionnelle de l'État.
Le résultat, c'est qu'encore aujourd'hui nos libertés ne sont pas constituées :
elles sont sans vigueur réelle « aux mains d'un citoyen indifférent
jusqu'à l'apathie ou impatient jusqu'à la révolte ».
Telle est la thèse, exposée dans Y Avant-propos (p. v-vn). — Pour la déve-
lopper, l'auteur expose d'abord comment le problème des libertés politiques
est résolu dans la société anglaise. Elles y sont à la base de la constitution,
avec ces trois principes fondamentaux : « la loi est supérieure à tout et elle
oblige le souverain comme les sujets ; les sujets ne doivent obéissance qu'à la
Sociologie ■ 31
loi ; le juge qui applique la loi doit être indépendant » (p. u). En France,
au contraire, l'ancien régime impose sa conception de l'État, universelle-
ment privilégié, et du sujet, dont la faiblesse ne se corrige que par le privi-
lège. Cette conception est réduite en théorie traditionnelle. — Pour établir, en
face de la théorie traditionnelle, les libertés politiques, l'histoire nous fait
connaître deux tentatives. La première est celle de 1 789-1792 : elle élève
systématiquement la déclaration des droits, recueil de maximes supérieures
à toutes contingences. Le législateur et la loi sont souverains : contre eux,
le citoyen reste sans défense. Résultats : la tradition persiste, la constitution
provoque le coup de force, et le coup de force appelle le gouvernement de
haute police. La seconde tentative est celle qui, depuis 1875, essaye de
réveiller les libertés soumises jusque-là, par l'obéissance et la résignation, à
l'autorité. Mais « le terrain est mal préparé » ; le citoyen est indifférent et
passif, le législateur arbitraire et insouciant. Les libertés demeurent mal
équilibrées, insuffisantes, précaires. Le citoyen n'a pas l'esprit de justice, il
est imbu de l'esprit de système ; le droit s'éclipse et la politique triomphe.
Pour être valables, des conclusions, des propositions aussi formelles
supposent une démonstration positive, rigoureuse. En est-il ainsi ? — Passons
sur l'Introduction, tout entière relative à la constitution et à la tradition
anglaises, et où toute la partie démonstrative se réduit à l'illustration tirée de
l'affaire Wilkes. Voyons le reste. La théorie de l'ancien régime, qui rappelle
exactement, pour la méthode et l'allure, celle de Taine, est faite, d'une part,
avec les conclusions des ouvrages généraux, Lavisse, Esmein, Hanotaux,
d'autre part, avec les textes des philosophes du xvme siècle : est-ce suffisant
pour atteindre les traditions fondamentales, à la fois générales: et précises,
largement humaines, qui doivent être à la base de la démonstration ? La ten-
tative de 1789-1792 est décrite au moyen des textes de discours, de pétitions,
d'adresses que fournissent les Archives parlementaires, le Moniteur, les recueils
d'Aulard : est-ce suffisant ? Plus nous avançons, plus la méthode nous parait
inadéquate à l'objet de la démonstration. Les propositions les plus générales
manquent de toute espèce de preuve, n'apportent point de références, ne
supposent point de documentation précise. Pures dissertations. Ailleurs la
littérature du sujet est indiquée, citée, mise en œuvre, mais c'est encore
une littérature de discours et de journaux.
Est-ce à dire que l'ouvrage, ainsi conçu et ainsi fait, manque d'utilité et
de valeur ? Non : les opinions qu'il rapporte et analyse, les textes auxquels
il se réfère, les principes qu'il explique sont instructifs et significatifs. Mais
leur instruction et leur signification sont "toutes relatives, et le livre, avec ses
qualités de documentation et d'exposition, n'est encore qu'un essai, étendu
et développé. Les problèmes qu'il aborde exigent, pour être résolus, des
enquêtes plus approfondies, plus générales dans les divers milieux où se sont
formés et où ont agi les sentiments, les conceptions, les énergies, d'ordre
collectif et social, qui, en se réalisant, ont déterminé les effets décrits par
M. Caudel, ou d'autres, que la recherche doit atteindre, définir, et soumettre
à l'interprétation positive. La méthode d'analyse idéologique est désormais
hors de mise : ce qui s'impose ici, c'est la méthode d'investigation et d'induc-
tion appliquée par les sciences sociales. H. Bourgiw
32 z== Revue critique des Livres nouveaux
P. Adam. — Le Malaise du monde latin. 2e édition. — Paris,
Roger et Chernoviz, 1910, in-12, 294 p., 3 fr. 50.
M. P. Adam est un utopiste réaliste, c'est un tulmutueux méthodique,
un poète qui serait pratique, c'est une collection d'antithèses. Il l'est avec
sagesse et continuité. 11 l'était déjà dans le lointain roman où il évoquait la
société malaisienne, idéale et future. Il l'est encore dans ce volume. Nous ne
reprocherons pas au livre d'être divers : c'est un recueil d'articles. Nous
dirons qu'il est seulement, selon la manière de l'écrivain, lucide et confus.
M. P. Adam s'y exerce à tirer de toutes choses des enseignements. Il v a
quelque fatigue et bien du plaisir à le suivre.
La fatigue tient un peu au style : il est taillé à facettes et l'on y sent le
travail du ciseau. Elle tient aussi à ce que les intentions ne s'accordent pas
avec aisance. M. P. Adam oppose quelque part les simples et les com-
plexes ; il est complexe avec délices. Il s'intéresse aux cartes postales illus-
trées, à Guillaume II, dieu de Corcyre, et à M. Jaurès « cubique», à la poli-
tique extérieure et à l'intérieure, à l'art et à la littérature, au capital et au
travail. Il en conclut que l'argent est bon, mais que la bourgeoisie est mau-
vaise, que les « affaires » sont grandes, mais que l'art est l'éducateur des
âmes fières, que les villes sont belles, mais la campagne plus belle encore,
etc., etc..
Pourtant il y a sous ce tumulte un art original et une pensée forte. L'art,
c'est le dessein et souvent la puissance d'imposer des formules et de tailler
de robustes images. La pensée, c'est la souveraineté bienfaisante de la force
intelligente et volontaire. Le livre se termine, à dessein peut-être, par l'évo-
cation des forces, « qui partout sourdent, créent, surgissent, luisent et
fulgurent ». C'est le résumé même de l'œuvre et sa philosophie. M. P. Adam
y dédaigne le cabotin, la bourgeoisie qui abdique, la veulerie de l'indulgence,
les politiques, littératures, mœurs tatillonnes, sournoises et blessées à mort.
Il exalte au contraire la volonté sonore d'un Guillaume II, la pensée auda-
cieuse, les styles énergiques et calculés, la morale des affaires inspiratrices
d'effort et dispensatrices de salaire. Il appuie sur cet idéal quelques para-
doxes, des certitudes un peu ostentatoires et des prophéties aventureuses.
Mais ses sarcasmes touchent des maux profonds et ses espoirs ont leur gran-
deur. D. Morxet.
L. Gérard. — A travers la Hollande. — Paris, Pierre Roger,
191 1, in^8, 204 p., 51 dessins à la plume par J.-B. Heukelom,
3 fr. 50.
Livre bien présenté, attrayant, en général bien écrit, d'une impression
très soignée et orné de jolis dessins à la plume. Comme fond, il rappelle
de loin les impressions de voyage de MM. Henry Havard, La Hollande
pittoresque : Voyage aux Villes mortes du Zuyder%ée, Les Frontières menades,
Le Cœur du Pays (Paris, Pion, 3 vol. in-18, 1876-78), et E. de Amicis,
La Hollande (Paris, Hachette, in-18, 1880, ill.) ; mais, sans négliger le
pittoresque, l'auteur s'est placé nettement sur le terrain économique. Sa
manière est voisine de celle de M. Ardouin-Dumazet dans le Voyage en
Sciences ■ — . 33
France ; mais ses croquis sont plus rapides, plus sobres, moins systéma-
tiques. N'y cherchez pas de notions complètes d'histoire et de géographie ;
mais lisez le Prologue sur la Hollande (p. 1-7), vous apprendrez en peu de
mots que la Hollande contemporaine n'est plus celle du passé, mais que
c'est toujours le pays de l'eau, des canaux et des sensations calmes ; lisez
Un Pars conquis sur la Mer (p. 8-28), vous y trouverez l'essentiel sur la
réaction de l'homme contre la nature. Autant de chapitres, autant de
leçons sur la volonté, la ténacité et les caractéristiques du peuple. Les
aperçus sur les grandes villes, Rotterdam, Les Villes savantes (Delft, Leyde,
Utrecht), Les Deux Capitales (La Haye, Amsterdam), alternent avec des
tableaux d'économie rurale et d'industrie locale : Croquis glandais, Du
Schicland au Biesboch (Dordrecht, Gorinchem), Au pays des tulipes et des
fromages (Haarlem, Alkmaar, Hoorn), Tourbe, ajones et bruyères (Frise, Gro-
ningue, Drenthe). Deux autres chapitres sont franchement amusants (le Hol-
landais ebei lui, le Tabac cl les Liqueurs). — Les villes mortes du Zuyderzée
(Medemblik, Eenkhuyzen, Stavoren) méritaient mieux qu'une simple men-
tion ; les dernières pages, sur l'Expansion coloniale, ne sont que du repor-
tage.
L'auteur commet malheureusement de temps en temps des fautes de
goût et même de langue ; que penser de passages comme ceux-ci : « un
guide mi-zézeyant, mi-ânonnant et causant à volonté du français détestable
ou du très mauvais anglais » (p. 109) ; « ces précieux palimpsestes qui font
pâmer d'aise les paléologues » (p. 84) ? G. -A. HÛCKEL.
E. Belot. — Essai de Cosmogonie tourbillonnairc. — Paris, Gau-
thier-Villars, 1911, in-8, xii-280 p., 52%., 10 fr.
La conception de l'auteur se rapproche de celle de Buffon qui eut le
mérite de préciser l'hypothèse des tourbillons de Descartes en imaginant le
choc tangentiel d'une comète sur le soleil pour expliquer l'origine des
planètes. L'auteur suppose une nébuleuse que rencontre un tourbillon de
matière cosmique animé d'une énorme vitesse de translation (le quart environ
de la vitesse de la lumière). Cette hypothèse lui est suggérée par les particu-
larités remarquables observées lors de l'apparition des étoiles Noiur et géné-
ralement expliquées par un gigantesque choc.
La nébuleuse rencontrée a imprimé au cylindre-tourbillon un mouve-
ment ondulatoire que l'auteur se représente comme analogue à celui d'un
jet gazeux dans un milieu raréfié ': le long de ce cylindre il s'est formé des
renflements ou ventres vibratoires équidistants, analogues à ceux des jets
gazeux observés par le Dr Emden et par M. Parentv.
A chacun de ces renflements équidistants, la matière du tourbillon
s'échappe en divergeant autour de l'axe du tourbillon et forme
une nappe évasée en tulipe qui vient rencontrer à une certaine distance
du tube-tourbillon le plan de Técliptique. A cette distance va se former
une planète : la matière de la nappe en tulipe, injectée par le ventre tourbil-
lonnaire à travers la nébuleuse, va se mélanger à la matière de cette nébu-
leuse et constituer l'embryon planétaire ; pendant toute sa croissance, ce
noyau planétaire demeure relié à la nébuleuse par de longs filaments tour-
billonnâmes, sortes de cordons ombilicaux amenant les aliments cosmiques
34 Revue critique des Livres nouveaux
aux deux pôles de l'œuf planétaire. La durée de gestation des embryons
planétaires (environ deux ans pour le système solaire et les Novae) est,
comme pour les êtres organisés, minime vis-à-vis de la durée de l'évolu-
tion complète, qui amène le système à l'état dans lequel l'attraction newto-
nienne joue le rôle essentiel. Telle est la conception dualiste de M. Belot
dans sa partie la plus originale. Le soleil s'est formé à l'intérieur même du
tube-tourbillon ; avant de se condenser il était accompagné de gigantesques
traînées, analogues à celles qui se voient dans la constellation des Pléiades où
elles relient plusieurs étoiles : la théorie de M. Belot se rattache^ur ce point
à la théorie de Schiaparelli. L'auteur étudie ensuite les comètes, les nébu-
leuses et les systèmes sidéraux.
L'exposé est inductif : on suit la marche des recherches, l'introduction des
hypothèses après la description des résultats connus (plusieurs figures sont
des photographies de nébuleuses et d'étoiles), le développement des consé-
quences théoriques à l'aide d'un peu de géométrie et de mécanique. Le der-
nier chapitre est une synthèse générale du système dualiste.
On pourra discuter les hypothèses et faire toute réserve à ce sujet. Mais il
faut reconnaître que l'auteur s'est efforcé d'en tirer des conséquences précises
et d'expliquer les faits particuliers considérés comme exceptionnels dans le
système moniste de Kant et de Laplace qui admettait simplement la con-
densation d'une nébuleuse sphéroïdale en rotation. G. Sagnac.
DDrs Paul Cantonnet, R. Bonneau, etc. — Notions générales de
Médecine, d'Hygiène et de soins aux malades. — Paris, 19 10, 2e éd., Bloud,
in-8, 700 p., 6fr.
Destiné en principe à servir de guide aux garde-malades qui ne sont
pas médecins, ce livre est devenu, dans les nombreuses pages où il s'écarte
de son plan primitif, un recueil fragmentaire de notions médicales à l'usage
de ceux qui ne savent pas de médecine. C'est l'écueil de ces sortes de livres,
utiles pour les notions d'hygiène qu'ils propagent, et dangereux par la demi-
science médicale que croient y apprendre les laïques delà médecine. Hâtons-
nous de dire que le Dr Cantonnet a fait tous ses efforts pour éviter ce
danger : s'il n'y a pas toujours réussi, c'est qu'il est vraiment bien difficile de
ne pas se laisser entraîner. Rappelons donc aux lecteurs de ce livre que le
médecin n'étant, malgré son sens médical, jamais à l'abri d'une faute, le garde-
malade, privé de ce sens, y est exposé toutes les fois qu'il s'aventure au delà
des fonctions manuelles et morales qui sont sa seule attribution. Les réper-
toires de ce genre devraient viser uniquement à donner le sens de l'hygiène
et la science pratique du caractère des divers malades, laissant de côté tout
ce qui, en médecine et en chirurgie, n'est pas une simple opération manuelle
et sans danger.
Ces réserves faites, il faut signaler les nombreuses pages où les auteurs
ont parfaitement rempli cette partie de leur programme : témoin, au début,
la plupart des indications sur les soins généraux, sur la manière de prendre
la température, sur l'administration des vomitifs en cas d'empoisonnement,
sur la différence des soins à une peau grasse et à une peau sèche, sur la
manière de baigner le nourrisson, de régler sa ration alimentaire, de l'ha-
biller, etc., etc. Sans être toujours absolument complètes, les descriptions et
Livres annoncés sommairement - 35
les figures suffiront à fixer les souvenirs d'une démonstration pratique. Mais
pourquoi avoir reproduit certains clichés, comme la préparation des champi-
gnons du muguet, qu'un garde-malade a le droit d'ignorer, ou la photogra-
phie en noir d'un des cancers de fumeurs, qu'il ne saura différencier d'avec
un chancre spécifique, etc.; pourquoi rappeler qu'en cas de péritonite le
médecin pourra prescrire des frictions mercurielles, des injections de sérum,
une vessie de glace : faut-il prévoir tout cela pour être bon infirmier? —
Ailleurs encore, pourquoi insister plus sur la description des chorées en
général, que sur celle des terreurs nocturnes que les parents méconnaissent
si souvent faute d'avoir été avertis ?
Les inutilités de ce genre abondent : elles nuisent aux autres qualités
du livre. Serait-il impossible, quand viendra la troisième édition, de rec-
tifier en composant en caractères différents ce qui appartient au médecin
(sur quoi le lecteur peut passer rapidement) et ce que les garde-malades et les
mamans doivent connaître parfaitement et toujours avoir présent à l'esprit
au chevet du malade ou du nourrisson ? Dr J. Philippe.
LIVRES ANNONCÉS SOMMAIREMENT.
LITTEÎL4TURE.
M. Le Guet. Les Contes du Pays Noir, Essai de comédie urbaine.. — Librairie du
Progrès, Lyon, 1910, 3 fr. 50. — Refondant son livre, loué à cette place, l'auteur
y a ajouté une douzaine de morceaux savoureux. Signalons l'Emeute où est
peint, sur le théâtre de ses premiers succès, un futur « premier » qui n'aspire
encore qu'au titre de député socialiste de Saint-Etienne. J. B.
Monique. Dans les Ténèbres. Collection de la « Littérature nouvelle », nos 2 et 3. —
[Paris], 1910, in-18, Édition des « Actes des Poètes », o fr. 80. — L'auteur
pense que l'homme, cherchant dans le désordre actuel ses destinées terrestres,
doit acquérir le « Sens de la Terre ». Il essaie de lui donner du moins le senti-
ment de l'Injustice et de l'Inconscience, qui régnent ici-bas, par de lamentables
récits : le pauvre petit Miotte meurt juste au moment où il allait être heureux ;
un pauvre pion se décourage et s'enlise ; un calicot se suicide un soir de carna-
val, et un vieux cheval constate en termes véhéments l'insuffisance de la S. P. A.
— Il y a là bien du banal, bien du boursouflé, mais de la conviction, et une
certaine intensité de sentiment. L'auteur fera bien de relire du Charles Louis-
Philippe. J. M.
A. Quaktin. Histoire prochaine (roman socialiste). — Paris, Fasquelle, 1910, in-16,
3 fr. 50. — Kntrc 1910 et 1930, Olivier Neuvire, de la Fédération des ouvriers
mécaniciens, appelait de ses vœux le triomphe du socialisme communiste, dont il
vantait le programme à grand renfort de statistiques, et dont il essayait une appli-
cation dans sa fabrique de pneus. Entre temps, l'idée faisait son chemin dans les
Bourses du Travail et les Maisons du Peuple. Enfin éclatait la grève générale.
Et c'était la débâcle du parlementarisme. Et la Constitution socialiste était
promulguée, le i=r juillet 1930. Et le soleil luisait pour tous... A cela se mêle le
récit de la vie privée d'Olivier, de son mariage, de ses faiblesses, voire même
d'une scène d'adultère, dont l'intérêt nous échappe. Moyen de corser le sujet?
crainte que le programme socialiste n'exerçât sur quelques lecteurs une insuffi-
sante séduction ? Mais, tel qu'il est, l'ouvrage manque d'unité, et ce qu'on y
36 — Revue critique des Livres nouveaux
trouve de romanesque (ajouterons-nous : d'un peu puéril ?) y fait tort à ce qu'il
contient de véridique, de précis, de documenté. Au reste ce perpétuel mélange
risquerait de bien mal répondre aux intentions de l'auteur, si on en devait con-
clure que dans cette « histoire » la part du roman est encore plus grande qu'il
ne s'imagine. M. Lange.
J.-M. Mestrallet. Dans l'Espace. — Paris, Sansot, 1910, in- 18, 3 fr. 50. —
Malgré le commentaire qu'en donne une Préface de J.-H. Rosny jeune, le dessein
général de ce poème nous semble un peu vague et sa composition un peu incer-
taine aussi. Mais la pensée a de la noblesse ; le sentiment est généreux et sincère
et, par endroits, se sent un vrai souffle. Si, comme nous le croyons, M. Mes-
trallet est un débutant, il y a dans ces vers, exempts à la fois de banalité et
recherche, une promesse intéressante. J. Monthizon.
G.-E. Bertin. Nos plus beaux rêves. — Paris, Lemerre, 1910, in-18 jésus, 3 fr.
— Rêves du passé, rêves de féerie, rêves du présent, ce sont les divisions du
livre, dont elles expliquent le titre. C'est un recueil de sonnets terminé par
trois courts poèmes. Les vers, de douze et de dix (5 -h 5) syllabes, sont presque
entièrement conformes aux exigences delà versification traditionnelle. Le style est
toujours simple : l'évocation, — particulièrement celle de certaines scènes du
passé, d'Homère aux premiers siècles du christianisme, — n'en est pas moins
pittoresque et souvent empreinte d'un sentiment intéressant de mélancolie dis-
crète. Excellent témoignage de ce qu'on peut attendre d'une poésie sincère et
colorée, mais déterminément exempte de toute affectation et de toute bizarrerie.
A. C.
R. Vroncourt. Huysmans et l'Ame des foules de Lourdes. Notes de critique suivies d'un
répertoire de l'œuvre catholique de Huysmans. — Tours, E. Ménard et Cie, in-18,
3 fr. 50. — On sait avec quels scrupules et quelle réserve méfiante l'Eglise offi-
cielle utilise l'effort de champions tels que Huysmans et Léon Bloy. La trucu-
lence et la liberté de leur style les rend suspects d'involontaire hérésie. Le cha-
noine Roussel ayant, dans un livre intitulé L'Ame de Lourdes, « réfuté » Les
foules de Lourdes de Huysmans, M. Vroncourt part en guerre contre « ce cucu-
piètre cacographe », loue le caractère, le talent, les convictions chrétiennes de
Huysmans, et croit les éclairer par des rapprochements inattendus (avec le final
du jongleur de Massenet, et le feu des Vagues de Bcecklin). Le répertoire final
paraît fait avec soin. M. Drouin.
Clâsicos castellanos. Santa Teresa, Lâs Moradas [publié par Tomâs Navarro Tomàs].
Tirso de Molina, Obras, I [publié par Américo Castro]. — Madrid, Ediciones de
« La Lectura » [Paris, Champion], 1910, 2 vol. in-16, 3 pesetas le vol. —
Il existe diverses collections où ont pris place les chefs-d'œuvre de la litté-
rature castillane : par exemple, la célèbre Bïblioteca de autores espa fioles (Riva-
deneyra), avec ses volumes de format incommode, de prix assez élevé et ses
textes établis d'ordinaire à la diable ; par exemple aussi la Bïblioteca clàsica,
très maniable, très bon marché, mais dont on ne saurait, décemment, dire
autre chose. On a pensé qu'une collection nouvelle pourrait rendre des services,
et c'est pourquoi nous axons depuis peu les Clâsicos castellanos. Évidemment,
on ne saura qu'à la longue la valeur réelle de la série qu'inaugurent Sainte Thé-
rèse et Tirso de Molina ; mais beaucoup d'hispanisants regretteront sans doute
que, malgré l'extrême rareté des éditions critiques, on éprouve une fois de plus
le besoin de publier des éditions hybrides, dites de vulgarisation et destinées au
grand public. Le grand public est peut-être un mythe ; les entreprises de
librairies n'en sont pas un ; souhaitons que celle-ci vaille mieux que maintes de
ses devancières. Au demeurant, les volumes dûs à la diligence de MM. Tomâs
Navarro et Américo Castro permettent de formuler ce vœu.
L. Barrau-Dihigo.
Livres annoncés sommairement .. 37
HISTOIRE.
H. Clouzot. Philibert de l'Orme (Les Maîtres de l'Art). — Paris, Plon-Nourrit, s. d.
(1910), in-8, 24 pi. phot. et dessins, 5 fig., plans et fac-similé, 3 fr. 50. —
En écrivant ce volume pour la collection des Maîtres de l'Art, que nous
avons déjà signalée, l'auteur ne s'est pas borné à décrire l'œuvre artistique de
Philibert de l'Orme : grâce aux documents biographiques, par bonheur assez
abondants, il a reconstitué la physionomie et la carrière de l'homme de la
Renaissance, et, dans un chapitre important, il n'a pas craint d'analyser son
œuvre d'écrivain dans les Nouvelles inventions pour bien bastir (1561) et dans
le Premier tome de l'architecture (1567). Tout ce que les architectes français de la
Renaissance en général et Philibert de l'Orme en particulier doivent à l'étude de
l'Antiquité ne doit pas faire oublier le lien qui les rattache à la vieille tradition
française : telle est l'idée qui, développée par M. Clouzot dans son Introduction,
l'a guidé dans son examen chronologique des édifices de l'architecte, tant con-
servés que détruits. — M. Clouzot, tout en vulgarisant, montre un goût très
marqué pour l'érudition, ce dont témoignent ses citations, sa bibliographie, ses
tables et son index. L'illustration est très soignée. G. A. Huckel.
Masson-Forestier. Autour d'un Racine ignoré. — Paris, Mercure de France, 19 10, in-8,
7 fr. $o. — Port-Royal n'a eu aucune influence sur Racine, pas même aux der-
nières années de sa vie. Pour s'expliquer la « formation » du poète, caractère et
talent, il faut ne considérer que son pays natal (l'originale petite cité picarde de
La Ferté-Milon), et son hérédité : il tient surtout de sa famille du coté
maternel, et « c'est aux Sconin dont il eut la beauté insolente, aux Sconin dont
le sang vigoureux lui donna tant dévie... qu'est due l'action, la sève brûlante des
violentes et féroces tragédies ». Car il n'y a, dans le théâtre de Racine, ni tendresse
ni douceur et il n'y en a pas davantage dans son âme : ses personnages forment
une ménagerie de fauves; Racine est un fauve comme eux, un « grand loup »,
un « beau tigre », et, non pas malgré, mais par sa complète immoralité, s'élève
au premier rang entre nos poètes. — Voilà les idées que présente M. Masson-Forcs-
tier. Il y met une telle outrance qu'on est tenté de se demander s'il n'a pas voulu
se jouer et secouer un peu vivement les opinions conventionnelles qu'on ses:
faites de Racine. Son livre, à le prendre ainsi, peut n'être pas tout à fait inutile ;
il contient, d'ailleurs, des recherches et quelques menues trouvailles d'un intérêt
assez piquant ; enfin, par l'entrain de son allure, par la verdeur du ton, il ne
cesse pas, si gros qu'il soit, de nous amuser. Par malheur, M. Masson-Forestier
en prend trop à son aise avec les textes ; il ne les cite pas, il les traduit, comme
il dit, et, en les traduisant, non seulement il force ou affaiblit leur sens, suivant
les besoins de la cause, mais parfois même le fausse absolument. Ainsi, ce
volume, qui peut se lire avec plaisir, doit être lu avec une continuelle défiance.
M. Pki.lisson.
CaYLUS ((> de). Vies d'Artistes du XVIII* tiède, Discours, Salons, publiés avec une
introduction et des notes par André Fontaine. — Paris, Laurens, 1910, in-.).
16 illustrations hors texte, 12 fr. — Ce sont les confidences et les réflexions du
célèbre amateur et antiquaire sur l'art et les artistes contemporains, que l'excel-
lente édition de M. André Fontaine fait connaître au grand public. La plupart
de ces écrits étaient restés inédits. Ce livre nous prouve qu'ils méritaient mieux,
et quiconque s'intéresse à l'histoire de l'art du XVIIIe siècle aura plaisir et profit
à les lire dans cet élégant rec J. L.
A. Vialay. Les cahiers de doliances du- Tiers-État aux Etals généraux de ijSo. Étude
historique, économique et sociale. — Paris, Perrin, 1011, in-8, 5 fr. — Si
bienveillant qu'on soit, on est forcé de se demander à qui ce livre pourra servir.
Un historique ambitieux, mais étriqué et approximatif, « de l'origine des institu-
38 - . — Revue critique des Livres nouveaux
tions de l'ancien régime, de leurs transformations à travers les siècles, de leur
influence sur l'existence sociale du peuple », écrit surtout d'après quelques
ouvrages de seconde main, d'une valeur inégale, à peu près tous dépassés aujour-
d'hui, et d'après quelques textes pris dans les Archives Parlementaires ou dans un
soi-disant Moniteur officiel de 1793 qui n'existait pas; — un choix, sans principe
apparent, de passages empruntés aux cahiers généraux, alors que, pour décrire
« l'état d'âme » du Tiers, les cahiers locaux des paroisses et des corporations
eussent été plus instructifs ; — des indications sur les réformes opérées par les
assemblées révolutionnaires ; — une esquisse bornée aux questions relatives à la
constitution, aux impôts, au clergé, aux droits féodaux et seigneuriaux, et, par
conséquent, omission à peu près totale de ce qui touche à l'organisation et au
fonctionnement de la justice, de l'armée, de l'enseignement, de l'assistance, de
l'industrie, du commerce, etc. ; — un tableau final de la société française avant
et après la Révolution, où l'auteur, pour étayer sa conclusion pessimiste sur le
temps présent, assimile étrangement les anciennes banalités aux monopoles
industriels de l'État ou de la commune, les taxes communales aux droits seigneu-
riaux, les communautés de métiers aux syndicats, les privilèges pécuniaires de la
noblesse au favoritisme administratif, voilà, en somme, l'ouvrage, qui veut
embrasser beaucoup, mais qui étreint peu. C. Bloch.
H. FLBISCHMANN. Mémoires de Charlotte Robespierre. — Paris, A. Michel, [1910],
in- 18, 5 fr. — Laponneraye, qui publia sous la monarchie de Juillet divers
opuscules d'inspiration communiste, fut en relation avec plusieurs survivants de
la Révolution, et, en particulier, avec Charlotte Robespierre, morte en 1834.
C'est sous la dictée de celle-ci, et sans doute en modifiant à son gré le texte de
Charlotte, qu'il a écrit les Mémoires publiés en 1835 et dont M. Fleischmann
donne une édition nouvelle. Ces Mémoires sont courts, peu intéressants, imprécis,
et cela s'explique par la date où Charlotte et Laponneraye les élaborèrent;
Charlotte y a cependant exprimé sa jalousie rétrospective contre les femmes
qui eurent sur ses frères l'influence qu'elle ambitionnait pour elle-même. Plus
curieuse que les Mémoires est Y Introduction où M. Fleischmann a donné sur
les relations d'Augustin Robespierre avec Mm,e Ricord, sur celles de Maximilien
avec les Duplay, sur la situation de Charlotte en thermidor, sur ses rapports
avec l'Empire et la Restauration, des renseignements originaux que complètent
les textes publiés à l'appendice. B. G.
E. LuNEL. Le Tl)êdtre et la Révolution (Bibliothèque du Vieux Paris). — Paris, Dara-
gon, 1910, in-8, avec une planche hors texte, 6 fr. — Ce livre fait partie d'une
collection qui cherche à satisfaire toutes les curiosités, même les moins litté-
raires. Mais je ne sais à quelle catégorie de lecteurs il plaira. Le décousu de
l'exposition et la négligence du style ne sont pas faits pour retenir les gens du
monde ; quant aux érudits, s'ils ont lu les ouvrages d'Etienne et Martainville,
Muret, Jauffret, Lumière, Welschinger, etc., ils ne trouveront à glaner ici qu'un
bien petit nombre de faits nouveaux, et ils regretteront l'absence d'un index et
d'une table complète. L'impression n'est pas parfaitement correcte ; mais le papier
et le portrait de Talma qui sert de frontispice sont fort beaux.
F. Gaiffe.
Jorge Corredor La Torre. L'Église romaine dans l'Amérique latine. — Paris, Giard
et Brière, 1910, 1 vol. in-16, 4 fr. 50. — Trois parties. I. Genèse de l'émancipation
de ma conscience. Les particularités de temps, de lieu, de personnes, qui donne-
raient de l'intérêt à ces souvenirs personnels, sont remplacés par des réflexions
philosophiques. On ne sait pas où l'on est, ni à quelle époque. L'auteur manque
de modération et d'équité (p. 8, « le confessionnal est bien souvent le seuil de
la prostitution »). — IL A travers l'histoire. Historique rapide de la lutte des
libéraux et des catholiques dans les fctats de l'Amérique du Sud, particulièrement
Livres annoncés sommairement ========================== 39
en Colombie, au Venezuela, à l'Equateur ; l'auteur ne dit jamais d'où il tire son
information. — III. Influence sociale de l'Église romaine dans les pays hispano-améri-
cains. On tirerait de ces sept chapitres huit ou dix pages de faits peu connus sur la
toute-puissance du clergé, sur l'enseignement religieux, les mœurs dévotes, la
censure, etc., dans la Colombie, qui pourrait être aujourd'hui l'état le plus catho-
lique de la terre. L'auteur est un Colombien de distinction, qui a le mérite de
s'être donné lui-même une culture philosophique, et qui sait admirablement le
français. K.-Ch. Babut.
SOCIOLOGIE.
J. Bourdeau. Entre deux servitudes. — Paris, Alcan, 1910, in-16, 3 fr. 50. — On sait
à quel public M. Bourdeau adresse, dans le Journal des Débats et dans la Revue des
Deux-Mondes, des chroniques assez documentées pour instruire ses lecteurs et
assez tendancieuses pour satisfaire leurs opinions politiques et sociales, très déter-
minées et généralement stables. C'est une série de ces chroniques, écrites de 1900
à 1910, que M. Bourdeau publie aujourd'hui. Démocratie, socialisme, syndica-
lisme, impérialisme, étapes de l'Internationale socialiste, opinions de sociologues,
en voilà les sujets. Cela forme quatre parties. Il faut savoir que les sociologues
dont on nous donne les opinions sont Tarde et Spencer, Bourget et Balzac. Les
deux servitudes sont celle de l'État et celle du socialisme. Les idées les plus
générales sont résumés dans la préface : « Les sociétés renferment des germes
de développements imprévus... Tout dépend de l'invention ; le travail n'est que le
bras qui exécute, une tête fait mouvoir des milliers de bras... Rien ne remplace
la puissance créatrice... » Le dernier paragraphe de cette préface pourrait être
donné comme épigraphe aux Etudes socialistes.de M. Jaurès, dont il semble
résumer les conclusions : « Si le socialisme est appelé à triompher, il ne pourra
se maintenir qu'à condition de s'adapter à la société, bien loin que la société se
transforme selon le plan des utopistes. » H. Bourgin.
GÉOGRAPHIE ET VOYAGES.
P. Marge. Voyage en automobile dans la Hongrie pittoresque. — Paris, Pion, 1910,
in-16, 3 fr. 50. — Faire un livre avec le récit d'un voyage de quelques jours
en automobile à travers des pays ; dont on ignore la langue et dont on ne
connaît l'histoire que par le Larousse (ou ses équivalents), c'est une idée qui
ne dénote pas un juste sentiment des proportions. L'automobile de l'auteur l'a
mené à Wagram et à Austerlitz, en Galicie, dans les Karpathes de Hongrie, à
Budapest, enfin en Croatie (Agram, Fiume) et en Istrie (Trieste); il y avait là
de quoi faire un article de revue, tout au plus. Le style n'est pas exempt de pré-
tention. Peu de photographies, et médiocres. M. Pol.
Capitaine Aymard. Les Touaregs. — Paris, Hachette, 1910, in-12, 4 fr. — Volume
de la (( Collection des voyages illustrés » ; photographies excellentes en grand
nombre et bien choisies. Au début se placent les hypothèses sur les origines du
groupe Targui, la religion ancienne et la conversion à l'islamisme; suit une
esquisse à grands traits de la pénétration française dans la région de Tombouc-
tou, puis une étude sur la vie publique et privée des nomades. Ou se demande
pourquoi sont relégués à la fin du volume les chapitres où il est question du pays
lui-même et de ses [ressources. Il semble qu'il aurait mieux valu poser le décor
avant de faire mouvoir les personnages. L'ouvrage se termine par des vues inté-
ressantes sur l'emploi des pelotons méharistes dans le Sahara soudanais et sur
leur organisation encore imparfaite. Bien que les méharistes du Soudan et ceux
du Sud algérien ne relèvent pas du même ministère à Paris, il est indispensable
que l'expérience déjà longue dés troupes métropolitaines qui sillonnent le nord du
désert ne soit pas perdue pour les troupes coloniales qui opèrent au sud.
A. n'ESTOURN ELLES DB CONSTANT.
40 Revue critique des Livres nouveaux
J.-R. Chitty. En Chine. Choses vues. — Paris, Vuibert, 1910, in-4, 4 fr. — Une
suite de chapitres, joliment présentés, sur la vie de famille, la vie sociale, la vie
commerciale, la vie religieuse du peuple chinois ; chapitres très courts, composés
d'observations fragmentaires, mais pittoresques et fidèles ; simples croquis de
mœurs, commentaire piquant de photogravures originales et magnifiques. Livre
sans prétention et sans parti-pris, d'où l'on peut tirer un peu d'instruction et
beaucoup d'agrément. G. Weulersse.
J. Burnichon. Le Brésil d'aujourd'hui. — Ouvrage orné de huit gravures. Paris,
Perrin et Cie, 1910, in-16, 3 fr. 50. — Ce livre est une désillusion. On attend
le Brésil, et on trouve trois villes, Bahia, Rio, Saint-Paul ; encore y a-t-il peu de
choses sur cette dernière. De l'immense intérieur, des états du sud, du florissant
Minas-Geraes, rien. Et même pour les trois villes décrites, que nous donne-t-on ?
Quelques paysages, quelques indications sur la voirie et les travaux publics : à
peu près rien sur l'état économique, sauf les quelques pages obligatoires sur la
valorisation du café. Le livre, en réalité, est consacré à la description de collèges
et d'œuvres ecclésiastiques, à des considérations sur les luttes entre l'église bré-
silienne et la franc-maçonnerie, qui appellent, bien entendu, la comparaison avec
les choses de France. Ce genre d'études peut avoir son intérêt ; encore faudrait-il
que le titre du livre fût plus clair, et ne fît pas attendre de la géographie là où on
trouve de la polémique religieuse. P. Blanchard.
SCIENCES.
A. Berget. La route de l'Air : Aéronautique, Aviation. Histoire, théorie, pratique. —
Paris, Hachette, in-8, 15 fr. — Cet ouvrage, déjà signalé dans la Revue,
est devenu un luxueux livre d'étrennes pour le bonheur des jeunes gens que les
exploits de Latham, de Paulhan et de leurs rivaux empêchent de dormir et que
la mort de tant de braves ne refroidit pas. La partie théorique n'a pas subi de
changement notable ; l'illustration, très belle, s'est augmentée des portraits des
dernières victimes tombées sur la route de l'air et des photographies des appareils
les plus récents. A. Durand.
H.-L.-A. Blanchon. Exploitation productive des oiseaux de basse-cour. — Paris,
L. Laveur, in-16, 2 fr. — Excellent petit livre, très pratique, qui s'adresse aux
fermières et propriétaires d'exploitations agricoles, mais dont les maîtresses de
maison à la campagne et en banlieue tireront le meilleur parti. M. R.
J. Roubikouvitch. Aliénés et anormaux. — Paris, Alcan, in-8, 1910, 63 fig.,
6 fr. — L'auteur a réuni dans ce volume une série d'articles publiés au
cours de ces dernières années dans un but de vulgarisation scientifique. Ce sont
des exposés sobres et clairs, où le pédagogue et le sociologue comme le juriste
trouveront d'utiles indications. Les principales questions étudiées sont : l'alcoo-
lisme et la folie homicide, la dégénérescence absinthique, syphilis et folie, les
folies contagieuses, les abouliques, les états mélancoliques, les spirites, les zoo-
manes, les persécutrices amoureuses, l'idée fixe et l'obsession, les aliénés dans
l'armée, les enfants anormaux en France, les enfants martyrs, suicides d'en-
fants, les enfants difficiles, le dépistage et le triage des écoliers anormaux, la
portée sociale de l'éducation des anormaux utilisables, la prophylaxie de la folie
par l'éducation antialcoolique >.îes parents et de la jeunesse, la législation française
des aliénés. Dr Fr. Moutier.
Imp. F. Paillart, Abbcville. Le Gérant : Éd. Cornkly.
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VI' Année, n* 3. (deuxième série) j5 Mars 1911
LES OUVRAGES DE VULGARISATION SCIENTIFIQUE.
Il y a quelque vingt années, le mot de « vulgarisation » éveillait dans
l'esprit les noms de Jules Verne, d'Arthur Mangin, de Guillemain et de
Louis Figuier ; c'est dire qu'il n'existait alors qu'une espèce de vulgarisation,
romanesque ou pour le moins émaillée d'anecdotes et d'historiettes, toujours
illustrée, c'est-à-dire « amusante et instructive ». Destinée exclusivement à
l'enfance, elle donnait aux parents cette illusion qu'elle éveillait le goût des
sciences dans les jeunes esprits. Il s'est fait une ample consommation de ces
livres à l'occasion des étrennes et des distributions de prix et je ne pense pas
qu'aucun enfant y ait jamais rien appris.
Ces livres sommeillent aujourd'hui, sous la poussière des ans, dans le
grand repos des bibliothèques. L'enfant lit moins qu'autrefois ; un ouvrage
de Jules Verne et une boîte de peinture ne sont plus, pour lui, les étrennes
idéales; la photographie, la bicyclette, les jeux de plein air et la série illi-
mitée des moteurs et des aéroplanes fournissent à son besoin d'activité des
aliments plus variés et des occupations plus saines. Il y apprend beaucoup
plus de choses que les parents ne le supposent, et il les apprend sans s'en
douter. En revanche, l'homme fait lit plus qu'autrefois, et mieux ; les livres
purement littéraires ne lui suffisent plus, parce que le goût et le besoin
d'idées scientifiques se sont éveillés en lui. Les sciences ont envahi toute la
vie ; quelle que soit la profession qu'on exerce, on a besoin de comprendre
quelque chose aux phénomènes et aux appareils électriques, aux divers types
de moteurs, aux différents modes d'éclairage, aux grandes réactions de la
chimie industrielle, non moins qu'aux progrès de la biologie, aux microbes,
aux vaccins. De là est née toute une littérature scientifique, dont les âges
précédents ont fourni peu d'exemples (1), et qui s'adresse, non plus à l'en-
fant, mais à l'homme.
Cette vulgarisation scientifique n'est pas née en France ; c'est en Angle-
terre qu'elle s'est développée tout d'abord ; en ce pays, les grandes institu-
tions scientifiques, collèges, laboratoires, académies, sont soutenus le plus
souvent par la générosité de puissantes associations, dont la Société Royale
de Londres forme le type et le modèle le plus accompli. C'est ainsi que les
savants anglais les plus illustres, depuis Humphry Davy et Faraday jusqu'à
Lord Kelvin, ont pris l'habitude d'exposer leurs travaux et les progrès de la
science, par la parole ou par la plume, sous une forme accessible au public
(1) Il faut pourtant faire exception en faveur de Y Astronomie populaire J'Arago, un des plus
admirables livres de vulgarisation scientifique qu'on ait jamais écrits.
42 Revue critique des Livres nouveaux
qui les soutient par son attention et par ses subsides. De là sont nés les
livres admirables de Tyndall, de Lord Kelvin et tant d'autres ; traduits dans
toutes les langues, ces livres ont éveillé partout autant d'intérêt que dans
leur pays d'origine, parce que les grandes questions scientifiques y appa-
raissaient pour la première fois, exposées dans un clair langage, et dépouil-
lées de l'argot scientifique ou du voile des mathématiques.
Cet exemple n'a pas été perdu ; aujourd'hui, un savant français ne pense
plus déchoir en sortant de sa « tour d'ivoire » pour exposer clairement ses
travaux ou ceux des autres. Ainsi, d'un bout à l'autre de la presse, il s'effec-
tue une distillation progressive des vérités scientifiques, qui commence par
le livre, continue par le magazine et s'achève dans le journal ; cette distilla-
tion n'est pas toujours une épuration ; le besoin du bluff et les nécessités de
la réclame donnent parfois le jour à des productions qui sont un outrage à la
science véritable.
C'est pourquoi celui qui lit a besoin d'une garantie ; dans les œuvres de
vulgarisation, il est impossible, comme dans les livres de science pure,
d'étaler toutes ses preuves, de justifier toutes les affirmations et de suivre la
filière complète des raisonnements ; le lecteur ne peut pas juger, il faut qu'il
fasse confiance à l'auteur. Celui-ci» ne peut plus être un vulgarisateur à tout
faire, capable "d'écrire indifféremment sur les mœurs des insectes ou sur la
technique des aéroplanes ; c'est nécessairement un savant spécialisé ; il ne
parle que des questions sur lesquelles il a longuement réfléchi ; on peut le
croire sur parole, parce qu'il n'avance rien au hasard.
Dans ces conditions de sincérité et de compétence est née toute une lit-
térature scientifique, dont la rapide expansion prouve qu'elle répondait à un
besoin. L'effort s'est organisé par la création de Revues et de grandes Collec-
tions scientifiques.
Les premières sont fort nombreuses, et on y trouve une nourriture ap-
propriée à toutes les qualités d'esprits. Les unes, comme la Revue générale des
Sciences, fondée il y a vingt ans par le regretté Louis Olivier, s'adressent à un
public d'éducation scientifique élevée, ingénieurs, industriels, savants et
professeurs ; d'autres, comme la jeune Revue du Mois, ont des tendances plus
philosophiques et moins exclusivement scientifiques ; enfin, dans la Nature
et dans la Revue scientifique, nous saluons les doyennes de la vulgarisation
scientifique ; s'adressant à un public étendu et d'instruction irrégulière, elles
sont obligées de soutenir l'intérêt indiscutable de leurs articles de fond par
le piquant de ces « curiosités scientifiques » qui tiennent l'esprit en éveil.
Derrière ces éclaireurs de la science, viennent s'encadrer, sous forme de
collections scientifiques, de véritables encyclopédies des questions d'intérêt
actuel et général. Ici, plus d'informations de la dernière heure sur la récente
découverte ou la nouvelle invention, mais des livres, soigneusement cons-
truits par des professionnels, où la science, tout en restant parfaitement
moderne, a été soigneusement clarifiée et décantée par élimination de tout ce
qu'un premier jet y avait laissé pénétrer.
Deux de ces collections se sont fait, en ces derniers temps, une place
importante dans la littérature de vulgarisation ; l'une d'elles, la Bibliothèque
de philosophie scientifique, dirigée par le docteur Gustave Le Bon, et publiée
chez Flammarion, compte actuellement plus de cinquante volumes, dont
une moitié est consacrée spécialement aux sciences physiques et naturelles.
Avec des collaborateurs comme MM. H. Poincaré, Emile Picard, Bouty, le
Les Ouvrages de vulgarisation scientifique ========== 43
commandant Renard, B. Brunhes, Yves Delage et tant d'autres maîtres, uni-
versellement connus, il ne peut être question de cette vulgarisation qui rend
les choses « vulgaires », mais au contraire d'études, souvent très poussées,
des problèmes qui se posent actuellement à l'humanité pensante et des solu-
tions, provisoires ou à peu près définitives, que la science est en état de leur
donner.
En même temps, la Nouvelle Collection scientifique (Emile Borel, directeur,
Félix Alcan, éditeur) poursuit le même but avec des collaborations aussi pré-
cieuses ; MM. Paul Painlevé, Ostwald tiennent une place éminente dans la
science contemporaine; le jeune et remarquable _ talent de M. Jacques
Duclaux, l'esprit original et fécond de M. Le Dantec, s'affirment dans des
œuvres pleines d'intérêt. S'il fallait marquer, par une nuance, la différence
entre ces deux collections, on pourrait dire que la première est plus classique
de tendances, tandis que la seconde se place un peu plus en avant-garde ;
mais, dans l'une comme dans l'autre, c'est la vraie science qu'on rencontre,
enseignée par ceux qu'une longue pratique des laboratoires et des méthodes
scientifiques autorise à se faire entendre.
Ainsi, on peut estimer que rien ne manque plus à ceux qui veulent se
tenir au courant des progrès de la science. Pourtant, nous ne sommes qu'à
moitié chemin ; après la vulgarisation par le livre, il faudra en venir un jour
à la vulgarisation orale. J'entends bien qu'il se fait des conférences, et même
presque trop ; mais je rêve d'une sorte d'exposition permanente, où les
grandes expériences scientifiques seraient montrées et démontrées, non plus
à une élite de privilégiés et de professionnels, mais au public, sans grands
discours, sans habit noir ni robe magistrale. C'est par là, plus que par le
livre, que la masse intelligente pourrait entrer en communion d'esprit avec
le savant et que, peut-être, plus d'un génie qui s'ignore se révélerait à lui-
même et aux autres... mais ceci n'est plus de la bibliographie.
L. HOULLEVIGUE.
COMPTES RENDUS
P. Reboux. — La Petite Papacoda, roman napolitain. — Paris,
Fasquelle, 191 1, in-12, 365 p., 3 fr. 50.
Combien d'autres ont vu l.i chère fleur éclosc
S'épanouir un jour dans les doigts du voisin ! (F. Plessis)
Ces vers disent toute la présente histoire : l'amour d'un quinquagénaire,
brave homme au cœur chaud, accepté d'abord avec gentillesse et reconnais-
sance par sa jeune maîtresse et, bientôt, fatalement trahi pour un joli garçon.
Il y a des pages assez cruelles et fortes sur la douleur de vieillir. Mais tout
cela n'est qu'un prétexte, agréable, dont l'auteur semble se railler un peu
dans les en-tête de chapitres, humoristiques à l'ancienne mode. L'essentiel
c'est un « Voyage à Naples » qu'il y aurait eu imprudence, naïveté ou pré-
somption à publier encore sous ce titre. Et c'eût été dommage de ne pas le
publier. Ainsi la Maison de Danses nous promenait, pour nous conter une his-
toire sentimentale, dans une Espagne éblouissante et capiteuse. Ici, c'est la
splendeur et le grouillement de Naples, étude de paysage et de mœurs d'un
*
44 ■ Revue critique des Livres nouveaux
dessin net, d'un coloris vigoureux : rumeurs, odeurs, guenilles du quartier
populaire, chartreuse-musée, belvédère au-dessus de la ville et du golfe,
aquarium féerique du Jardin National ; c'est la comédie éternelle que se
donne, à soi-même ou au passant, ce peuple frère de Polichinelle, dramaturge
instinctif, spontanément habile à « substituer fructueusement au vrai le vrai-
semblable », sincèrement sensible, d'ailleurs, à la beauté des choses et de la
vie. Candide rouerie, morale facile, sensualité esthétique, il est tout entier
résumé, entre vingt tvpes amusants, dans le personnage de Don Gennaro
Yisotti, antiquaire, commerçant artiste, trop habile sans doute, mais si sym-
pathique ! Sa boutique, ses fouilles, ses truquages, nous sont présentés par
un expert consciencieux, mais, au demeurant, un véritable confrère. Sa ja-
lousie furieuse d'amant dupé se dénoue brusquement en une charmante rési-
gnation aux harmonies supérieures quand il voit passer, couple parfait, sa
jolie fleuriste enlacée par le beau sculpteur. Pas de néo-christianisme, ni
même de raison raisonnante dans son indulgence : mais le paganisme éternel,
instinctif, verse en son coeur autant de sérénité. J. Bury.
Dora Melegari. — Mes filles, roman. — Paris, Fischbacher,
1910, in-18, 272 p., 3 fr. 50.
Livre plein de charme et de poésie, quelquefois peinture de mœurs où
ne manquent ni l'âpreté ni la fougue. Le début inquiète ; c'est un peu de la
dissertation ; les éléments d'un problème moral sont juxtaposés, la démonstra-
tion est prévue, on appréhende une solution. Puis on s'aperçoit que c'est
plutôt un certain sans façon, agréable, dans la composition ; l'auteur a seu-
lement voulu être clair, dégager une idée morale en effet, mais avec bonho-
mie, avec une absence totale d'art apparent. Il nous dit comment le problème
brusquement éveillé devant son cœur se résout peu à peu au cours flexible,
et quelquefois violent, de la vie. Cette impression est encore renforcée par
la conclusion, qui à vrai dire n'en est pas une : les choses restent inaccom-
plies. Qu'en adviendra-t-il ? nul ne le sait; les conclusions de la vie ne sont
jamais closes. Dora Melegari n'a pas voulu que son livre se fermât sur de
l'irréparable. Il lui a suffi d'avoir posé de façon émouvante une question
grave : comment élever ses filles ?
A vrai dire, elle dit surtout comment ne pas les élever. Mais j'ai peur
qu'elle ne nous enseigne peu de chose, pour avoir visé des périls qu'on ne
court guère que dans un monde assez restreint. Qu'une belle ambassadrice,
bien née, parfaitement heureuse, et que son bonheur, semble-t-il, a détournée
de jamais penser à rien, vivant d'ailleurs dans un milieu probablement cos-
mopolite; qu'une telle femme, elle-même pure et ornée de toutes les grâces
de l'âme, ait cependant laissé ses filles se développer au hasard de la vie,
qu'elle ne leur ait pas donné le pain des forts, c'est possible. Tant est que
toutes les trois se marient et tournent mal, chacune à sa mode. Ici, trois
portraits extrêmement vivants (tels qu'une mère pourrait tracer ceux de ses
filles ? c'est discutable), mais ils ont tout de même un peu trop l'air d'être là
pour la preuve. Isabcau « beaucoup de tempérament, — encore plus d'ima-
gination, peu de scrupules, un héroïque courage et aucune pudeur » ; —
Philibertc, type absolu de pharisaïsme ; — Jacqueline, créature exquise,
rare et fragile, jouant du violon comme une fée, et détraquée à souhait.
Histoire — 45
Par qui le bon sens, le sens de la vraie vie est-il représenté ? On est
tenté de répondre : par un certain Denfert, industriel, leader du centre droit,
bientôt ministre (en quelle république sommes-nous ?) Mais on le voit peu.
Non, le sens de la vie est en possession de deux femmes d'œuvres, non plus
d'oeuvres pharisiennes, mais évangélistes plus ou moins à la façon tolstoïenne,
la seule vraie.
Conclusion : les gens de morale et de religion traditionnelles n'ont plus
en eux les ressources voulues pour bien élever leurs enfants. Cela ne suffit
plus. Lancés dans la vie (quelle vie !), ils déraillent. Le pain des forts, ce
sont les « Évangélistes » qui le donnent. Les autres n'ont pas le sens du pro-
blème moral, ou le trouvent trop tard. Tout purs qu'ils soient eux-mêmes,
ils ne peuvent communiquer une vertu qu'à vrai dire ils n'ont pas. Par leurs
complaisances inconscientes, — jugements larges, mots légers, complicités
innocentes, — ils tolèrent, ils propagent la corruption.
Et c'est parfois vrai. Mais il y a encore en Franee, et même dans la
haute société, un assez grand nombre de familles qui vivent sur le vieux
fonds, et qui donnent à leurs enfants une éducation solide, un sens profond du
devoir, l'horreur du mensonge, et tout ce qui rend fort. Le livre de Dora
Melegari fera penser ; dans ses parties romanesques il charmera tout le
monde ; il restera même comme un document curieux sur la névrose con-
temporaine et les guérisseurs d'ici ou d'ailleurs. Qui sait même s'il ne plaira
pas surtout par la peinture de certaine morbidessc ? Mais au total il donne
une bien fausse idée de la moralité en France. Qui donc le dira sinon les
Français ? J. Merlant.
R. P. M.-J. Lagrange. — Quelques remarques sur TOrpheus de
M. Salomon Reinach. — Paris, Lecoffre (J. Gabalda), 1910, in-16, 78 p.,
1 fr.
P. Batiffol. — Orpheus et l'Évangile. — Ibid., 1910, in-12, xvi-
284 p., 3 fr.
Je n'ai pas envie de dire du mal de YOrpheiis. Un livre qui traite savam-
ment de tant de questions d'histoire, quand il se fait si bien lire et stimule la
curiosité de tant de personnes, est un bon livre ; et ce livre rend et rendra des
services même aux érudits, en leur enseignant des faitsJ, en leur donnant de
l'horizon, en leur ôtant tout prétexte d'ignorer la méthode comparative. Mais
outre qu'il y a dans YOrpheiis des erreurs de fait, — pas beaucoup, et elles
étaient inévitables dans une encyclopédie de poche écrite par un seul homme,
— il y a de la passion et de la tendance. L'auteur désire immodérément que
rien ne tienne dans l'histoire primitive du christianisme, que l'originalité du
christianisme se réduise à presque rien et que l'Eglise ait emprunté le plus
possible de ses rites, de ses symboles, de sa doctrine, de ses légendes aux reli-
gions antérieures ; et il arrive que ce désir indue sur son jugement d'histo-
rien. Un exemple frappant de tendance (le plus frappant, si j'en juge par la
façon dont nos deux critiques catholiques l'ont mis en valeur), est fourni par
le paragraphe sur Barabbas et Jésus (Chap. VIII, § 36, p. 227). M. Reinach
avait traité ce sujet dans un mémoire savant : Le Roi supplicie (Cultes, Mythes et
Religion, I, 332). Les mêmes faits, qui dans le mémoire savant lui parais-
saient trop obscurs, trop dispersés dans l'espace et le temps pour autoriser
46 ■■ ■ ■ Revue critique des Livres nouveaux
aucune conclusion, lui fournissent, dans le livre destiné au public, son
argument principal contre l'historicité du récit de la Passion.
Faire ainsi, même exceptionnellement, de l'apologétique à rebours, c'est
donner beau jeu aux apologistes. Le P. Lagrange s'est contenté d'écrire une
critique de YOrphcus, portant d'abord sur l'ensemble du livre, puis sur un
grand nombre de paragraphes pris séparément. Le morceau le plus long est
une attaque de fond contre le système que M. Reinach applique à l'exégèse
des mythes grecs ; ici le P. Lagrange abuse du fait que les ethnographes sont
en désaccord sur la définition du totémisme. Que dans certains cas on rem-
place le mot totémisme par loolâtrie, et les interprétations saisissantes que
M. Reinach a données des mythes d'Actéon, d'Orphée, etc., subsisteront
dans le fond. Il n'est pas possible d'entrer ici dans l'examen des querelles
particulières, et très souvent justifiées (i), que le P. Lagrange cherche à
M. Reinach. Il suffit de dire qu'il était fortement armé pour cette contro-
verse par un grand savoir en fait de religions sémitiques et de critique du
Nouveau Testament, et qu'il a su rendre ses arguments accessibles à tous les
lecteurs. Il y a dans ses pages de conclusion de la courtoisie, de la modéra-
tion, un sincère désir d'être juste, quelque chose d'élevé.
Le livre de M. Batiffol est disposé tout autrement. A part quelques notes,
il n'y est parlé de YOrphcus et de son auteur qu'à la fin (et sur un ton presque
injurieux, p. 264). Le livre est écrit pour beaucoup de gens qui ne liront pas
YOrphcus. Il se compose de huit conférences sur les origines chrétiennes, qui
ont été données à Versailles, sous le patronage de l'évêque. Je n'ai jamais lu,
en français, d'apologétique plus érudite et plus habile. Bien informé de ce qui
s'écrit en Allemagne sur le Nouveau Testament, l'auteur fait valoir, en des
exposés très clairs, les faits établis et les hypothèses produites qui tendent à
confirmer l'enseignement traditionnel. Il y a beaucoup à apprendre dans ces
conférences, particulièrement dans la 4e et la 7e (Saint Paul ; L'historicité
des discours de Jésus). Il faut en recommander la lecture aux personnes que
d'autres lectures ont immunisées contre le virus apologétique. Mais les audi-
teurs des conférences étaient sensibles à ce virus, et la plupart des lecteurs
ne vérifieront guère les dires de M. Batiffol. On se demande s'il était probe
de prendre, dans les livres des critiques protestants, tout juste les bribes d'opi-
nions qui sont favorables à la tradition, et de faire ainsi croire au séminariste
qui écoutait ou qui lit que Harnack et Wernle donnent raison à son cours
d'Écriture sainte ; d'affirmer avec son autorité d'érudit, à un public qui ne
demande qu'à le croire, que les Actes sont de l'an 62, d'où il devrait résulter
que les Synoptiques sont antérieurs à cette année ; que l'attribution tradi-
tionnelle de la Priiva Pctri « ne semble pas pouvoir être révoquée en doute
par une critique équitable » (p. 168); et enfin que la critique n'oppose à
l'authenticité des récits évangéliques que des expédients (p. 251-260) ? Pre-
mier expédient, deuxième expédient, troisième expédient, l'affaire de la cri-
tique est réglée. Et pourquoi en faire soi-même, de la critique, quand on tient
toutes les assertions des évangélistes « pour vraies parce qu'elles sont inspi-
rées,... pour inspirées parce que l'Eglise nous les garantit telles » ? La critique
n'est plus qu'un jeu et ce jeu, si l'on est vraiment assuré qu'on y gagnera
(1) P. 30. M. Reinach n'abuse pas du texte de Socratc. Les s;cns qui ne mangent d'autre
chair nue du poisson les jours de jeûne, on peut bien dire qu'ils « substituent le poisson à la
viande ».
Histoire =============================^ 47
toujours, ne serait pas même amusant. Il est vrai que de telles déclarations,
à moins d'être faites par un ignorant, n'ont qu'une portée purement ver-
bale. On ne peut pas croire que Jésus-Christ soit né sous Hérode, c'est-à-
dire au plus tard en l'an 4 avant notre ère, et né aussi au moment du
recensement de Quirinus, c'est-à-dire vers l'an 7 de notre ère, ni qu'il soit
mort le vendredi saint et mort aussi le jeudi saint. E.-C. Babut.
Ch.-V. Langlois. — La Connaissance de la Nature et du Monde an
moyen âge, d'après quelques écrits français à l'usage des laïcs. — Paris,
Hachette, 191 1, in-16, xxiv-400 p., 3 fr. 50.
« M. Langlois a entrepris de faire connaître au public lettré, qui s'inté-
resse à l'histoire du moyen âge en France, les mœurs et la vie intellectuelle
des hommes de ce temps, d'après les textes originaux, présentés et commen-
tés conformément aux règles de la critique. Il a adopté pour cela une
méthode qui n'est pas, à proprement parler, nouvelle, puisque c'est celle
dont les illustres collaborateurs de l'Histoire littéraire de la France ont fait
usage depuis cent cinquante ans, mais dont on ne s'était encore servi que
dans les livres destinés aux érudits.
Il a publié d'abord, dans ces conditions, deux volumes dont le succès a
été très encourageant : La Société française au XIIIe siècle d'après quelques
romans d'aventure (1904), et La Vie en France au moyen âge d'après quelques
moralistes du temps (1908). Le présent ouvrage est le troisième, et le
dernier, de cette série.
L'auteur s'est proposé, cette fois, de faire connaître ce que les hommes
du moyen âge sa-^aient du monde, et comment ils s'expliquaient les phéno-
mènes naturels. Il le fait voir d'après les plus notables des écrits qui furent
alors composés pour l'enseigner aux laïcs intelligents : l'œuvre de Philippe
de Thaon, l'Image du Monde, les Propriétés des Choses de Barthélémy l'Anglais,
le Roman de Sidracb, le Dialogue de Placides et Timeo et le Trésor de Brunet
Latin.
Plusieurs de ces anciens écrits sont inédits et, quoique les savants les
plus considérables de notre temps, comme L. Delisle, E. Renan, G. Paris,
P. Meycr, etc., s'en fussent occupés, il restait beaucoup à dire sur les
circonstances où ils ont été composés. »
A ces lignes qui définissent le dessein et la méthode de cet ouvrage,
ajoutons qu'il n'est pas une simple mise au point de données déjà acquises,
mais que, composé d'après les sources, il contient des études originales.
Ainsi les érudits y trouveront leur compte ; et, d'autre part, une exposition
pleine de mouvement et de vie, un style alerte et nerveux, en font une
lecture que goûteront les lettrés et où se plaira tout le public cultivé.
M. P.
M. Marion. — Les impôts directs sous Tancien régime, principalement
au XVIÏI" siècle. — Collection de textes pour l'histoire des institutions
et des services publics de la France moderne et contemporaine, publiée
sous la direction de M. C. Bloch. — Paris, Cornély, 19 10, in-8, 434p.,
12 fr.
C'est une idée très heureuse qu'a eue M. C. Bloch d'organiser une col-
48 — Revue critique des Livres nouveaux
lection de textes concernant l'histoire des institutions, si souvent sacrifiée au
profit de l'histoire politique, militaire, ou diplomatique : grâce à lui, pro-
fesseurs, étudiants, administrateurs même auront désormais à leur disposi-
tion des instruments de travail commodes et bien faits, car il est à penser que
tous les volumes de la collection seront fabriqués sur le modèle de celui que
nous devons à M. Marion.
M.Marion, spécialiste d'histoire économique et financière, ne pouvait en
effet manquer de former un recueil très utile sur l'histoire des impôts directs
au xvme siècle. On trouve dans son recueil une introduction de 123 pages
sur la taille, la capitation, le dixième, le cinquantième, les vingtièmes et la
corvée, des textes empruntés à des sources inédites ou imprimées et consti-
tués par des actes du pouvoir, des arrêts et remontrances des cours souve-
raines, des lettres et rapports administratifs, des extraits d'auteurs contempo-
rains et des cahiers de doléances, enfin par des modèles de rôles, et, à la fin du
volume, une table sommaire de matières et une bibliographie. L'introduc-
tion, qui contient des notices sur chacun des impôts directs de l'ancien régime,
fournit des notions sommaires sur la répartition et la perception de ces im-
pôts ; elles sont sommaires, elles ne sont pas toujours très claires, et, en par-
ticulier en ce qui touche le dixième et le vingtième, il y a dans les notices de
M. Marion, un certain flottement. Au demeurant ce flottement est peut-être
moins du fait de M. Marion que des institutions qu'il décrit, car de la lecture
de son recueil, il se dégage deux idées essentielles : c'est que les institutions
financières de l'ancien régime étaient extrêment peu cohérentes, et que cer-
taines cependant, — la capitation pour la contribution mobilière, le vingtième
pour la contribution foncière, — ont pu préparer plus d'une des institutions
révolutionnaires. G. Bourgin.
G. Vallette. — Jean-Jacques Rousseau genevois. — Paris, Pion,
Genève, Jullien, 191 1, xxx-454 p., in-8, 7 fr. 50.
M. Vallette est Genevois, érudit et homme de lettres, trois qualités né-
cessaires pour bien traiter le sujet qu'il a choisi. Pour parler du tempérament
genevois il faut connaître exactement son histoire et le voir vivre autour de
soi ; pour écrire avec agrément sur Rousseau il faut le goût des lettres et du
style ; enfin pour soutenir une « thèse » il faut s'appuyer sur toutes les certi-
tudes ; on a construit trop souvent Rousseau sur des erreurs, des contre-sens
et des ignorances allègres ; M. Vallette nous offre un nouveau Jean-Jacques
où les vérités de fait ont été diligemment et minutieusement poursuivies.
Par là le portrait s'éclaire sans cesse d'une juste lumière. Ce n'est pas
que M. Vallette n'accuse parfois plus qu'il n'est juste quelques ombres ou
quelques reliefs. Il revendique fortement les droits du terroir et des mœurs
natales. Et comme c'est son terroir et qu'il l'aime, il cède à la flatteuse
illusion d'une Genève « dirigeant pour la seconde fois, après trois siècles, le
monde de la pensée ». Il faut en convenir pour une part. D'autres l'on dit,
avant M. Vallette, mais sans précisions, ou pour les détails seulement. Par
les documents et les faits M. Vallette a fait revivre une Genève tatillonne,
sermonneuse, batailleuse, et somme toute généreuse ; des Genevois ombra-
geux, enclins aux caprices de leurs humeurs, mais sincères, fortement atta-
chés à la vie intérieure et à celle des champs ; toutes les forces des hommes
Histoire ============================^=====^^ 49
et des choses qui ont modelé pour une très large part l'âme et le génie de
Rousseau.
Pourtant il y a autre chose en lui qui n'est pas genevois. Les Lettres de
la montagne, une part de h Lettre à d'Alcmbcrtetàu. Contrat, quelque chose de
la Nouvelle Hèloïse, etc., s'expliquent par Genève seulement. C'estM. Vallette
qu'il faudra lire pour s'en mieux convaincre. Mais la part essentielle de
Rousseau, le génie de l'écrivain, l'âme du poète, la fougue de la chimère, la
révélation soudaine de la mélancolie et du rêve, tout cela ne vient pas de la
ville natale. M. Vallette l'avoue avec une précision, une volonté d'équité et
une clairvoyance critique qui sont, pour un pareil sujet, le meilleur éloge de
sa méthode et de son livre. Seulement, s'il l'a dit, il l'a conçu plutôt
qu'éprouvé. Les voix de Genève, dans son livre, dominent trop impérieu-
sement celles qui furent savoyardes ou françaises, ou qui ne furent ni de
France, ni d'ailleurs, mais seulement du génie impérieux. Ainsi les deux
vérités s'équilibrent mal ; mais elles sont également respectées et l'une
d'entre elles est assez neuve et assez robuste pour mettre l'ouvrage au pre-
mier rang dans la littérature du Rousseauisme. D. Mornet.
R. Eucken. — Les grands courants de la pensée contemporaine, tra-
duit de l'allemand. — Paris, Alcan, 1911, in-8, 536 p., 10 fr.
Le premier ouvrage traduit en français de l'illustre professeur d'Iéna,
dont le nom a été popularisé par un prix Nobel en 1908, ne peut qu'être
accueilli favorablement par le public philosophique. D'autant que les sujets
traités dans ce livre sont d'un intérêt singulièrement actuel : ce sont les fluc-
tuations et les contradictions de la pensée contemporaine que M. Eucken
étudie dans ses divers chapitres, en une série d'oppositions frappantes : sub-
jectif et objectif; intellectualisme et volontarisme; idéalisme et réalisme;
pensée et expérience ; mécanique et organique ; monisme et dualisme ; société
et individu ; culture, histoire, morale, religion, — tels sont les titres de ses
principaux chapitres. Ainsi ce livre se présente sous une forme extérieure
tout à fait analogue à la Classification systématique des doctrines philosophiques
ou aux Dilemmes de la métaphysique pure de Renouvier. Mais, tandis que
dans la pensée nette et systématique du penseur français les diverses opposi-
tions étaient toutes solidaires entre elles, et que c'était en somme le choix
entre deux philosophies qui nous était proposé, la pensée plus compliquée,
plus fuyante, du philosophe allemand les laisse davantage à l'état de problèmes
indépendants ; tandis encore que l'esprit tranchant de Renouvier nous con-
viait à des options franches, par oui et par non, la tendance de M. Eucken est
plus conciliatrice : il veut nous amener à un point de vue supérieur, d'où
les doctrines opposées gardent leur valeur et leur vérité relative, tout en se
subordonnant à une vérité plus entière.
Les doctrines qu'il s'agit de dépasser, c'est, non seulement le matéria-
lisme grossier, mais le mécanisme, le positivisme, toutes les doctrines qui
veulent prendre et expliquer la pensée, ou la vie, ou la société, par le dehors ;
et même, plus profondément, tout intellectualisme pur, toute philosophie de
YAujklarung. La conception à laquelle il s'agit de s'élever, c'est celle d'une
vie de l'esprit, originale, avant ses intérêts propres, se développant sans doute
au sein de la nature, mais irréductible à elle pourtant, immanente et transcen-
50 — Revue critique des Livres nouveaux
dante à la fois, valeur suprême et source de toutes valeurs, donnant ainsi à
l'individu, dans le temps, des raisons de vivre universelles et éternelles. —
Conception très noble sans doute, mais qui reste dans ce livre, il faut l'avouer,
extrêmement vague. Il est d'ailleurs d'un intérêt de premier ordre de la rap-
procher, — avec tous ses traits distinctifs, anti-intellectualisme en matière de
connaissance, vitalisme dans la théorie de la nature, immanentisme dans les
questions pratiques et religieuses, — du mouvement analogue que repré-
sentent en France M. Boutroux ou M. Bergson ; au lieu seulement de la cri-
tique serrée, de la "subtile dialectique, de l'analyse aiguë et directe auxquelles
nous ont habitués ces penseurs, la méthode reste ici, dans cette doctrine
anti-intellectualiste, tout abstractive et idéologique ; c'est comme une con-
frontation très prolixe, très abstruse de concepts que se présente ici la lutte
contre les concepts. — L'œuvre d'Eucken n'en est pas moins de grand prix,
très propre à faire penser. En particulier, chaque chapitre s'ouvre par deux
paragraphes où l'auteur, avant d'esquisser sa solution propre d'un pro-
blème donné, fait d'abord l'historique des termes qui l'expriment, puis de
sa position même : ces paragraphes sont tous du plus haut intérêt ; en même
temps que d'une érudition très étendue et très sûre, ils témoignent d'une
véritable élévation de pensée.
Dans les quelques pages de sa préface, lumineuses et fermes, plus
nettes que l'œuvre même, M. Boutroux a caractérisé l'orientation philoso-
phique d'Eucken. D. Parodi.
L. Niederle. — La race slave, traduit du tchèque par L. Léger. —
Paris, Alcan, 1911, in-8, 232 p., avec une carte en couleurs, 3 fr. 50.
« Depuis que l'Allemagne unifiée — écrit le traducteur — a pris dans le
centre de l'Europe une situation prépondérante, les destinées de la race slave
sont devenues solidaires des nôtres. Si cette race réussit à tenir en échec l'ex-
pansion germanique,... nous pouvons espérer maintenir notre situation du
côté des Vosges et qui sait ? la rétablir peut-être sur le Rhin. Si elle succombe
dans la lutte, l'avenir de la nation française est définitivement compromis. »
C'est donc « pour servir la cause de la vérité en même temps que les
intérêts de notre pays » que M. Léger a entrepris la traduction du livre de
M. Niederle. Ce livre nous présente d'une façon parfaitement claire et exacte
l'historique de l'expansion des races slaves, leurs frontières linguistiques ac-
tuelles, leurs statistique, démographie et anthropologie. Cette statistique géné-
rale, rédigée par Niederle en 1900 et corrigée par M. Léger d'après les' éva-
luations de 1907, offre les chiffres suivants : Grands-Russes, 65 millions;
Petits-Russes, 31; Russes-Blancs, 7; Bulgares, 5 1/2; Serbo-Croates, 9;
Tchèques, 6 1/2; Slovaques, 2 1/2; Polonais, 20; Kachoubes, 350.000 et
Serbes de Lusace, 150.000.
Tout ce monde slave est en voie d'accroissement continu ; le peuple russe,
en particulier, se répand par voie d'expansion lente à travers son immense
territoire et se transporte sous la pression des persécutions religieuses dans
l'Amérique du Nord ; les Tchèques et les Polonais émigrent en Europe où
ils forment des colonies ouvrières dans les grands centres industriels.
Certaines digressions détonnent dans l'exposé sobre et même sec de l'au-
teur. On s'étonne de rencontrer de longue^ pages consacrées à la querelle
Géographie ■ 51
littéraire qui a avive les haines nationales entre Grands et Petits Russes. L'ex-
posé long, animé et peut-être subjectif de la lutte des Tchèques et des Alle-
mands trahit le patriote tchèque. On peut douter que tous les historiens con-
sentent à attribuer les malheurs de cette petite nation aux seules « fautes de
ses princes ».
Et on se demande encore pourquoi, dans la statistique religieuse de
l'empire russe, où l'on donne le chiffre des juifs, des musulmans, etc., celui
des païens manque, alors que ceux-ci sont en nombre considérable, non seu-
lement en Sibérie, mais dans la région de la Volga, et influencent les
croyances du peuple russe.
L'idée de répartir la population en groupes de « nobles, fonctionnaires,
bourgeois, habitants des villes, marchands, paysans et cosaques », n'est pas
très heureuse : ces classes ne sont pas si tranchées. On aimerait mieux con-
naître les chiffres des ouvriers industriels, des différentes catégories des pay-
sans, où une différenciation radicale s'accomplit à l'heure qu'il est, ce qui
explique bien des choses de la vie politique et sociale de la Russie contem-
poraine.
La description des types d'agglomérations rurales est incomplète et
même peu exacte. L'auteur applique sans réserve à la Russie cette formule
banale que « dans les pays fertiles il y a de grands et riches villages, dans les
régions forestières le peuple préfère les petits hameaux. » Or c'est précisé-
ment dans la région de la Terre Noire qu'à côté de villages énormes — pas
de 400 habitants au maximum, comme le dit Niederle, mais de 15 à 20.000
— on rencontre très développé le type de l'habitation isolée.
En général l'auteur ne fait que glisser sur les données économiques, et
ce n'est pas dans son travail qu'il faut les chercher. Mais, en dépit de ces
réserves, le livre de Niederle est hautement instructif. La traduction en est
parfaite. Il serait désirable que dans une deuxième édition le traducteur fit
disparaître quelques étourderies comme Petits-Russes au lieu de Russes-Blancs
(p. 50), Sibéril au lieu de Sibérie (p. 108), etc.
O. DOBIACHE-ROJDESTVEXSKY.
J. de Kergorlay. — Sites délaissés d'Orient (du Sinaï à Jéru-
salem). — Paris, Hachette, 191 1, in-16, xx-188 p., 46 phot. en 32 pi.,
1 pi. carte-itinéraire à 1 : 2.600.000, 4 fr.
En 1906, l'auteur se joignit à une des excursions annuellement orga-
nisées par les PP. dominicains de l'École biblique de Saint-Etienne de Jéru-
salem, pour se rendre de Suez en Palestine par des lieux généralement peu
visités malgré leur importance au point de vue archéologique : 1° les mines
de Magharah et de Serabit-el-Khadim, exploitées par les Pharaons dans la pé-
ninsule du Sinaï ; 20 Fciran, autrefois Pharan, centre religieux fréquenté par
les premiers chrétiens ; 30 la montagne du Sinaï avec le monastère de Sainte-
Catherine ; 40 Pétra, l'ancienne capitale des Nabatéens ; 50 les châteaux des
Croisés dans l'ancienne principauté d'Oultre-Jourdain (le Livaux de Moïse ;
Montréal, aujourd'hui Chobak, et le Krak, aujourd'hui Kérak). — A chacune
de ces étapes l'auteur a consacré un chapitre, consistant en une notice histo-
rique et descriptive illustrée par la photographie ; la meilleure est celle de
52 Revue critique des Livres nouveaux
Pétra : c'est une très bonne caractéristique de ville morte sans retour, fuyante
à travers l'histoire ; dans les autres, qui dénotent d'ailleurs un joli talent des-
criptif, l'auteur s'est encombré de citations et de notes de lectures qui gênent
ses développements ; celle des châteaux des Croisés est la moins réussie. —
Erreur p. 23 : le géographe Ptolémée « qui vivait au 11e siècle avant Jésus-
Christ » (le contexte prouve qu'il ne s'agit pas d'un lapsus calami) ; — - autre
erreur p. 148, n. 1 : « Le sucre [de canne] n'a commencé à être connu des
Européens que vers le commencement du xme siècle » (présentée ainsi cette
affirmation est inexacte : l'importation du sucre en Europe est antérieure aux
Croisades). G. -A. Huckel.
L. Cuénot. — La Genèse des espèces animales. — Paris, Alcan, 191 1,
in-8, 496 p., 123 fig., 12 fr.
M. Cuénot a contribué personnellement aux progrès de l'étude des lois
de l'hérédité ; ses recherches sur l'hybridation des souris et leurs consé-
quences au point de vue des lois de la pigmentation de la robe des mammi-
fères sont presque classiques ; peu de savants français pouvaient écrire le
livre dont il s'agit avec une compétence égale en la matière.
Son livre se distingue, dans la série des volumes de la Bibliothèque scien-
tifique internationale, par son caractère pédagogique ; c'est pour répondre au
désir de ses élèves, étudiants en zoologie de l'Université de Nancy, que
M. Cuénot a réuni, dans ce volume, l'exposé des divers problèmes de Zoo-
logie générale, de l'Hérédité, de la Descendance des espèces, de la Distribu-
tion géographique des animaux ; il en résulte des défauts et des qualités sail-
lantes. Les défauts sont ceux de tous les manuels.
Dans la première partie, M. Cuénot oppose le fait de la variabilité de
l'espèce au dogme créationiste ; il insiste sur les enseignements propres à
Lamarck et à Darwin ; la seconde partie comprend l'étude de l'individu suivi
depuis la naissance jusqu'à la mort, exposée un peu brièvement pour un lec-
teur qui n'a point fait d'études zoologiques approfondies ; l'importance des
chromotomes des noyaux et de leur réduction chromatique, le déterminisme
sexuel, les variations ultérieures qu'on doit attribuer soit à la nature du
germe, soit au milieu, sont traités trop rapidement par rapport aux problèmes
du Peuplement de la terre et des Adaptations, qui constituent la quatrième et la
cinquième parties. La troisième partie, relative à l'examen des facteurs de
l'évolution, est certainement la plus intéressante ; l'étude expérimentale de la
mutation ou variation brusque comprend l'exposé des lois de Mendel avec
une application au problème complexe du déterminisme du sexe ; les diverses
influences du milieu sont traitées sous le titre général de fluctuations ;
M. Cuénot oppose les variations brusques sans causes définies et héréditaires
aux modifications provoquées, mais non transmises aux descendants. En
somme, toute cette étude est un exposé de la doctrine Weismanienne, à
l'aide d'observations récentes, par un savant convaincu de la réalité d'une
évolution dont le but est plus ou moins déterminé à l'avance (orthogénèse).
Il est regrettable que M. Cuénot ait complètement négligé, on pourrait
dire évité, de donner dans son livre quelques arguments, parfois très con-
vaincants, empruntés au règne végétal ; dans cet effort de mise au point des
Sciences 53
hypothèses modernes relatives à la variation et à l'hérédité, il n'a fait allusion
à aucun fait qui ne puisse trouver sa place dans un traité de zoologie, alors
que les hypothèses en question ont presque toujours été édifiées à l'aide
d'observations faites sur l'ensemble des êtres vivants ; ce souci de rester
dans les limites d'un programme officiel tend à disparaître des cours de
Faculté, et, depuis Darwin et même Lamarck, n'a jamais dominé la rédac-
tion d'un ouvrage traitant des principaux problèmes de la Biologie générale.
L. Blaringhem.
Dr A. Martinet. — Les aliments usuels (composition; prépara-
tion). — Paris, Masson, 19 10, in-8, 350 p., 4 fr.
Ce livre est divisé en trois parties : i° Étude générale sur les aliments au
point de vue de leur teneur en éléments minéraux et organiques, et des
avantages ou inconvénients qu'ils présentent pour chaque tempérament;
2e Étude (p. 80-200) des aliments animaux (parmi lesquels le Dr Martinet
range le lait et le fromage) et des aliments végétaux (p. 200-300) ; 3 e Étude
des boissons sous leurs diverses formes, avec quelques pages sur les condi-
ments (p. 305-350).
Rien de meilleur que ce livre pour montrer combien les questions d ali-
mentation et de régime, que nous croyons parfois si simples, sont compli-
quées et obscures, combien il faut s'y garder des solutions hâtives et incom-
plètes. Nombre de médecins et d'hygiénistes, et non des moindres, s'étaient
crus obligés, depuis dix ans, de vanter sans restriction les multiples formes
du régime lacto-végétarien : le Dr Martinet a bien fait d'en rappeler les
multiples inconvénients. De même pour la viande, dont l'abus entraîna vite
la proscription ; le Dr Martinet montre qu'elle est parfois nécessaire, et la
conquête de la Mandchourie lui apparaît comme une « chasse à l'albumine »,
organisée par un peuple réduit à la « ration de famine » du riz dans une
ile qui ne produit pas assez de viande pour ses habitants. De même encore
pour l'alcool, dont, après Duclaux, il révise le procès.
Il y a, dans l'hygiène, deux sortes de formules : des axiomes et des con-
seils. Les hygiénistes confondent trop souvent dans leurs prescriptions les
uns et les autres ; ce livre montre que les conseils des hygiénistes doivent
toujours être interprétés et rappelle aussi que les questions d'alimentation ne
se résolvent point par des analyses de laboratoire. La digestion, prélude de
la nutrition, n'est pas une simple affaire de chimie : il faut compter non seu-
lement avec la composition des aliments, mais aussi avec les goûts et les
préférences personnelles, avec les influences psychiques sur la sécrétion gas-
trique,... bref, avec toutes les formes de condiments, dont les plus faciles à
étudier, les épices, nous sont à peine connus. Dr J. Philippe.
54 ■ ■ Revue critique des Livres nouveaux
LIVRES ANNONCÉS SOMMAIREMENT.
LITTÉRATURE.
P. Adam. Le Rail du Sauveur. — Paris, Librairie des Annales, s. d., 3 fr. 50. —
Trois nouvelles; la plus longue donne son titre au recueil. C'est une étude
rapide, violente, amusante, de moeurs américaines ; on y voit la vie fiévreuse
d'une ville qui pousse, les coups des lanceurs d'affaires, de la finance, de la
réclame, et la tranquille fraternité de la religion et du bluff. Comment la fille du
pasteur Galveston se trouve revêtue, sans le comprendre, d'un pouvoir surnatu-
rel ; comment le développement économique d'une province s'accroche à l'ermi-
tage où elle attend, sur la montagne, les foules mystiques des pèlerins; comment
les voies ferrées, à qui mieux mieux, escaladent le lieu sacré ; voilà ce que
M. Paul Adam nous raconte ; farce énorme et pourtant suggestive ; caricature
outrée et méritée d'un peuple, d'une civilisation, et d'une mentalité religieuse.
Peu de psychologie ; des descriptions intenses, mais hachées, papillotantes ; une
langue vigoureuse mais heurtée, bizarre, à peine correcte, hérissée d'anglicismes
et de mots anglais ; les traces d'une hâte indécente dans l'impression ; telle est
cette histoire. Le lecteur averti des choses d'Amérique en goûtera l'humour; elle
n'est sans doute qu'un divertissement, sans grande importance. L. Cazamian.
H. Allorge. L'essor étemel. Poésies. — Paris, s. d., Pion, in-12, 3 fr. 50. — Ces
vers-là ne sont pas d'un poète parfaitement maître de sa forme, mais qui peut-
être le deviendra. La dernière pièce du recueil : la légende d'Orphée, le laisse
tout au moins espérer. L'auteur s'efforce vers la poésie philosophique : il veut
montrer le rôle tout puissant de la Douleur. Mais quelle douleur ? Faut-il donc
croire que la poésie ne vit que d'idées générales sans précision ? Et puis, il y a
longtemps qu'un autre poète assez connu nous montra éloquemment le « prix de
la douleur ». Une pièce sur la Science et le Mystère, n'a guère plus d'originalité.
Et pourquoi M. Allorge n'a-t-il pu se résigner à mettre au panier telles pièces
de circonstance sans grand intérêt (envoi de fleurs, etc.) ? J. Morel.
La Chanson française au xv<= au XXe siècle. — Paris, s. d., J. Gillequin, 2 fr. — L'idée
de faire un recueil de ce genre et le dessein qu'on a suivi en le composant ont
assurément de l'intérêt ; on a cherché à présenter non seulement les chansons les
plus parfaites de forme, mais aussi « les plus caractéristiques de l'âme française ».
— « Toutes les fois, dit la préface, que nous avons reconnu à une chanson un réel
mérite littéraire, nous avons tâché qu'elle pût avoir place dans ce livre. Mais il
est bien rare que nous ayons rejeté une pièce de forme médiocre ou même vul-
gaire, si elle nous paraissait vraiment suggestive par sa signification psycholo-
gique ou historique ». — Sur la façon dont ce dessein a été exécuté, il y aurait
sans doute plus d'une objection à faire. Mais, dans l'ensemble, les choix
attestent de l'intelligence et du goût. Les textes sont reproduits, en général, avec
correction et, au point de vue typographique, le volume est convenablement pré-
senté. J. Monthizon.
Anthologie des Prosateurs français contemporains (1850 à nos jours). Tome I. Les
Romanciers, par G. Pellissier. — Paris, Delagrave, in-16, 3 fr. 50. — Ce volume
sera suivi de deux autres, consacrés aux historiens, critiques, orateurs, etc.
M. Pellissier reproduit en tête les dernières pages de son manuel d'Histoire de la
littérature française. Il est destiné à illustrer et à compléter tous les ouvrages de
cette sorte. Il appartient à la « Collection Pallas » d'anthologies à l'usage de la
jeunesse (et aussi des gens pressés, que nous sommes presque tous), livrets-
guides, catalogues d'échantillons qui encouragent à lire plus outre et, au besoin,
en dispensent. Les poètes leur sont naturellement dévolus, et en pâtissent moins
Livres annoncés sommairement ■ 55
que d'autres. Mais, des romanciers comme des dramaturges, le mérite n'éclate
que dans les ensembles. Cependant ce recueil est intéressant. Notices précises, —
et concises jusqu'à la discrétion ; autographes (qui diraient plus de choses accom-
pagnant des portraits); appréciations d'étendue variable, sobres et justes ; choix
très heureux des extraits, presque tous lisibles sans leur contexte. — Prés de cent
romanciers, en file chronologique, des Misérables à Mrae de Noailles, c'est-à-dire
jusqu'à une date galamment indéterminée. Il ne manque aucun nom de première
ni de deuxième grandeur. Au-dessous le choix n'a pu être qu'arbitraire. Passe
pour les admissions. (Encore, à notre gré, M. Marcel Barrière pouvait-il rester
dans le néant et M. Ohnet « hors de la littérature »). Mais les omissions ! A
combien de gens elles feront dire : « Pourquoi pas moi ? » ou « Pourquoi pas
elle ? » Un livre de ce genre, dans la mesure même où il est plus compréhen-
sif, appelle aussitôt une suite ou un supplément. J. Bury.
HISTOIRE.
L. Demaison. La cathédrale de Reims. — G. Fleury. La cathédrale du Mans. (Petites
monographies des grands édifices de la France). — Paris, Laurens, 1910, in-16,
2 fr. le vol. — Ces petits volumes sont précieux pour le visiteur qui cherche à
comprendre et non pas seulement à admirer la beauté d'une cathédrale. Ils sont
excellents aussi à lire chez soi pour raviver les souvenirs ; et ceux qui seraient
curieux de pousser plus loin leur étude de l'architecture gothique y trouveront
des bibliographies sommaires. — Notons dans le volume sur Reims le passage où
l'auteur conteste la théorie de Viollet-le-Duc d'après laquelle le projet de l'archi-
tecte primitif aurait été rapidement exécuté jusqu'à la hauteur des voûtes,
tandis que les parties hautes auraient été continuées dans des proportions
réduites par raison d'économie. — Dans le volume sur Le Mans, l'illustration
n'est pas seulement photographique : l'auteur y a joint un plan en couleurs, des
coupes et des élévations. Cela facilite beaucoup la lecture de l'ouvrage. Intéres-
sante discussion sur les moyens qu'aurait employés l'architecte pour détruire le
rétrécissement produit par la perspective. A. E. C. R.
J. P. Brissot. Mémoires (1754-1793) publiés avec une Étude critique et Notes par
Cl. Perroud. — Paris, Alphonse Picard, 19 10, 2 vol. in-8, 7 fr. 50 chaque
volume. — « Les Mémoires de Brissot n'avaient pas été réimprimés depuis l'édi-
tion donnée en 1830 par M. de Montrol (4 vol. in-8), car celle de M. de Les-
cure (1877) n'en est qu'une réduction faite, pour ainsi dire, au petit bonheur ».
Or, M. de Montrol, qui travaillait pour les libraires, s'arrangeait pour leur four-
nir le plus possible de « copie ». Aussi son édition comprend-elle quantité de
passages interpolés, comme on s'en doutait dès longtemps. Avec sa diligence cou-
tumière et sa sûre connaissance de l'époque révolutionnaire, M. Perroud a su
dégager le vrai texte des Mémoires de la gangue dont il était entouré. — Ces
Mémoires, en eux-mêmes, ont, au reste, un intérêt très vit. S'ils ne nous ren-
seignent pas autant qu'on le voudrait sur la carrière politique de Brissot, ils nous
apprennent du moins sur ses débuts dans le journalisme, sur ses relations avec
les gens de lettres, avec quelques-uns des futurs acteurs de la Révolution, entre
autres Mirabeau, une foule de détails curieux qu'on ne saurait trouver nulle part
ailleurs. M. P.
P. Ginisty. La Féerie. (Bibliothèque théâtrale illustrée), — Paris, Michaud, s. d.
[1910], in-16, 2 fr. 50. — Le Mélodrame (même collection), 2 fr. 25. — La pre-
mière de ces études, abondamment documentée, est fort agréable à lire. Sur
le XY"in= siècle, quelques oublis (la pantomime-féerie d'Audinot et Nicolet, méri-
tait au moins une mention), des énumérations un peu arides (pp. 46-47, 55 à
58), quelques légères inexactitudes (p. 63), certains passages écrits un peu vite
(pp. 58-59); sur Martainville, cinquante pages, amusantes du reste, sout étran-
56 Revue critique des Livres nouveaux
gères au sujet. Mais tout ce qui concerne les soixante dernières années est excel-
lent ; l'illustration est du plus vif intérêt ; l'ensemble, alerte, vivant et curieux,
plaira et rendra service au grand public lettré. — Le volume sur le Mélodrame
est à la fois un ouvrage de vulgarisation et la première esquisse d'une étude
approfondie sur l'évolution de cette forme dramatique, étude qu'un historien lit-
téraire devra bien nous donner quelque jour. On ne saurait demander à
M. Ginisty de tout dire, en 222 pages, sur un sujet aussi vaste ; mais ses infor-
mations sont sûres, son exposition est nette ; sur les points traités rapidement —
comme la question des origines — l'essentiel est bien dit. Sur d'autres — comme
la vie et l'œuvre de Pixérécourt — la documentation est assez abondante et
assez neuve, l'illustration assez curieuse pour rendre le livre indispensable à tous
ceux qui voudront étudier plus à fond cette période si captivante et si mal con-
nue de l'histoire de notre thé; tre. F. Gaiffe.
Lord Broughton. Napoléon, Byron et leurs contemporains. Souvenirs d'une longue vie. I.
(1804-1816). — Paris, Juven, 1910, in-8, 7 fr. 50. — C'est un livre scientifi-
quement à peu près inutilisable, car il est composé de pièces et de morceaux
empruntés aux Recollectious of a long life, au Journal et aux divers ouvrages de
l'auteur, sans qu'on soit jamais prévenu de l'origine du passage publié, et la tra-
duction a enrichi le texte original d'erreurs ou de négligences insupportables. Le
fond n'est pas très intéressant : néanmoins, on y trouvera quelques anecdotes
sur Byron, avec qui lord Broughton, alors simple sir Hobhouse, a vécu en grande
intimité, sur le grand monde et le monde du théâtre en Angleterre, et on y
notera l'état d'esprit d'un Anglais admirateur de Napoléon, bien que le frère de
lord Broughton ait été tué aux Quatre-Bras. Il donne lui-même de ses sentiments,
le 12 juin 181 5, quand il quitta Paris où il était venu à la nouvelle du départ de
l'île d'Elbe, la définition suivante : « Comme Anglais, je ne saurais être témoin
du triomphe des Français, et comme ami de la liberté, je ne veux pas être témoin
de leurs revers. » B. G.
L. Bénédite. Meissonier. (Collection des grands artistes). — Paris, Laurens, 19 10,
in-8, 2 fr. 50. — Meissonier (1811-1895) a eu une carrière brillante et facile.
Les honneurs se sont accumulés sur lui ; ses œuvres ont été payées à des prix
énormes. Une réaction presque immédiate s'est produite dès le lendemain de sa
mort et nulle gloire n'est aujourd'hui plus discutée et plus contestée que la
sienne. Dans la biographie très précise, très serrée, très nourrie qu'il lui con-
sacre, M. Bénédite s'efforce de faire connaître l'homme et de faire comprendre
le genre de mérite que l'artiste avait poursuivi et que le public admira, dans
ses œuvres de genre et dans ses œuvres historiques ; mais le biographe ne s'est
pas cru tenu à un panégyrique et il expose, avec beaucoup d'impartialité et une
grande pénétration, les limites de l'art de Meissonier, les raisons légitimes du
discrédit dans lequel il est tombé et l'influence pernicieuse qu'il a exercée. On
regrette seulement qu'attaché à son héros M. Bénédite n'ait pas élargi un peu
son horizon en rappelant le milieu parmi lequel Meissonier a évolué. Le livre se
termine — par une innovation heureuse dans la collection des grands artistes
et qui, nous l'espérons, deviendra une règle pour les volumes à paraître — par
une bibliographie ample et bien classée. L. Rosenthal.
Correspondance de Renouvicr et de Sécrétait. — Paris, A. Colin, 19 10, in-8, 3 fr. 50. —
Les mêmes aspirations morales, des philosophies voisines, une amitié commune
(Mme Coignet) rapprochèrent Renouvier et Secrétan. Leur correspondance,
comme celle d'un Leibniz et d'un Clarkc, est toute philosophique : ils s'inter-
rogent, se consultent, se pénètrent l'un l'autre, vont au fond de leurs idées,
ont la joie de se comprendre, joie réelle, profonde, pour ces « philosophes de
corps et d'âme », incomplète pourtant et mêlée, car, s'ils constatent l'accord de
leurs tendances, ils se rendent compte de leur dissentiment foncier, irréductible
Livres annoncés sommairement ■ 57
sur les points les plus fondamentaux et les plus obscurs, qui sont ceux qui
divisent le plus : la liberté, la création ou le commencement absolu, le phéno-
mène et la substance, l'infini, la charité et la justice, l'unité morale des hommes,
la solidarité, etc. Cette correspondance est à lire pour l'étude des deux philo-
sophes : ils y poussent fort loin l'analyse de leurs principes, y font eux-mêmes
le commentaire de leur pensée, et s'y montrent à nu, l'un, individualiste, jaloux
de son originalité, l'autre, rêvant la conciliation des doctrines, épris de sympa-
thie intellectuelle, tous deux dialecticiens rigoureux et penseurs sincères. On
pénètre aussi dans leur vie privée; on découvre leurs passions philosophiques,
religieuses, politiques. On suit leur carrière ; isolés, sans l'appui du philoso-
phisme officiel, ils vont péniblement à la conquête de la renommée et de la
gloire, soutenus par le zèle ardent de la recherche et le culte des idées.
L. Dugas.
Abbé Dolonne. Le Clergé contemporain et le célibat. — Paris, Louis Michaud, s. d.
[1910], in-16, 5 fr. 50. — Ce livre est un réquisitoire véhément, d'un ton un peu
vulgaire, contre le célibat ecclésiastique. La description des souffrances qu'im-
pose au prêtre le serment de chasteté à vie, serment qui lui a été arraché au
séminaire par une évidente contrainte morale, est vraie et émouvante. Ce qui
fait l'intérêt du livre, c'est que l'auteur est un vrai prêtre, actuellement en
exercice ; il n'est nullement moderniste ; sa foi catholique paraît robuste, et il
a conservé, à l'égard des Juifs, de la Réforme, des francs-maçons et de la Répu-
blique, tous les préjugés de son état. La conclusion est que l'Église serait sauvée
si le pape décrétait l'autorisation du mariage, selon les canons de l'Eglise
grecque. — En appendice, un document rare (en français et sans indication
d'origine), l'encyclique de Léon XIII sur le mariage des prêtres dans l'Amé-
rique latine. E.-Ch. Babut.
J. Moréas. Variations sur la Vie et les Livres. — Paris, Mercure de France, 1910,
in-18, 3 fr. 50. — Ici se trouvent recueillis tous ceux des essais en prose de
Moréas que le Mercure de France n'avait pas déjà rassemblés dans Esquisses et
Souvenirs. Ce sont notes littéraires, écrites, au hasard des lectures, sur les
sujets les plus divers, depuis Madame de Lafayette ou Lamartine jusqu'à Walt
Whitman, Isabelle Eberhardt, Raoul Ponchon. Nul ordre systématique, peu de
détails inédits ; on ne prendra pas ce livre pour se renseigner, mais pour se
rafraîchir l'esprit. L'expression nette, agile et souple, d'une bonne grâce et d'un
goût parfaits, suit à merveille les mouvements d'une sensibilité mesurée et
cultivée. Critique ou conteur d'anecdotes, Moréas reste poète ; son atticisme
esquive la sécheresse, et son classicisme échappe à l'ennui.
M. Drouin.
A. Brette. Propos du Siècle. — Paris, Cornély, 1910, in-18, 3 fr. 50. — M. Brettc n'a
pas eu tort de réunir en volume ses articles du journal le Snclc, qui valaient
en effet de ne pas subir le sort rapide des feuilles quotidiennes. Il y a mis un
grand bon sens en même temps qu'une très précieuse finesse, son goût de l'ob-
servation psychologique et les richesses de son érudition historique, son amour
des livres et son amour des champs, une générosité louable de sentiments et
d'idées, une ouverture d'esprit qui le fait hostile aux préjugés et aux on-dit. On
pourra peut-être aimer plus le fond que la forme, où l'on discerne un souci per-
pétuel du léger et de l'amusant qui, souvent, alourdit et attriste, une recherche
constante du titre à effet qui est parfois pesante. De toutes ces pages verveuses,
celles qui passeront le moins, ce sont celles que M. Brette a groupées sous les
rubriques générales de « Notes d'histoire », « Les Lettres et les livres »,
« Hommes et choses de la Révolution », et celles aussi où il entreprend
contre la guerre et l'esprit de violence une sympathique campagne. G. B.
58 Revue critique des Livres nouveaux
VOYAGES ET GÉOGRAPHIE.
Cyro de Azevêdo. Chemin, faisant. — Rio de Janeiro-Paris, H. Garnier, s. d.
[1910], in-18, sans indication de prix [3 fr.]. — Muni d'un Bsedeker,
M. de Azevêdo a traversé Francfort-sur-le-Mein, Mayence, Coblentz et Cologne ;
puis il a visité la Hollande, et surtout les musées hollandais. Les impres-
sions recueillies ici et là sont rarement neuves ou personnelles ; cependant, on
les lirait sinon avec profit, du moins sans fatigue, si certaine préoccupation un
peu naïve n'apparaissait dès les premières pages du livre. M. de Azevêdo tient
trop à montrer, et à montrer péremptoirement par son propre exemple, qu'il est
des Brésiliens fort cultivés, fort lettrés, nourris, voire gavés, de littérature et de
science européenne. Aussi, tout en égrenant ses souvenirs, en dissertant sur
divers problèmes d'esthétique et de politique, — ou en défendant le Brésil
contre telles accusations mensongères de demi-barbarie, — a-t-il bien soin de men-
tionner les auteurs dont il a pratiqué les ouvrages ; et, en vérité, c'est une débauche
de noms de poètes, romanciers, critiques, philosophes, naturalistes, géologues,
historiens de l'art, historiens tout court : Henri Heine et Amiel, Stendhal,
Flaubert, Sainte-Beuve, Brunetière, Paul Stapfer, Herbert Spencer, Taine, Tarde,
Fouillée, Darwin, Lamarck, Haeckel, Le Dantec, Gressly, Lapparent, Penck,
Charles Blanc, Emile Michel, Arsène Alexandre, Salomon Reinach, Maspero,
etc., etc. J'en passe, beaucoup, et me garde d'insister. L. Barratj-Dihigo.
Huchard Robert. Aux Antilles. Hommes et choses. — Paris, Perrin et Cie, in-16,
3 fr. 50. — Une semaine à la Trinité, autant à la Martinique, dix jours à
la Guadeloupe, quelques escales dans les petites Antilles, c'est peu pour faire un
livre. Il est vrai que l'auteur a trouvé les Antilles françaises en pleine période
électorale, spectacle qui ne manque jamais d'intérêt. Ce qu'il y a de plus ins-
tructif, c'est la visite aux plantations de cacaoyers et de cannes à sucre de la Tri-
nité. Elles assurent la prospérité de l'île, grâce à la main-d'œuvre fournie par les
coolies indous. L. Gallois.
Ch. Renel. La race inconnue. — Paris, Grasset, 1910, in-16, 3 fr. 50. — Voici un
de ces livres de littérature coloniale comme il commence à en apparaître chez
nous, ce qui prouve que nous nous intéressons peu à peu à un empire colonial
qui nous donne, pour l'instant, quelque satisfaction. C'est une vingtaine d'études
sur les indigènes de Madagascar, considérés surtout dans leurs rapports avec les
Va^aha, c'est-à-dire les blancs, colons, administrateurs, voire pasteurs. Mais rien
qui sente ici l'effort, ni le pédantisme ; chacune des études n'est qu'une histo-
riette, sobrement contée, et où jamais l'auteur ne prend la parole. Pas de géogra-
phie non plus, pas assez peut-être ; les descriptions sont rares ; pourtant çà et là
quelques phrases heureuses évoquent rapidement des esquisses de paysage, l'ap-
parition des palais de Tananarive dominant des pentes rocailleuses, les oueds du
pays Antandroy avec leur végétation de cactus, des vues de forêts, de plages, de
lagunes. Mais avant tout ce sont les gens qui sont mis en scène, tout un grouille-
ment de noirs, hommes, femmes, sorciers, chasseurs, Fahavalous ou brigands,
miliciens, chefs, roitelets, porteurs (bourjanes), et surtout les séduisantes rama-
tous, les jeunes femmes d'abord facile, pour lesquelles des vazaha font des folies.
Et à côté d'eux, voici les métis inquiétants, et les blancs, colons, soldats, et sur-
tout les administrateurs, résolvant des cas épineux et comiques ; voici même, çà
et là, les appuis des conquérants, les Sénégalais, toujours prêts à « casser vil-
lages ». Le livre se lit d'un trait, avec plaisir, et, lorsqu'il est terminé, on a bien
l'impression d'avoir pénétré l'âme et la vie malgaches. R. Blanchard.
TECHNOLOGIE ET SCIENCES.
J. Gauthier et L. Capelle. Traité de composition décorative. — Paris, Plon-Nourrit,
191 1, in-8, 865 fig. et 53 pi. hors texte, 5 fr. — Montrer comment on trouve
des formes décoratives, comment on les interprète selon des modes et des com-
Livres annoncés sommairement ==============^============= 59
binaisons infiniment variées, comment enfin on les réalise en les appliquant à
diverses matières, pierre, bois, fer, cuivre, etc., selon des techniques diverses
— tel est l'objet que se propose cet ouvrage. Il est conçu d'après un plan
clair, solide et méthodique. Grâce à la richesse de ses dessins et de sa documenta-
tion, il constitue à la fois un dictionnaire et un manuel d'art, qui donne des con-
seils sans les imposer et qui guide la recherche individuelle sans paralyser l'effort.
C'est à ce titre qu'il se recommande aux élèves des écoles d'art, aux amateurs et,
d'une manière générale, à tous ceux que l'art décoratif intéresse. R. Morel.
J. Combarieu. Le Chant choral : méthode, morceaux choisis, cours élémentaire et moyen.
— Paris, Hachette et C'e, 1910, in-8, 1 fr. 50. — Ce petit livre, destiné aux
enfants des écoles primaires et des classes élémentaires des lycées et collèges,
mérite d'être signalé à tous ceux qui s'intéressent à la diffusion du goût et de
l'enseignement musical en France. Il est fondé sur une idée de bon sens, tout à
fait semblable à celle qui rénova, il y a peu de temps, l'enseignement du dessin,
mais qui n'en eût pas moins été tenue hier encore pour un paradoxe. Ce que se
propose en effet M. Combarieu, ce n'est pas d'enseigner aux enfants la gram-
maire de la musique, mais de les initier à la musique elle-même ; dès qu'ils
savent battre une mesure et saisir les sons de l'accord parfait, ils en savent assez
pour chanter, et il les fait chanter, se réservant de les renseigner ultérieurement
et au fur et à mesure qu'ils chanteront de nouvelles chansons sur certaines
notions théoriques élémentaires et sur les signes graphiques de la musique. Et
les chansons que chantent ces enfants valent vraiment la peine d'être chantées,
chansons populaires et anonymes, souvent charmantes, parfois admirables, ou
compositions très simples de grands musiciens, particulièrement de musiciens
français ou ayant écrit pour la France, Boësset, Philidor, Gluck, Catel, Gossec,
Lesueur, Cherubini. Les paroles de ces beaux chants, divertissantes ou nobles,
conviennent elles-mêmes fort bien au caractère et à la destination du volume. —
Un seul desideratum : il serait souhaitable que le nom des auteurs fût toujours
accompagné d'une mention biographique — aussi courte qu'on le voudra. —
On peut d'ailleurs regretter que, par un scrupule excessif, la version originale de
Rouget de Lisle ait été ici préférée, dans la transcription de la Marseillaise, à celle
qui a prévalu, qui a, par là même, comme chant national, une authenticité de
fait, qui, seule, est dans l'oreille des enfants, et qui, pour le surplus, est musica-
lement supérieure (page 106). — Signalons enfin, page 112, une phrase de Beetho-
ven, que l'omission du trait initial rend tout à fait méconnaissable. A. Cahen.
Les conditions du travail aux États-Unis, étudiées spécialement dans la tannerie au chrome
pour chaussures. — Paris, Cornély, 19 10, in-8, 6 fr. — Qu'est devenu le
temps où le secret était de rigueur en matière de procédés industriels ? où c'était
crime de trahison de les laisser connaître à des étrangers ? En mai 1908, partait
de France une mission officielle, chargée d'étudier aux Etats-Unis les con-
ditions du travail dans une branche spéciale de la tannerie. Elle y était accueillie
à merveille, copieusement renseignée et promenée parmi les usines, et ce sont
les résultats de ce voyage d'information que nous présente M. Barrât, enquêteur
au Ministère du Travail. L'enquête a porté sur le recrutement des ouvriers, le
mode d'apprentissage, la teneur des contrats stipulés avec les patrons, les
machines employées, la répartition des tâches entre hommes, femmes et adoles-
cents, la longueur de la journée, les salaires, les assurances contre les accidents
et maladies. Puis, suivant son cours hors de la fabrique, l'enquête examine les
rapports des organisations ouvrières et des organisations patronales, le coût du
logement, de la nourriture, du vêtement, des dépenses diverses qui incombent
aux travailleurs. Des comparaisons avec ce qui existe au Canada et ce qui se passe
en France dans la même industrie, une bonne introduction de M. Barrât permet-
tent d'aboutir à des conclusions, qui ne sont pas les fruits d'une conception
individuelle, mais qui sont en quelque sorte imposées par la force des choses.
G. Renard.
60 — r Revue critique des Livres nouveaux
L. Lessard. La voiture de tourisme. Paris, Delagrave, in- 12, 135 figures, 5 fr. —
Ce livre comprend une partie pratique, destinée à ceux qui possèdent déjà une
connaissance élémentaire de l'automobile, et une partie plus technique, à l'usage
des ingénieurs. La première est une mise au point précise des questions qui se
rattachent à la voiture de tourisme. Elle se distingue des ouvrages antérieurs en
ce qu'elle a vient à un moment où le moteur à pétrole semble avoir acquis sa
forme définitive et peut être disséqué sans crainte de voir son anatomie se modi-
fier d'ici une date rapprochée. » L'auteur étudie successivement : le moteur et
ses accessoires (on ne saurait trop le louer de suivre ici le lumineux exposé de
M. Lacoin plutôt que de s'abandonner au désir de faire œuvre originale), l'em-
brayage, les changements de vitesse, le châssis, la direction, et conclut par un
chapitre « sur ce que l'on pouvait remarquer au dernier Salon. » En résumé,
exposé net de la situation actuelle et des problèmes de détail qui restent à
résoudre. — Dans la seconde partie, note de M. Arnoux sur l'équilibre dyna-
mique des moteurs d'automobile ; considérations sur la stabilité, les freins, etc. ;
enfin, liste de constantes. Cette partie paraît trop condensée pour être utile aux
ingénieurs, trop embarrassée de symboles mathématiques pour servir au petit
constructeur. — L'ouvrage se recommande surtout parce qu'il « met » vraiment
« le lecteur en mesure de juger en connaissance de cause un véhicule quel-
conque. » R.-M. L.
G. Millochau. De la Terre aux Astres. — Paris, Ch. Delagrave, s. d., in-4,
65 illustrations, 3 planches, 5 fr. — Exposé attachant, bien que très concis, des
notions fondamentales sur l'astronomie, et très scientifique, quoique facile à lire
sans connaissances spéciales. Ce n'est pas une cosmographie qu'a écrite M. Mil-
lochau. Il passe sous silence bien des questions secondaires sur lesquelles les cos-
mographies s'appesantissent, surtout s'il y a prétexte à calcul. En revanche il
insiste sur les découvertes faites en astronomie physique, branche de l'astronomie
devenue si riche en résultats remarquables. Plusieurs photographies, notamment
des photographies de spectres, sont dues à l'auteur. Les résultats, très modernes,
sont présentés aussi souvent que possible comme le fruit d'observations
patientes et non comme des principes géométriques ; l'auteur décrit les principaux
instruments d'observation auxquels il consacre un chapitre spécial et sur lesquels
il revient à propos des plus importantes applications. Tout un chapitre aussi pour
les observatoires de montagne qui ont reçu plus d'une fois la visite de M. Millo-
chau. Livre très sympathique, qu'on lirait encore avec autant de plaisir s'il était
notablement plus développé. Bien des gens qui croient savoir apprendront beau-
coup en Usant ce petit livre. G. Sagnac.
A. Lesage. Traité des maladies du Nourrisson. — Paris, Masson, 191 1, 68 fig.,
10 tr. — De lecture aisée, cet ouvrage comble nettement une lacune sensible
parmi les traités didactiques contemporains. Le principal mérite en réside en ce
que l'auteur a longuement étudié par lui-même les affections et les méthodes
thérapeutiques dont il présente sobrement l'exposé. Après une étude approfondie
de la vie normale du nourrisson, où l'on trouvera notamment un exposé des
recherches les plus récentes sur la digestion intestinale, l'auteur insiste longuement
sur la rarion alimentaire, les différentes pratiques de l'allaitement et du sevrage.
Vient ensuite une série de chapitres consacrés aux différentes maladies du premier
âge. L'auteur a particulièrement insisté sur l'étude des gastro-entérites et des
méningites qui lui doivent du reste un grand nombre de données nouvelles.
Nous avons également rencontré avec intérêt des aperçus originaux sur la fièvre
de déséquilibre, l'inanition, la maladie spasmodique, la cachexie dermolympha-
tique. Enfin, les considérations diététiques et le résumé posologique qui terminent
l'ouvrage seront particulièrement bien accueillis du praticien. Dr Fr. Moutier.
Imp. F. Paillart, Abbeville. Le Gérant : Éd. Cornély.
REVUE CRITBQUE
des
Livres Nouveaux
VI" Année, n* 4. (deuxième série) i5 Avril 1911
LIVRES RÉCENTS SUR L'ANGLETERRE CONTEMPORAINE.
A. Chevrillon. Nouvelles Études Anglaises. Paris, Hachette, 19 10,
328 p., in-16, 3 fr. 50. — Fœmina. L'Ame des Anglais. 2e édition.
Paris, B. Grasset, 191 1, 327 p., in-16, 3 fr. 50. — A. Filon. L'An-
gleterre d'Edouard VIL Paris, Édition d'Art et de Littérature, 191 1,
305 p., in-8, 5 fr. — G. K. Chesterton. What's Wrong with the
World. Londres, Cassell et Cie, 19 10, 293 p., in-8, 7 fr. 50.
On retrouve dans le volume de M. Chevrillon les qualités exception-
nelles qu'il apporte à étudier les choses anglaises. Sa pensée large et subtile,
forte et pénétrante, est une des nourritures les plus substantielles que nous
offre la littérature de ce temps. Il procède par analyses psychologiques et
sociales, démêle les éléments simples et profonds — sentiments, besoins,
idées, rythmes des esprits et des races — dont sont faites les formes d'art et
de vie ; puis les reconstruit en synthèses puissantes, dont l'architecture
s'appuie sur un style périodique et nerveux. Cette méthode n'est point ori-
ginale; en d'autres mains elle a pu paraître dangereuse ; mais M. Chevrillon
est très averti de ses excès possibles ; il en corrige le caractère trop simple
par une attention passionnée aux nuances, un vif souci de précision ; et s'il
a l'esprit philosophique, il n'a pas l'esprit de système. Un bonheur tout par-
ticulier d'intuition le sert d'ailleurs quand il touche à l'Angleterre ; admira-
blement adapté aux instincts propres qui font la personnalité intellectuelle et
politique de ce peuple, il le comprend, le voit vivre et agir avec une lumi-
neuse sympathie. — Les études ici réunies posent avec ampleur plusieurs
des problèmes sociaux ou moraux que cherche à résoudre en ce moment la
civilisation anglaise ou anglo-saxonne ; on ne saurait conseiller de lecture
plus suggestive. Tout au plus peut-on regretter que le développement des
thèmes dépasse parfois ce qu'exigerait leur simple mise en valeur — comme
si M. Chevrillon connaissait quelque chose de cette ivresse démonstrative
contre laquelle il est pourtant sur ses gardes ; et que les préférences inté-
rieures de sa pensée, éprise d'ordre historique et de logique vitale, mêlent
parfois à l'intelligence émue de l'Angleterre traditionnelle une répugnance
inconsciente à en accueillir la nécessaire évolution.
Aimez-vous les demi-vérités ? Fœmina en a mis partout. Qu'est-ce,
d'ailleurs, qu'une vérité entière, surtout en fait de psychologie collective ? La
femme très distinguée qui a écrit ces pages ne s'illusionne pas sur les
difficultés de la tâche ; elle a prononcé, d'un cœur sincère, les paroles de
modestie qui conjurent le mauvais destin. Pourquoi faut-il qu'elle n'ait pas
62 Revue critique des Livres nouveaux
apporté une égale prudence à éviter les théories trop simplistes ? Telle géné-
ralisation poussée sur le pouvoir magique du paysage anglais, dont les
lointains brumeux expliqueraient le tempérament moral de la race ; telle
tentative pour ramener l'originalité britannique à une ce muscularité »
essentielle, rappellent les excès aujourd'hui vieillis des premiers disciples
de Taine. Il y a quelque inexpérience scientifique et philosophique dans ce
recueil ; les traces d'une culture un peu inégale, plus dispersée que solide.
Mais il y a bien autre chose : une connaissance intime, vécue, de l'Angleterre ;
une perception vive, pénétrante, frémissante, de ses caractères pittoresques et
de son âme secrète ; des intuitions féminines, guidées par un sens très ferme
et très large des réalités intérieures ; une langue souple, imagée, fine et ner-
veuse, capable d'exprimer à la fois les grands traits d'une physionomie natio-
nale, ses lignes les plus délicates, et l'atmosphère même où elle baigne. Ce
livre sans prétention est à lire ; il nous parle mieux de la terre anglaise et de
ses habitants que mainte étude doctorale et savante. Quelques chapitres sur-
tout — - ceux qui analysent la sensualité spéciale de nos voisins, leurs dispo-
sitions religieuses, leurs goûts esthétiques, leur sentiment de la nature et des
jardins — jettent une lumière nouvelle sur certains coins mal explorés de leur
âme obscure. L'ensemble, parfois irritant, est toujours intéressant, suggestif;
et les taches de style qui s'y rencontrent — anglicismes, incorrections, erreurs
typographiques, celles-ci très nombreuses — confirment l'impression sans
doute voulue d'une grâce un peu négligée, capricieuse, sous laquelle se joue
une vigoureuse intelligence.
Le livre de M. Filon réunit des articles parus dans la Revue des Deux
Mondes (sur le roi Edouard, les ministres Asquith, Lloyd George, le leader
Balfour, etc.) avec une étude générale et rapide intitulée : « Un demi-siècle
à vol d'oiseau ». Un long séjour en Angleterre a donné à M. Filon,
malgré les résistances de sa nature rebelle, un certain sens de la vie et des
affaires anglaises ; ses contacts avec un grand nombre de personnalités poli-
tiques ou mondaines le renseignent de première main en matière biogra-
phique ou anecdotique. D'autre part, l'attention continue qu'il a prêtée
depuis quarante ans à l'évolution anglaise ne pouvait manquer de lui en faire
saisir quelques directions générales. On trouvera dans son livre des aperçus
souvent intéressants, parfois nuancés, et les impressions d'un observateur
averti, quoique décidément pessimiste. On n'y trouvera point, toutefois, un
résumé complet et satisfaisant de l'ample matière que son titre embrasse ; car
sa vision sociale a ses limites, que ne contribue pas à élargir une partialité
politique courageusement affirmée.
Dans le volume de M. Chesterton, on trouve toute sa personnalité
bruyante : sa verve un peu grosse, mais qui soudain éclate en inventions
lyriques, délicates et riches ; son langage incisif, volontaire, chargé d'an-
tithèses et d'associations imprévues ou plaisantes ; son ironie paradoxale
enfin, qui raille tous les aspects du présent, et prend triomphalement
le contre-pied des truismes du jour. Rationaliste comme les autres cri-
tiques de l'Angleterre contemporaine, il prosterne la raison aux pieds de
la tradition ; par les audaces de la libre satire, où d'autres infusent une
âme anarchiste, Nietzschéenne ou socialiste, il découvre et ramène au
jour, toutes fraîches d'originalité, les plus anciennes orthodoxies morales,
sociales, religieuses. Ce recueil d'articles brefs, réunis par un lien assez
lâche, répond à la préoccupation commune de tous les bons esprits
Livres récents sur Y Angleterre contemporaine ■ ■■■■ - 63
anglais : la crise où fléchissent les institutions politiques, et s'inquiètent les
habitudes mentales de la race. M. Chesterton nous apprend, lui aussi, « ce
qui cloche de par le monde » (what is wrong with the world). C'est que
l'homme — l'Anglais en particulier — a voulu raffiner sur les vieux prin-
cipes éprouvés de la civilisation, de la vie et de la conduite. Avant que les
doctrines, les mœurs, les gouvernements du passé, eussent pu vraiment
développer leur vertu féconde, la manie du changement a ouvert l'ère
anxieuse du progrès et des utopies. La famille se désagrège, et le foyer n'est
plus qu'un mot. L'impérialisme brutal et commercial a matérialisé la poli-
tique humaine. Oubliant le royaume domestique où régnait son empirisme
souverain, la femme prétend disputer à l'homme le domaine des spécialisa-
tions qui rétrécissent ; et le féminisme tue la féminité. Tout cela exprimé
avec la vigueur agressive, l'humour, les plaisanteries fortes, le courroux
biblique d'un Carlyle ; et mêlant étrangement des solutions radicales, la
haine robuste de la stupidité britannique, à des partis-pris résolument réac-
tionnaires. — On peut juger assez vaine cette prédication à rebours du
siècle, et trouver assez mince la substance doctrinale de ce prophète attardé.
Mais il est intéressant par tout ce qu'il représente ; c'est l'Angleterre profonde
— celle de jadis, celle d'hier, celle qu'on croyait éternelle — qui bataille en
lui, par lui, contre le monde nouveau qui la menace ; il est le polémiste de
la tradition, et il l'adapte aux ironies combatives du présent, aux exigences
d'une intellectualité qu'en son fond elle méprise. L. Cazamian.
COMPTES RENDUS
J. H. Rosny Aîné. — La guerre du feu, roman des âges farouches.
— Paris, Fasquelle, 191 1, in-18, 330 p., 3 fr. 50.
L'action du roman est constituée par les aventures de trois hommes d'une
tribu de l'âge paléolithique, qui s'en vont, le feu de la tribu s'étant éteint, à
la recherche d'autres hommes sur lesquels ils puissent le reconquérir. Ren-
contre de l'ours gris, du lion géant et de la tigresse, des mammouths, de
l'ours géant, lutte contre les Kzamms détenteurs du feu, contre les nains
rouges, rencontre des hommes au poil bleu, alliance avec les mammouths,
avec les Hommcs-qui-mcurent, dernier péril, et le pire de tous, par la
haine et la traîtrise d'un homme de la même tribu, ambitieux de s'appro-
prier le feu que Nam et ses compagnons ont si bravement et durement con-
quis : voilà les épisodes principaux de l'expédition. L'œuvre est belle et
forte. On se souvient de Vamireh, où les frères Rosny qui alors travaillaient
ensemble, s'étaient essayés au roman préhistorique. J'aime mieux ce nouvel
ouvrage, où il n'y a pas d'idylle romanesque, et où l'imagination s'est plus
sévèrement disciplinée. Je ne sais si un archéologue y trouverait tout vrai-
semblable, et si M. Salomon Reinach n'aurait pas d'objection à faire. Mais
certainement la vision de l'écrivain s'est soumise aux données exactes d'une
érudition étendue et sérieuse. Toute son invention a ses racines dans une con-
naissance précise. La synthèse est poétique, heureusement ; mais les éléments
64 Revue critique des Livres nouveaux
sont scientifiques. C'est le 5e livre de Lucrèce commenté à l'aide du Musée de
Saint-Germain. M'. Rosny a très ingénieusement adapté, modifié, selon la
science actuelle, sa vision des paysages du monde contemporain, pour compo-
ser d'admirables paysages préhistoriques ; il a de même défait la psychologie
de l'homme d'aujourd'hui pour imaginer les états rudimentairos des cons-
ciences de l'âge paléolithique. Il nous indique tous les commencements de
tout dans les associations de sensations et d'images qui tiennent lieu
aux hommes d'alors de réflexion et de raisonnement analytiques, dans les
inquiétudes sourdes, mêlées de joie, d'étonnement et d'admiration, devant des
phénomènes naturels qui n'affectent pas directement leur bien-être ou leur
sécurité. Nous qui possédons les conséquences, qui sommes à l'autre bout
de la chaîne, nous remarquons chez ces hommes d'il y a peut-être
cent mille ans des états d'où— au bout de combien de siècles ? — sortiront la
religion, l'art, la science, la philosophie, la stratégie, la politique, les
gouvernements, etc. Nous croyons ces hommes-là des primitifs : erreur.
Le monde était déjà vieux. Des sociétés déjà avaient vécu, et passé. Un
épisode nous montre les Homtnes-qui-meurent, une humanité plus vieille,
plus avancée, qui dégénère et déchoit et disparaît peu à peu, mais disparait
en léguant à un homme d'une humanité plus jeune et plus barbare deux
découvertes, un appareil à lancer le javelot, et l'art de tirer le feu du choc
de deux cailloux. Si bien que la tribu disparue et oubliée sera repré-
sentée anonymement dans la civilisation des âges futurs par ce double dépôt
qu'elle y aura laissé. Tout cela est d'une pensée originale en même temps
que d'une poésie saisissante. G. Lanson.
A. Hermant. — Histoire d'un fils de roi. — Paris, Fayard, s. d.,
111-4, 158 p., 1 fr. 50.
C'est un roman symbolique. Il est publié dans une de ces collections
économiques qui s'achètent et s'abandonnent au hasard des loisirs et des
trains : cela signifie sans doute qu'il y est question de choses vaines et de
gens qui sont comme s'ils n'étaient point. L'ouvrage n'a proprement ni
suite, ni méthode ; il s'en va au hasard des chapitres et s'arrête comme il
commence, sans raison ; ce qui veut dire assurément que la vie de ses fan-
toches n'est qu'une succession de hasards et d'accidents. La manière et le
style ne laissent pas d'être monotones ; Abel Hermant ne fait pas d'effort
pour renouveler l'agrément de sa prose et les surprises de ses ironies ; c'est
peut-être que, sous l'apparente liberté de leurs caprices, ces gens du monde
traînent la plus monotone et la plus plate des destinées.
Il y a d'ailleurs autre chose que des défauts, même symboliques ; il y a
un rare talent et une force de satire qui font d'Abel Hermant l'héritier direct
des conteurs du xvme siècle. La comparaison n'est pas neuve ; mais elle est
juste. L'ouvrage côtoie sans cesse l'actualité ; les noms et les aventures
s'inscrivent d'eux-mêmes sous le masque qui les transpose; ce fut là bien
souvent le plaisir ou l'audace des Diderot, des Crébillon et des autres. La
réalité y est figurée en traits incisifs qui ne retiennent des pensées et des
choses que les lignes saillantes ; le style dédaigne l'éclat pittoresque des
apparences ou les troubles remous des émotions ; Crébillon encore,
d'Argcns, Duclos ou Laclos aimèrent ainsi la hâte précise des silhouettes et
Histoire — 6r>
la froideur aiguë et nonchalante des ironies. Comme eux, Abel Hcrmant
est un raisonneur ; il reste du siècle où l'on fit la physique de la morale, de
l'amour et de la pensée ; il s'inquiète avec une allègre subtilité des raisons de
ses déraisons et des ficelles de ses marionnettes.
Il reste seulement qu'il est plus féroce que ses devanciers ou que la vie
s'est faite plus sinistre. Ceux qu'évoquent maints romans du XVIIIe siècle
n'avaient sans doute pas d'autre règle que leur plaisir. Mais du moins la
suivaient-ils avec méthode, intelligence et parfois avec génie. S'ils n'avaient
pas de cœur ni de conscience ils avaient du goût ou pour le moins de la
curiosité. Près d'eux les Barbance et les Trousselière et les autres font figure
décourageante. Ils ont la continuité de l'incohérence et leur seul mobile est
le hasard de l'opinion. Le vice sans doute dégénère, comme la richesse et
l'oisiveté. Cela n'est pas pour déplaire à ceux qui ne sont ni oisifs ni riches.
D. Moknht.
Fr. Christol. — L'arl dans l'Afrique australe. Impressions et
souvenirs de mission. — Paris, Berger-Levrault, 191 1, in-4, 144 p.,
218 ill. dont 205 fig., 10 francs broché.
M. Christol est missionnaire protestant et il a passé, avec sa famille,
vingt-six ans chez les Bassoutos du sud de l'Afrique. Doué d'un joli talent
de dessinateur, il a pris, chemin faisant, beaucoup de croquis et de notes de
voyage dont il nous offre l'essentiel dans un aimable volume illustré de nom-
breuses images. Mais ce n'est pas seulement un livre de voyage, comme
ont plaisir à en lire ceux qui se passionnent pour les descriptions des pays
lointains. Les archéologues et les historiens y trouveront aussi leur profit,
parce que l'auteur a eu la bonne idée de recueillir beaucoup de documents
sur l'art du dessin chez ces peuples sauvages. Peintures et gravures sur
parois de rochers, ornementations de calebasses et de bâtons, armes anciennes,
statuettes de bois et d'argile, poteries, tissus, objets mobiliers, construction
des huttes et des paillottes, tout a été vu d'un œil qui observe bien et a été
reproduit avec fidélité. Les folk-loristes y puiseront aussi quelques rensei-
gnements sur les contes, sur la langue, les noms et surnoms. C'est pour-
quoi M. Ph. Berger, linguiste et orientaliste connu, a voulu présenter
lui-même au public l'ouvrage de M. Christol dans une préface où il fait
ressortir l'intérêt de ces matériaux rassemblés.
En effet, ces notes sont d'autant plus précieuses que M. Christol, incité
par sa culture générale et par sa curiosité d'esprit naturelle à examiner ce
qui se passait autour de lui, n'est pas un savant ni un professionnel des études
ethnographiques. Il a regardé et dessiné sans aucun parti-pris, sans théorie
préconçue. Il n'ignore pas l'importance du folk-lore, mais il est visible qu'il
n'a lu aucun des travaux de Lange, ni de Crosse, ni de Frazer ou de
S. Reinach en la matière. On ne peut donc lui prêter aucune idée, même
involontaire, de préciser ou d'arranger les détails. On consultera avec
d'autant plus de plaisir les belles planches en couleurs où nous revoyons
quelques monuments déjà connus, comme la curieuse peinture représentant
le combat entre deux tribus sauvages dont l'une défend son troupeau de
bœufs, la chasse à l'autruche où un indigène revêtu de la peau d'un des
oiseaux s'approche furtivement des autres bêtes un peu inquiètes. D'autres
66 — Revue critique des Livres nouveaux
scènes sont inédites et permettent de comprendre le caractère pittoresque et
naturaliste de cet art qui, par tant de traits, rappelle, comme le remarque
justement M. Christol, les primitives ébauches du dessin grec lui-même. Ici
encore l'historien comprendra la force impérieuse qui régit en tous lieux les
premières manifestations de l'art naissant et il ne cherchera pas à les expliquer
par de vaines hypothèses sur les transmissions de peuple à peuple ni par
les migrations des symboles écrits. E. Pottier.
Ph. E. Legrand. — Daos. Tableau de la comédie grecque pen-
dant la période dite nouvelle. (Annales de l'Université de Lyon, nouvelle
série, II, 22). — Lyon, Rey, Paris, Fontemoing, 19 10, in-8, 673 p.,
15 fr.
De récentes découvertes ont précisé nos connaissances sur la comédie
grecque « nouvelle » qui, à l'époque d'Alexandre, succède, après une
comédie « moyenne » assez mal connue, à la comédie « ancienne » d'Aristo-
phane et de ses émules, et qui, par sa matière comme par ses procédés dra-
matiques, est, plus même que de celle-ci, proche de notre comédie classique.
Le moment était propice pour faire la somme des renseignements que nous
possédons sur la « nouvelle » et en dresser un tableau d'ensemble. C'est ce
qu'a fait M. Legrand dans un ouvrage considérable, avec une science appro-
fondie et sagace, et une conscience scrupuleuse qui mérite toute louange et
même, si l'on songe à la masse du labeur, toute admiration. Il y a dans ce
gros volume, dont le plan est irréprochable et où l'on ne s'égare pas un
instant, tout ce qu'on peut savoir sur le genre étudié. La matière de la
comédie nouvelle : personnages, types, caractères, aventures, psychologie,
observation réaliste et fantaisie ; — sa structure : l'action et ses ressorts, les
conventions théâtrales, les procédés dramatiques ; — sa valeur comique et
morale, les causes de son succès et sa place dans l'évolution de la littérature
grecque, tels sont les sujets que traite successivement et qu'épuise presque
M. Legrand. Sur un seul point, et qui est important, le livre laisse prise
encore à la discussion. Même après les récentes découvertes, les imitations
de Plaute et de Térence restent notre source essentielle pour la connais-
sance de la comédie nouvelle. Mais dans quelle exacte mesure peut-on
juger de celle-ci par celles-là ? La question est traitée dans plusieurs cha-
pitres du livre ; peut-être ne l'est-elle pas encore assez complètement ; il
semble souvent que l'auteur traite les comédies latines comme si elles étaient
les comédies grecques elles-mêmes, sans que cette attitude d'esprit se trouve
assez justifiée.
Le livre de M. Legrand est un livre de science. Mais il doit être recom-
mandé à tout le public curieux de la littérature universelle : n'est-ce pas à
elle qu'appartient la comédie de Ménandre ? Je me demande si ceux qui ont
traité de la comédie nouvelle, et M. Legrand lui-même, l'ont assez fait
ressortir. N'est-ce pas en somme dans cette comédie . que pour la première
fois sur la scène, et dans tout le domaine littéraire, la question des rapports
des sexes, et si Ton aime ou n'aime pas, et si l'on épouse ou n'épouse pas,
apparaît comme la grande affaire ? Rudimentaires, à coup sûr, ces intrigues
plutôt romanesques qu'amoureuses, avec leurs insipides procédés, reconnais-
sances, enlèvements, substitutions, et tout extérieures et sans âme, et
Histoire ======================^^ 67
d'observation assez petite et médiocre ; mais enfin le thème est donné, et du
« théâtre d'amour » les variations rempliront les siècles.
Il faut donc souhaiter, avec un critique, que « Daos entre là où beau-
coup d'ouvrages d'érudition trouvent porte close. » Mais il faut lui frayer la
route et j'exprimerai un désir. Il est bien gros, Daos ; il coûte cher; il fait partie
d'une collection de livres qu'on ne trouve pas chez son libraire. Et, allant plus
au fond, disons que, pour le lecteur moyen, non spécialiste, le développement
si consciencieux n'en va pas sans quelque longueur, quelque monotonie,
quelques énumérations trop prolongées, quelques redites enfin. Je voudrais
que M. Legrand fût charitable pour ce lecteur moyen : le sujet en vaut la
peine. Et je rêve un Daos « grand public », un Daos in-16, sans notes,
raccourci et allégé, et qui marcherait d'un pas, toujours aussi sûr, mais
plus alerte. Celui-là, je tiens qu'il ferait très vite son tour de France.
E. Cahen.
Ramôn Menéndez Pidal. — L'Épopée castillane à travers la litté-
rature espagnole. Traduction de Henri Mérimée. — Paris, A. Colin,
19 10, in-16, xvi-306 p., 3 fr. 50.
M. Menéndez Pidal s'est proposé de suivre, dans tout le cours de la
littérature espagnole, les « merveilleuses migrations de l'épopée », laquelle,
d'après lui, « anime tous les genres littéraires » (p. 2). En d'autres termes,
il ne s'est pas borné à étudier les chansons de geste et leurs dérivés immé-
diats qu'on dit être les romances (ch. I-V) ; il a voulu aussi montrer com-
ment, depuis le xvie siècle jusqu'à nos jours, tels dramaturges, poètes ou
romanciers ont mis en œuvre la « matière épique castillane », ou, pour
parler une langue plus claire, interprété des thèmes épiques empruntés soit
directement soit indirectement aux cantares et au Romancero. Ce sont donc
deux sujets connexes, mais distincts que l'auteur a traités : on reconnaîtra
sans peine que le premier l'emporte de beaucoup en intérêt et, par là, mérite
seul de retenir l'attention du critique.
Etant donné la personnalité de M. Menéndez Pidal, le nombre et la
valeur de ses précédents travaux, — quelques-uns, hors de pair, ont eu un
retentissement considérable, — on ouvre ce petit volume avec une curiosité
très vive. Avouerons-nous que l'on ne tarde pas à éprouver quelque décep-
tion, ou plutôt quelque surprise ? M. Menéndez Pidal qui, par ailleurs, a
renouvelé tant de questions épuisées en apparence, tend toujours ici à
accepter, confirmer, renforcer les opinions traditionnelles. Qu'il s'agisse de
l'épopée, qu'il s'agisse des « romances », la doctrine qu'il soutient est évi-
demment forte et cohérente, mais à la condition que l'on admette les
théories antérieures des Gaston Paris et des Rajna, des Durân et des Mila y
Fontanals. Or, la plupart de ces théories sont battues en brèche, ruinées, ou
menacent ruine. Avant peu, si nos renseignements sont exacts, il sera
prouvé que les plus anciens « romances » historiques ne sauraient être con-
sidérés comme « des fragments des longs poèmes de la décadence ». Et dès
à présent, quand on s'occupe de chansons de geste, est-il permis d'attribuer
à ce genre spécial une origine indéfiniment lointaine ? Est-il permis de
supposer que les poèmes dont nous possédons le texte, ont été composés
sous l'influence des événements qu'ils relatent, ou reposent sur d'autres
68 Revue critique des Livres nouveaux
poèmes, aujourd'hui perdus, mais nés eux-mêmes des événements ? Est-il
permis enfin d'appliquer à ces poèmes épiques le qualificatif trompeur de
« populaire », qui, destiné à tout expliquer, n'explique rien, ou pas
grand'chose ? Que M. Menéndez Pidal reprenne contact avec les beaux livres
de M. J. Bédier, et qu'il se reporte ensuite à certaine phrase qu'il a lui-
même écrite : « Plusieurs traditions épiques sont en rapport étroit avec
l'histoire de quelques grands monastères » (p. 264). Alors peut-être abandon-
nera-t-il ses hypothèses concernant l'origine germanique de l'épopée castil-
lane, l'existence d'une épopée visigothique, l'existence d'une épopée castil-
lane formée dès le xe siècle, etc.
En dépit de ces réserves, fondamentales, et d'autres, accessoires, qu'il
serait aisé de formuler, l'ouvrage de M. Menéndez Pidal vaut, cela va sans
dire, qu'on le tienne en haute estime : après l'avoir étudié page par page, les
hispanisants de toutes nationalités en feront leur profit, pour des motifs et à
des titres divers ; quant au public français, qui d'ordinaire ignore complè-
tement la littérature espagnole, il apprendra beaucoup dans cet exposé que
l'on aurait désiré plus original, plus hardi, mais qui n'en demeure pas moins
fort savant et méritoire. L. Barrau-Dihigo.
E. Berteaux. — Donatello (Collection des Maîtres de l'Art). —
Paris, Pion, 1910, in-8, 255 p., 3 fr. 50.
Donatello a été un des plus grands sculpteurs de l'Italie, le plus connu,
sans doute, après Michel-Ange. Sa popularité actuelle vient de la passion
qu'il a apportée dans son art. Il s'est servi de la forme pour exprimer la vie.
Moins épris de rythmes, moins ample que Ghiberti, moins serré et moins
nerveux que Verrocchio, moins large que Jacopo délia Quercia, moins
ingénu que Mino da Fiesole, moins féminin qu'Agostino di Duccio, il a une
puissance de sentiments dont n'approche aucun autre, et il a éprouvé et
exprimé, avec une intensité égale, les impressions les plus opposées. Il a
célébré la jeunesse avec un éclat incomparable et le Saint Georges d'Or San
Michèle à Florence reste, pour nous, une image parfaite du héros à l'aurore
de la vie ; il a chanté l'enfance potelée et bruyante à Padoue, ou dans la tri-
bune aux chanteurs de Santa Maria del Fiore ; mais il est aussi l'auteur du
Zuccone à la figure hideuse, d'un Saint Jean-Baptiste émacié, et de la Madeleine
du Baptistère de Florence, déformée par l'âge et la pénitence.
La biographie que M. Berteaux consacre à cet artiste demeuré si près
de nous est établie avec la rigueur scientifique la plus scrupuleuse ; elle
nous donne l'essentiel de ce qu'il est possible d'affirmer aujourd'hui sur
Donatello et s'accompagne d'une bibliographie critique très étendue.
Les reproches que l'on pourrait adresser à ce travail excellent dérivent
des scrupules mêmes de l'auteur. Il a voulu faire uniquement une biogra-
phie et, au début, il a supposé, chez ses lecteurs, une connaissance de l'état
de la sculpture italienne au seuil du xve siècle qui, probablement, manquera
à la plupart d'entre eux. Il s'est méfié de sa sensibilité et a parfois exprimé
avec trop de réserve son admiration pour les œuvres dont il définissait l'im-
portance. Toutes les fois que M. Berteaux a élargi son horizon ou qu'il a
développé, avec plus de liberté, ses impressions, il l'a fait avec un rare bon-
heur ; je citerai, parmi les parties les mieux venues de son ouvrage, l'étude
Histoire ■ 69
rapide consacrée à l'histoire du bas-relief, ou au thème artistique des
Amours.
M. Berteaux montre qu'aucun témoignage ne permet actuellement
d'affirmer que Donatello ait connu les œuvres de Claus Sluter et qu'il en ait
subi l'influence. A défaut d'une filiation directe, il est à présumer que l'au-
teur du Puits de Moïse et celui du Zuccone ont subi des actions très générales
analogues. Il eût été intéressant de les rechercher.
M. Berteaux a rejeté en un chapitre spécial l'étude de ce que Donatello
fut en tant qu' « homme ». Il eût, peut-être, été préférable de ne pas disso-
cier cette préoccupation de l'ensemble de l'ouvrage. En un dernier chapitre
très ingénieux, l'auteur résume ce que Donatello apportait de nouveau à
l'art italien et expose les raisons qui rendirent stériles la plupart de ses leçons.
L. RoSENTHAL.
E. Levasseur. — Histoire du Commerce de la France. (Première
partie : Avant 1789). — Paris, Arthur Rousseau, 191 1, gr. in-8, de
xxxm-610 p., 12 fr. 50.
M. Emile Levasseur, administrateur du Collège de France et créateur en
France de l'histoire économique, fait preuve, avec ses quatre-vingt-trois
ans, d'une activité infatigable. Il vient de condenser un enseignement de
plusieurs années dans le gros volume que nous mentionnons ci-dessus et
qui est le premier ouvrage d'ensemble sur le sujet.
Le champ que l'auteur embrasse est immense : une vingtaine de siècles
dans le temps ; et, pendant cette longue durée, le va-et-vient des échanges à
l'intérieur du pays ou avec les nations étrangères, les voies et moyens de
communication, l'évolution des monnaies et du crédit,' la grandeur et la
décadence des marchés et des foires, la fondation et l'exploitation des colo-
nies, les variations des tarifs douaniers, voilà les principaux points qui atti-
rent tour à tour l'attention de l'historien.
La matière y est divisée en sept livres et en neuf périodes. C'est peut-
être sur la multiplication excessive de ces périodes, subdivisées encore en
sous-périodes, que pourrait porter la critique. Elles sont trop souvent datées
par l'avènement d'un roi, c'est-à-dire par un accident politique qui n'a pas
nécessairement une importance économique. Il vaudrait mieux, à mon avis,
qu'elles fussent déterminées par quelque grand changement dans l'organisme
social, ou simplement dans les conditions et l'étendue du marché commer-
cial.
Cela dit, il faut rendre justice à la conscience de l'écrivain, à sa richesse
d'informations, surtout pour l'époque moderne, à l'effort souvent heureux
qu'il a fait pour classer une multitude de données très diverses. C'est en
somme un livre de haute vulgarisation, pareil à un grand réservoir d'où il
est à souhaiter que les notions précises, dont il est plein, se répandent en
nappes fécondantes dans notre enseignement secondaire. G. Rexard.
P. Hazard. — La Révolution française et les Lettres italiennes. —
Paris, Hachette, 19 10, in-8, 500 p., 10 fr.
Ouvrage important, abondamment et solidement documenté ; ample
répertoire des relations littéraires entre la France et l'Italie de 1796 à 181 5,
70 — Revue critique des Livres nouveaux
qui se trouve être en même temps un chapitre fondamental de l'histoire de
la littérature italienne pendant la même période. Avec cela beaucoup d'idées,
beaucoup de finesse et d'animation.
L'auteur nous apprend : comment les idées françaises pénètrent avant
les armées françaises et avec elle ; dans quels domaines elles agissent princi-
palement ; comment l'esprit italien essaie d'abord de réagir ; puis, après
1800, comment s'exerce la pression napoléonienne sur les esprits, comment
s'organise la résistance sur les terrains où elle est permise : la philosophie,
la littérature, la langue ; enfin comment les littératures du Nord, par l'inter-
médiaire de la France même pénètrent en Italie et y contribuent à la
transformation définitive de l'esprit public et à la fin de l'hégémonie fran-
çaise.
J'avoue que sur cette construction, sur cette histoire, quelque peu dra-
matique, de la lutte entre l'esprit français et l'esprit italien, je crois qu'il y
aurait à redire. Les choses ne se sont pas probablement passées tout à fait
ainsi. Et la thèse favorite de l'auteur : que l'influence de la Révolution fran-
çaise prépare la fin de l'hégémonie française, est un peu trop ingénieuse,
non pas pour être vraie (il se peut qu'elle le soit), mais pour servir de fil con-
ducteur à une aussi vaste matière historique. Il est vrai que, dans le corps du
livre, sous la masse des faits le système souvent disparaît ; on ne voit plus
— et c'est bien — que l'histoire intellectuelle du peuple italien, exposée avec
une abondance, une largeur de vues, et, en particulier, un soin dans l'étude
des conditions de la vie intellectuelle, des procédés et des agents de l'impor-
tation, des phénomènes collectifs, des rapports entre la littérature et l'esprit
public, qui sont encore aujourd'hui chose rare.
L'auteur aurait dû dire plus clairement, pour éviter tout malentendu,
qu'il ne donnait pas toute l'histoire intellectuelle de l'Italie pendant cette
période. Il manque à ce livre, pour donner à l'ensemble des faits qu'il rapporte
sa juste valeur, une sorte de contrepartie, où serait montré : i° tout le
travail intellectuel qui se poursuit en dehors de l'influence française comme
en dehors de la réaction qu'elle provoque; 2° le considérable bagage intel-'
lectuel (importé ou national) antérieur à la Révolution française, et qui agit
en même temps qu'elle.
Il y aurait beaucoup de choses, et importantes, à ajouter à ce qui est dit
des « Effets de la Révolution avant la conquête » ; en dépit de ce qu'annonce
son titre, l'auteur a sacrifié (36 pages sur 500) cette période de sept années,
où pourtant l'influence française est si forte, malgré la réaction, et qui éclaire
si utilement les vingt années suivantes.
Enfin, j'aurais aimé un peu plus de discernement dans l'emploi des docu-
ments, jetés en trop grande abondance dans le texte, alors qu'un grand
nombre auraient mieux figuré en note ou mieux encore dans des réper-
toires analytiques en appendice. L'accumulation des « faits à l'appui » produit,
à plusieurs endroits, le contraire de l'évidence ; et le « significatif » est quel-
quefois sacrifié au pittoresque. Savoir maîtriser le document, c'est l'art des
maîtres : M. Hazard, qui est à ses débuts, nous le montrera dans son pro-
chain ouvrage.
J. Luchaire.
Géographie ■ ■ 71
P. Walle. — Au Brésil. De F Uruguay au Rio de Sûo Francisco. —
Paris, Librairie orientale et américaine, E. Guilmoto, 19 10, in-8,
xvm-444 p., 8 fr. 50. — Au Brésil. Du Rio Sào Francisco à l'Amazone.
— Ibid., 1910, in-8, 464 p., 10 fr.
M. Paul Walle publie dans ces deux volumes les résultats d'une vaste
enquête qu'il vient d'entreprendre dans les différentes parties du Brésil. Déjà
familier avec l'Amérique du Sud, auteur d'un livre apprécié sur le Pérou
économique, M. Walle visitait pour la quatrième fois les pays dont il nous
parle. On peut dire qu'il est allé partout, cherchant sans parti-pris à se
rendre compte, disant simplement ce qu'il a vu, avec la seule préoccupation
d'être utile à ses compatriotes. L'ouvrage est donc avant tout pratique.
M. Walle s'excuse d'avoir systématiquement écarté les anecdotes et
menus incidents de voyage. Nous avons tant de livres qui ne sont que des
recueils d'anecdotes qu'on lui saura gré, au contraire, d'avoir fait œuvre
sérieuse. A vrai dire, l'art d'exposition fait un peu défaut; il y a parfois sur-
abondance de renseignements, l'essentiel ne se dégage pas toujours assez
nettement de ces pages trop pleines ; mais pour qui voudrait voyager au
Brésil, y nouer des relations commerciales, pour qui veut simplement être
informé sur les ressources et le développement du pays, en un temps où les
capitaux français sont de plus en plus sollicités à s'y employer, l'ouvrage est
à recommander sans réserve. M. Walle s'est acquitté en conscience de la
mission que lui avait confiée le Ministre du Commerce.
Il ne peut être question de rendre compte en quelques lignes de livres
qui contiennent tant de choses. L'enseignement qu'on retire de leur lecture,
c'est que le Brésil, depuis une période qu'on peut faire commencer avec
l'établissement de la république (1889), est en très grand progrès. La capi-
tale, Rio de Janeiro, a été transformée, assainie ; les grands ports ont été
aménagés ou sont en train de l'être. Partout des lignes ferrées, des télé-
graphes ont été poussés vers l'intérieur. Dans les grands centres, des établis-
sements industriels ont été créés. Les États du Sud ont surtout gagné : la ville
de Sào Paulo a passé de 35.000 habitants, en 1890, à 340.000 en 1910;
Santos, où régnait en permanence la fièvre jaune, est aujourd'hui une ville
de 70.000 habitants. Porto Alegre, la capitale du Rio Grande do Sul, a plus
que doublé sa population depuis vingt ans ; elle compte aujourd'hui
100.000 habitants. Presque partout le pays est salubre ; même dans le bassin
de l'Amazone, sur lequel régnent encore tant de préjugés, l'Européen peut
vivre et se livrer au travail. Les fièvres paludéennes n'y sévissent guère que
sur les chercheurs de caoutchouc, dont l'hygiène est déplorable. M. Walle
cite cet exemple probant qu'en pleine forêt vierge, sur les chantiers du che-
min de fer Madeira-Mamoré, la santé des terrassiers italiens et espagnols
reste très satisfaisante. Il est vrai qu'on n'embauche que des hommes
sobres et robustes et que l'alcool est sévèrement proscrit. Le pays est im-
mense, la mise en valeur, sur beaucoup de points, en est à peine commencée,
les possibilités de développement sont infinies. Est-ce à dire qu'il n'y ait
aucune réserve à faire ? Le Brésil, sauf dans sa partie méridionale, est un
pays tropical et le climat y pèse sur l'organisme humain ; d'autre part, les
iacilités qu'offre la vie, n'incitent guère à l'énergie. L'indolence native paraît
sans remède, surtout dans les vieux États du Nord où dominent les nègres et
72 Revue critique des Livres nouveaux
les gens de couleur. Il faut signaler encore le danger de cultures ou d'ex-
ploitations trop exclusives. On sait à quelle crise économique a conduit dans
l'Etat de Sào Paulo la culture presque unique du caféier. L'exploitation à
outrance des arbres à caoutchouc, sans qu'on prenne soin de créer des plan-
tations d'hevea, paraît menacer à bref délai les États de l'Amazone. La cri-
tique est donc à côté de l'éloge et le témoignage de M. Walle n'en a que
plus de prix. Ces deux livres sont ornés de nombreuses phototypies mon-
trant l'aspect des villes, des cultures, les principaux sites. La grande carte du
Brésil qui les accompagne est à la fois trop petite d'échelle, et d'une exécu-
tion bien médiocre. Elle est presque illisible. On a bien fait d'y suppléer
dans le second volume par de petites cartes des différents Etats, encore que
la représentation du relief y soit bien archaïque. L. Gallois.
E. F. Gautier. — La Conquête du Sahara (Essai de psychologie
politique). — Paris, A. Colin, 1910, in-12, 272 p., 3 fr. 50.
L'auteur avait écrit sur le Sahara, qu'il connaît pour l'avoir parcouru
lui-même, le livre d'un savant (1). Ensuite, comme pour un délassement,
sa plume s'est faite ironique, et le polémiste a remplacé le géographe. Le
livre est attrayant. M. Gautier, avec une discrétion charmante d'ailleurs,
laisse deviner certains dessous amusants, par quoi s'expliquent tant d'affaires
coloniales, celle d'In-Salah entre autres. Dans de pareilles entreprises la
part du hasard est grande et très souvent l'inattendu vient bouleverser les
projets qu'élaborent les bureaux du ministère. Et pourtant ces événements
imprévus ont leur logique à eux, très rigoureuse, même. — La dernière
partie résume les idées fort intéressantes de l'auteur sur le Transsaharien : s'il
ne faut pas se faire illusion sur la valeur économique du Sahara, l'on doit
pourtant cesser de considérer ce chemin de fer « comme une utopie ridi-
cule ». Le Transsaharien se fera et cette « grande voie de communication
mondiale » coûtera à établir moins cher qu'on ne pense. Le grand public vit
dans une ignorance profonde et regrettable de ce qui touche notre empire
colonial. Aussi M. Gautier fait-il bien d'avoir écrit un livre plaisant qui ne
rebutera pas ce genre de lecteurs. Peut-être seulement les a-t-il supposés
plus savants qu'ils ne sont ; un chapitre manque, au début, où la question
saharienne serait délimitée nettement, et située dans le temps et dans l'espace.
L'on serait presque tenté de faire à l'auteur le reproche, qu'encourent sou-
vent les spécialistes, d'avoir quelquefois sous-entendu l'essentiel.
A. d'Estournelles de Constant.
M. deGasté. — Réalités imaginatives... Réalités positives. Essai d'un
code moral basé sur la science. — Paris, Alcan, 191 1, in-8, 347 p.,
7 fr. 50.
M. de Gasté, homme de sport, conçoit à quarante ans l'importance du
raisonnement scientifique dans l'amélioration du cheval trotteur, et, ne pou-
(1) Gautier, Le Sahara algérien, Colin, 1908, in-8.
Sciences — -. 73
vant imposer ses convictions aux éleveurs imbus de préjugés, reconnaît le
danger de l'argument d'autorité tant dans la vie courante qu'au point de vue
moral. Après avoir « révisé ses convictions », dit M. Le Dantec dans la
préface, « il a pensé que son travail pourrait être utile à ceux qui ont une vie
analogue à la sienne; il a écrit un livre pour les gens de ce monde auquel il
appartenait naguère par la forme de son esprit, et où l'on croit aisément tout
savoir parce qu'on ne s'est jamais rien demandé. »
Il y a, d'après M. de Gasté, des Réalités positives que nous indiquent la
réflexion, l'observation et la démonstration expérimentale ; les principes
de la morale doivent être basés sur elles et nullement sur l'opinion ou la
coutume, qui ne sont que le résultat d'impressions n'ayant aucun rapport
avec la réalité des choses ; d'où des définitions du bien et du mal, du droit
et du devoir. La morale naturelle doit reposer sur des principes naturels, et
ceux qui paraissent le mieux convenir sont les lois de l'Evolution des êtres
déduites de la doctrine darwinienne : la loi de Sélection par le meilleur, la
loi d'Adaptation à un milieu, la loi de Survivance des plus aptes, la loi de
Formations lentes, la loi de l'Évolution,... la loi de la Division du travail et
celle de l'Interdépendance sociale. Ces conclusions résultent d'une discussion
comparée des enseignements de la Science et de la Religion (p. 49-86).
L'auteur examine ensuite l'origine de la pensée, l'automatisme de la pensée,
l'intelligence de la pensée et l'évolution de la pensée (p. 89-344).
C'est en somme un livre intéressant pour les philosophes qui y trouve-
ront souvent une fraîcheur d'idées et de termes, rare dans ce domaine, mais
assez confus, parce qu'on y trouve les traces d'une lecture hâtive de plusieurs
ouvrages médiocres. L. Blaringhem.
A. Colson. — L'essor de la Chimie appliqua (Bibliothèque de
Philosophie scientifique). — Flammarion, Paris, 19 10, in-*8, 349 p.,
3 fr. 50.
Le livre de M. Colson renferme un exposé consciencieux du mouvement
scientifique le plus important, peut-être, des temps modernes ; depuis la
fabrication de la fonte jusqu'à la synthèse des parfums les plus subtils, la
chimie a mis son empreinte sur tous les produits de notre civilisation. L'au-
teur passe en revue ces multiples industries, dont le nombre est tel qu'il est
forcé de ne consacrer à chacune qu'une rapide monographie ; et ceci est la
principale critique que je me vois contraint d'adresser à ce livre ; il parait
impossible, dans un ouvrage de vulgarisation, de traiter un sujet aussi vaste
sans se résigner à y faire de larges coupures ; quelques exemples, bien choisis
et développés à loisir, vaudraient mieux qu'une accumulation de faits, de
réactions et de données numériques où l'esprit risque de s'égarer. Et, comme
si le sujet n'était pas déjà trop vaste, M. Colson a cru bon d'y ajouter des
questions qui ne se rattachent à la chimie appliquée que par un lien assez
lâche : les expériences de Ramsay et la dégradation des éléments, les
enzymes, les diastases, le charbon, la rage, la diphtérie, la lumière ultra-
violette, la loi des phases, l'entexie, que sais-je encore ! Ne vaudrait-il
pas mieux extraire, à l'intention du lecteur, la moelle de cette grande
évolution chimique, en montrer les voies générales, et déterminer les facteurs
agissants ?
74 — Revue critique des Livres nouveaux
Cette critique faite, je ne puis oublier que ce livre, écrit par un auteur
de compétence indiscutable, s'appuie sur une documentation très complète
et très moderne. Mais je ne puis comprendre comment l'éditeur a osé « illus-
trer » l'ouvrage par des figures qui deshonoreraient le cahier d'un mauvais
élève de dixième ; une pareille négligence est sans excuse.
L. HOULLEVIGUE.
LIVRES ANNONCÉS SOMMAIREMENT.
LITTERATURE.
E. Moselly. Joson Meunier. — Paris, Ollendorff, in-16, 3 fr. 50. — Un pauvre
paysan lorrain, meurtri par les durs travaux et par les douloureuses épreuves, a
reporté sur son fils toutes ses espérances. Tandis qu'il « trime comme un sau-
vage », une idée le réconforte : « Mon fils sera plus heureux que moi ! » Il se
saigne pour mettre l'enfant au collège. Et Maurice triomphe aux distributions des
prix — entre à l'École Polytechnique — en sort lieutenant d'artillerie — épouse
la fille du riche voisin, de l'orgueilleux industriel — ; bref le voilà un « Mon-
sieur » — qui n'a plus que mépris pour son bonhomme de père. Maintenant
Joson avec sa blouse, ses mains calleuses, son parler rustique, lui fait honte. Et
le pauvre vieux, mis au rancart, ne songe plus qu'à se terrer, loin du fils ingrat,
en attendant la mort libératrice. — Cette simple et touchante histoire, qui est
parfois une histoire vraie, M. Moselly l'a contée avec une émotion discrète, dans la
manière sobre et délicate qui fit naguère le succès de Jean des Brebis et de Terres
lorraines. Cette fois encore, c'est dans des paysages lorrains que s'encadre le
récit ; ils lui ont communiqué, semble-t-il, leur distinction un peu sèche et leur
finesse un peu grêle. On saura gré d'ailleurs à M. Moselly de n'avoir pas écrit
un roman à thèse : dans ce genre, et sur la question que soulève le sujet traité,
Y Étape de M. Bourget suffit. M. Lange.
Jane Catulle-Mendès. Les petites confidences. Che\ soi, avec un portrait de l'auteur par
Albert Michaut. — Paris, Sansot, 191 1, in-12, o fr. 90. — Petites, toutes petites
confidences, et pourtant que d'énormités ! l'idolâtrie de soi-même y est sans
bornes. Orgie verbale, littératurite poussée au paroxysme. C'est un document
pour une pathologie de la littérature contemporaine. Ainsi pris, ce ne serait pas sans
valeur. J. Merlant.
C. Jakobowski. Werther le JuiJ. — Paris, Librairie nationale, 191 1, 3 fr. 50. — On a
jugé à propos de traduire ce médiocre roman judéo-allemand. Le seul intérêt
qu'il présente, en sa naïveté, est de faire connaître à qui ne les connaît pas quel-
ques manières d'être étrangères : mélange de sentimentalité, de brutalité et de
muflerie. P. D.
C. Dormier. Le Val d'Amour, nouvelles franc-comtoises. — Paris, Nouvelle Librairie
Nationale, 1910, in-18, 3 fr. 50. — Un des meilleurs volumes de la collection
des écrivains régionaux, les Pays de France. Des récits courts, alertes, où s'ex-
priment les divers aspects du caractère comtois, tels que les définit la brève pré-
face. Le livre s'ouvre et s'intitule par la légende, assez connue, de la vouivre du
Val d'Amour, c'est-à-dire du pays de la Loue entre le Doubs, le Jura et la forêt
de Chaux. Mais ensuite les usages et les paysages décrits évoquent la Comté
presque entière, de Montbéliard à Salins. Le cadre sobre de chaque nouvelle, les
traits de mœurs variés sont excellents. Très heureux aussi, mais avec quelque
excès de stylisme, de manière, les tableautins rustiques, les poèmes en prose de
Livres annoncés sommairement r ■ j .. 75
la fin. Quant aux -récits ils ont tous, mais ils ont trop, et trop uniformément, une
qualité, certes, qui manque à plus d'un recueil analogue : l'invention drama-
tique — ou mélodramatique. Scènes de vengeance jalouse et de guerre, ren-
contres fortuites et douloureuses d'êtres rapprochés des extrémités du monde,
rien là-dedans qui, pris à part, ne soit, à la rigueur, vraisemblable et même émou-
vant : au reste, une tradition orale, souvent un fait réel, a fourni maint sujet.
Mais de ces sombres accidents, en série, l'un fait tort à l'autre. Érigé en système,
le recours littéraire au hasard ou au crime est un système puéril, faux et froid.
On lira donc ce recueil à petites doses, par intervalles, en s'attachant plus à l'at-
mosphère, au détail, qu'aux faits eux-mêmes et surtout qu'aux dénouements.
J. Bury.
M. Morel. Violettes et primevères. Poésies enfantines, pièces à dire. — Paris, Larousse,
s. d. [191 1 j, in-12, 1 fr. 50. — M. Maurice Morel a écrit déjà sur les enfants et
la famille de fort jolies choses, délicatement senties et exprimées avec une heu-
reuse originalité. Aujourd'hui c'est pour les enfants eux-mêmes qu'il écrit : son
inspiration, qu'a toujours dominée une haute culture philosophique et un souci
esthétique très avisé, se fait ici toute simple et familière et tente de mettre le
Beau et le Vrai à la portée des tout petits. Tâche difficile, où l'auteur a souvent
réussi : si les fresques enfantines à sujet historique ont un aspect un peu bana-
lement primaire, toute la première partie est fine, jolie et accessible. Ce livre
plaira, il sera lu, récité et justement aimé des petits et des grands. F. Gaiffe.
Jeanne Termier. Derniers Refuges (Poèmes). — Paris, Grasset, in-12, 1910, 3 fr. 50.
— La jeune poétesse a voulu exprimer l'angoisse morale où notre siècle vit : cette
angoisse vient de notre attitude trop intellectuelle, et de la multiplicité des doc-
trines : il paraît que la joie chrétienne est le dernier refuge. Ces idées, claires
dans la préface, s'ennuagent de symboles sentimentaux et mélancoliques dans le
livre même. Le vers, aux coupes volontairement incertaines, ajoute du trouble à
ces images tristes qu' « une jeune fille de vingt et un ans » a rêvées. On vou-
drait aux idées plus de précision, donc d'originalité, et parfois un peu de joie
humaine. J. Morel.
HISTOIRE.
Em. Cauderlier. L'Église infaillible devant la Science et l'Histoire. — Paris,
E. Nourry, 1910, in-18, 1 fr. 25. — Le titre serait plutôt : L'Église contre
la Science. Liée par la tradition à son histoire sainte, qui implique une cosmo-
graphie, une géologie et une préhistoire, l'Église catholique a proscrit la recherche
scientifique tant qu'elle en a eu le moyen ; depuis que la recherche scientifique
est libre, elle a vingt fois convaincu d'erreur l'Église infaillible. Artifices divers
de l'Église pour couvrir ses défaites. Actuellement, le déluge se passe sous
silence dans les facultés catholiques ; dans les conférences d'apologétique, c'est
un « diluvium volcanique plus ou moins étendu » ; dans les collèges secondaires,
il ne noie que la terre habitée ; dans les écoles des frères, c'est le vieux déluge
universel. — L'auteur devrait citer les livres qu'il résume. L'un d'eux est excel-
lent, la Question biblique de M.,Houtin. Pour la partie ancienne, M. Cauderlier
est mal informé. Ainsi (p. 14) il n'est pas sûr que le pape Zacrurie et saint
Boniface aient « nié les antipodes ». Alexandre III (p. 10), au concile de Tours
de 1 165, n'a pas « défendu l'étude de la physique et des lois du monde », il a
interdit aux moines de quitter leurs couvents pour étudier l'art de l'apothicaire et
le droit laïque (Jcges mundanas) ; le texte n'avait rien à voir ici. Malgré cette
bourde et quelques autres erreurs, petit livre sincère, dont la seconde partie est
fort intéressante. E. Ch. Babut.
Amours et Coups de Sabre d'un Chasseur à Cheval (1800-1809). — Paris, L. Michaud,
1911, in-12, 1 fr. 50. — C'est une réédition partielle des souvenirs de Parquin.
76 Revue critique des Livres nouveaux
L'auteur, ex-capitaine de légère à la garde, les rédigea en 1843 dans la prison de
Doullens où l'avait conduit son dévouement aux Bonaparte. Le volume est
coquet, l'illustration soignée ; l'introduction de M. A. Savine est solide ; des
notes, tirées des documents d'archives et des mémoires, sont là pour donner, à
propos des noms des militaires cités, les éclaircissements nécessaires ; il est
regrettable qu'un travail de ce genre n'ait pas été entrepris pour les noms de
lieux. — Parquin conte ses aventures sans art, et même avec maladresse ; pour-
tant on prend plaisir à le relire, car maints détails curieux s'y trouvent, relatifs à
la vie qu'on menait « chez l'habitant » en Pologne, en Allemagne et en Hongrie.
A. E. C. R.
C. Latreille. Après le Concordat. L'opposition de 1803 à nos jours. — Paris, Hachette,
1910, in-16, 3 fr. 50. — L'opposition religieuse au Concordat. La petite église de
Lyon. — Lyon, Lardanchet, 191 1, in-16. — Ces deux volumes sont la suite et le
complément de L'opposition religieuse du Concordat de 1792 à 1803, dont nous
avons précédemment rendu compte (n° du 15 Juillet 1910). — Dans le premier,
l'auteur conduit jusqu'à nos jours l'histoire de la Petite Église, c'est-à-dire du
clergé et des fidèles irréductiblement hostiles au Concordat et attachés à la doc-
trine de l'inamovibilité de l'épiscopat. Il raconte les persécutions qu'elle subit sous
le Consulat et l'Empire, ses vaines espérances sous la Restauration, la déception
que lui causa le Concordat de 181 7, la dissolution du groupe des prélats oppo-
sants dont les uns finirent par se rallier à l'Eglise romaine, dont les autres
moururent, si bien que, dès le règne de Charles X, l'ancien évêque de Blois,
l'octogénaire Thémines, demeura le seul chef des dissidents ; la vie des petites
communautés qui se maintinrent à Lyon, à Vendôme, en Normandie et dans
l'Ouest, leur tentative infructueuse auprès du Concile de 1870, l'état actuel de
ces survivants qui, ne voulant pas se soumettre à l'absolutisme pontifical, s'obsti-
nent à rester en marge de l'Église officielle, et « mettent leur confiance en
Dieu, sans s'inquiéter de l'avenir ». — Le second volume retrace par le menu
l'histoire du groupe lyonnais de ces catholiques encore aujourd'hui fidèles à leur
doctrine et à leur foi, intransigeants, « profondément convaincus, admirables par
leur élévation morale, par leur piété, et peut-être par leur obstination même ».
Le sujet pouvait- il fournir la matière de trois volumes, sans éviter les longueurs
et les redites ? En tout cas, la documentation est riche et neuve.
C. Bloch.
Ch. Péguy. Victor-Marie comte Hugo. — Paris, 1910, Cahiers de la Quinzaine,
in-18, sans indication de prix. — M. Péguy compte des admirateurs. Mais, appa-
remment, il n'a pas écrit ce volume pour eux seuls, puisqu'il l'a fait tirer à seize
cents exemplaires. N'est-il pas permis de se demander si, en dehors de son
groupe de fidèles, il se trouvera des lecteurs pour se plaire à l'étrange « ma-
nière » qu'il a adoptée, et si beaucoup ne seront pas déçus lorsque, dans un
livre sur Victor Hugo, il leur faudra lire près de cent pages qu'emplit seule la
personne de M. Péguy? M. Pellisson.
A. Lefebvre. L'inconnue de Prosper Mérimée. Sa vie et ses œuvres authentiques. —
Paris, E. Sansot, 1910, in-12, 3 fr. 50. — Elle se nommait Jeuny1 Dacquin et
était la fille d'un notaire de Boulogne-sur-Mer. A vingt ans, sous le pseudonyme
de Léona, elle « jetait sur le papier ses sensations fugitives. » Elle disait ses
rêves d'exotisme, son amour de la mer ; elle rimait des barcarolles, qui n'auraient
pas assuré l'immortalité à son nom. Mais, en octobre 1831, elle eut l'idée
d'écrire à Mérimée pour obtenir un autographe de lui, et ce fut le début de la
longue aventure. Tout d'abord Mérimée n'était pas sans défiance. Cette démar-
che inattendue ne cachait-elle pas un piège ? ne risquait-il pas d'être conduit au
mariage ? Que penser d'ailleurs de cette mystérieuse correspondante qui signait
lady Algernon Seymour? Une jeune muse départementale ? Une aventurière ?
Livres annonces sommairement ■ 77
Peut-être une matrone romanesque ?... Il la vit et fut rassuré. — M. Lefebvre
suit de très prés l'histoire de cette amitié amoureuse. Son grand souci est
d'établir que jamais ne furent franchies les limites d'un attachement platonique.
C'est un point sur lequel il est toujours difficile de se prononcer. Au reste la
chose, pour nous, n'est pas de très grande importance... Etait-il bien utile aussi
de nous révéler les premiers essais de la jeune fille et de publier cette série de
lettres inédites ? On y trouvera des impressions de voyage assez banales. Quant
aux jugements littéraires, voici : « Je viens d'avoir la dernière partie des Misé-
rables ; je ne sais qu'en penser ; cela se laisse lire. » — M. Lefebvre a tenu a
nous bien faire connaître Jenny Dacquin ; mais toute sa gloire restera d'avoir
été l'Inconnue. J. Marsan.
P. Albin. Les grands traités politiques. Recueil des principaux textes diplomatiques
depuis 1 81 5 jusqu'à nos jours. Bibliothèque d'histoire contemporaine. —
Paris, Alcan, 191 1, in-8, 7 fr. — Il nous manquait un instrument de
travail qui mît à notre disposition les principaux textes diplomatiques,
auxquels il est fait si souvent allusion sans qu'on en connaisse exactement la
teneur. Cet instrument, M. Albin l'a établi de façon fort satisfaisante. Après
une Î7itroduction où sont groupés les textes essentiels qui se rattachent au Con-
grès de Vienne, il donne ceux qui concernent chaque grande région du monde,
Europe, Orient, Afrique, Asie, Amérique, Océanie, et finit par quelques textes
relevant du droit arbitral en formation. Il va sans dire que nous avons affaire à
un choix : M. Albin a exclu les actes à caractère commercial, judiciaire ou admi-
nistratif ; ce qui est plus gênant, c'est qu'il a coupé un peu trop largement dans
la forêt touffue des actes qui concernent les grandes questions internationales, ■ —
Orient, Afrique, Extrême-Orient ; enfin, il y a vraiment trop peu de choses,
dans son Recueil, sur le droit arbitral, et il n'y a rien sur l'organisation des grandes
institutions internationales, auxquelles la Suisse sert de siège. De plus, il eût été
bonde dresser une bibliographie, même sommaire, non pas des questions diploma-
tiques, mais des recueils généraux et spéciaux, des sources, en un mot où M. Albin
a puisé ses textes. On lui saura gré, en revanche, d'avoir su, à l'intérieur des
grandes divisions, grouper logiquement les textes retenus et ne pas se borner
au simple ordre chronologique, de les avoir commentés par des notices intro-
ductives sommaires, mais suffisantes, et une annotation qui reproduit souvent des
textes secondaires, d'avoir enfin permis les recherches au moyen d'une table
alphabétique, d'une table chronologique et d'une table analytique. La table alpha-
bétique, toutefois, est trop sommaire, et M. Albin eût dû y faire figurer tous les
noms de lieux donnés par les textes et dont on a souvent besoin de retrouver
la signification diplomatique. B. G.
J. de Gourmont. Muscs d'aujourd'hui. — Paris, Mercure de France, 1910, in-12,
5 fr. 50. - De ces onze poétesses on n'a pas voulu nous expliquer le coeur,
innombrable en désirs, sans nous montrer aussi le visage, à plus d'une son cher
inspirateur. Ce livre est un album, un écrin. Des autographes prolongent les
confidences des portraits. Les notices les expliquent, mais sans minutie exté-
rieure ; ni biographies, ni bibliographies, ni longues déductions ; de brèves syn-
thèses de la sensibilité et de la manière, en formules expertes, poétiques, parfois
subtiles, en citations précises. Un préliminaire Essai de physiologie poétique réunit
les théories, les vues d'ensemble sur la spontanéité féminine en poésie. La sym-
pathie de l'exégète, amoraliste, verlainien, mallarméen, était tout acquise à nos
muses, à leur fougue romantique ou païenne, à leurs nouveautés et osons dire
leurs impudeurs, transpositions sur le mode de leur sexe des délicatesses, des
raffinements, et des perversions enfin, des poètes mâles, à leur recherche ou à
leur rencontre d'une musicale imprécision dans la forme. Avec quelle ardeur il
défend deux « nietzehéennes » prétendues, calomniées par L'incompétence des
critiques bourgeois ! Et pourtant il conclut avec une modération piquante : « Ce
78 Revue critique des Livres nouveaux
travail d'abeilles butineuses de sensations fraîches n'aura pas été inutile : un
poète de génie viendra qui fera du miel avec cette cire parfumée de l'odeur de la
femme. » J. B.
R. de Chavagnes. La Vérité sur la Russie. — Paris, Vanier, 1910, in-12, 1 fr. 50.
— Ce livre n'est, à proprement parler, qu'une grosse jbrochure et une brochure
à scandale. On y trouve recueillis pêle-mêle, sans l'ombre de discernement,
des racontars affolants de révolutionnaires russes, des extraits anciens de docu-
ments exacts, aujourd'hui sans valeur, des citations tronquées de livres
sérieux, et enfin, de stupéfiants coq-à-l*âne qui viennent de ce que l'auteur
ignore probablement le russe et la Russie, et prend, à chaque pas, le Pirée pour
un nom d'homme. Un seul exemple : p. 22, M. de Chavagnes fait du grand duc
Nicolas Nicolaévitch deux personnages, « les grands ducs Nicolas et Nicolaévitch. »
Plus grave que cette amusante bévue est l'opinion émise p. 29, suivant laquelle :
« On s'efforça de détruire le bien communal... pour liquider, au détriment de la
grande masse paysanne, la question agraire. » En réalité, la loi qui a permis à
ceux des paysans qui vivaient sous le régime communal, de recevoir la libre
disposition de leur lot de terres, et qui, en même temps, a fait procéder à un
« remembrement » méthodique des parcelles, à été le signal d'une bienfaisante
révolution économique qui triplera, sans aucun doute, la production agricole de
la Russie. J. Legras.
V. de Pallarès. Le Crépuscule d'une Idole (Nietzsche, Niet^schéisme, Nietzschéens).
— Paris, Bernard Grasset, in-18, 3 fr. 50. — M. de Pallarès a lu les Œuvres de
Nietzsche et ses lettres. Ses citations ne sont pas mal choisies ; il trouve, çà et
là, des formules heureuses. Si son étude passe un peu inaperçue entre les livres
' français sur Nietzsche qui l'ont précédée et qui la suivront, ce n'est pas, comme
l'auteur le croira peut-être, faute d'un parti-pris admiratif. Mais c'est qu'inspirée
d'un parti-pris contraire, pleine de reproches et de réfutations, elle ne nous aide
guère à comprendre l'origine des pensées de Nietzsche, ni leur liaison profonde,
ni ce qu'elles contiennent malgré tout de durable et de fécond. M. Drouin.
Publications de la Société d'histoire moderne. — Série des instruments de travail. II. Les
ministères français (1789- 1909). — Paris, Cornély, 1910, in-8, 58 p. — Le petit
volume publié par la Société d'histoire moderne rendra les services qu'on
demandait jusqu'ici au livre classique de Muel. Il en eût rendu davantage s'il se
fût terminé par une table alphabétique des noms propres, qui permit de savoir
rapidement à quel gouvernement appartint tel ou tel homme politique. Malgré
une révision très sérieuse des épreuves, les auteurs ont laissé passer quelques
erreurs et quelques oublis, — touchant en particulier les intérim, — qui seront
corrigés dans une prochaine édition ; c'est dans celle-ci également que nous espé-
rons trouver le personnel des Commissions executives qui remplacèrent en l'an II
les ministères supprimés. B. G.
J. Rouché. L'Art théâtral moderne (Collection de la Grande Revue). — Paris, Cor-
nély, 19 10, in-8, avec des illustrations dans le texte et deux planches hors texte
en couleur, 5 fr. — Ce livre, aussi neuf par le fond que brillamment présenté et
illustré, résume, en y apportant quelque clarté, et aussi quelques réserves, les
théories allemandes, russes et anglaises sur la rénovation de l'art scènique : le
décor artistique et synthétique substitué au trompe-l'œil soi-disant réaliste, la
subordination de la décoration au drame et du décorateur à l'acteur, tels sont
les deux principes essentiels de cette nouvelle esthétique de la scène, qui sur-
prendra les routines obstinées, mais qui paraît infiniment plus conforme aux lois
générales de l'art. M. J. Rouché n'aura pas moins de succès comme théoricien
que comme directeur du Théâtre des Arts où il a, hardiment, joint l'exemple au
précepte. F. G.
Livres annoncés sommairement , . 79
A. Soubies. Almanach des spectacles, année 1909. — Paris, Flammarion, 1910, pel.
in-12, 5 fr. — Il n'y a pas à rendre compte dé ce nouveau volume d'une
publication qui en est à sa trente-neuvième année ; mais il convient de le
signaler en rappelant qu'avec son « journal » de l'Opéra et de la Comédie-Fran-
çaise, sa liste de toutes les pièces représentées à Paris et en province et des
acteurs qui en ont joué les rôles, enfin sa bibliographie très complète, ce réper-
toire si diligent est un instrument de travail indispensable pour les historiens à
venir de notre théâtre et de notre musique dramatique. A. C.
GÉOGRAPHIE ET VOYAGES.
L. Morel-Payen. Troyes et Provins (Collection des Villes d'Art célèbres). — Paris,
Laurens, 1910, 120 ill., in-4, 4 fr. — Nous n'avons pas besoin de présenter à
nos lecteurs cette intéressante collection. Ils la connaissent déjà. Le volume que
M. Morel-Payen y ajoute, la continue de la façon la plus heureuse. Il fait revivre
avec leur physionomie originale « le charme éclectique de Troyes », ville élégante,
riche en œuvres d'art, et la rude cité de Provins, qu'on dirait, derrière ses
remparts massifs, à peine sortie du moyen-âge. J. L.
Ch. Géniaux. Le Maroc. — Édition du Figaro Illustré, 24 p., in-f°, 3 fr. — Belle
publication, richement illustrée : 80 photographies d'après nature ou d'après des
dessins de Jean Hess, planches en couleur reproduisant les tableaux de L. A. Gi-
rardot, une carte. Le texte, description du pays et des habitants, pourrait instruire
les lecteurs mondains. A. E. C.
H. Lebeau. Otahiti. Au pays de l'éternel été. — Paris, Colin, 191 1, in-12, 3 fr. 50. —
Rien d'une étude géographique. Ce sont les impressions d'un artiste et d'un
lettré très averti dont la préoccupation principale est d'admirer et d'aimer « cette
belle nature opulente et joyeuse ». Mais les acteurs qui s'agitent dans ce décor
idyllique sont piètres ou attristants. Papeete est un « mauvais lieu », Montmartre
austral des riches américains. Les colons, presque tous mécontents, y ont apporté
avec leurs maladies et leurs vices les mesquines querelles de leur petite ville de
province. Cinq cent dix fonctionnaires pour dix mille habitants absorbent le plus
clair des ressources d'une population oisive, rongée par les pourritures qui la
détruisent avec certitude, sans cesse traquée par « l'omnipotence du gendarme ».
Seuls les missionnaires de toutes religions, médecins du corps autant que de
l'âme, sympathisent avec les indigènes, mais en déracinant tout ce qui faisait l'ori-
ginalité de leur race. Et l'on détourne les yeux vers cette nature baignée par
« l'idéal climat du Pacifique austral ». Le style, généralement pur, est très évoca-
teur et très coloré. J. E. Martin.
TECHNOLOGIE ET SCIENCES.
J. Levître. Alphabet du Piégeage. — 'Paris, Laveur, 1910, in-16, 66 photogravures,
7 fr. 50. — Dans cet ouvrage, l'auteur présente sous forme de roman la vie
d'un piégeur de profession. Plusieurs gardes , réunis une nuit de Noël sous le
chaume d'un camarade, font l'éducation d'un élève. Et il semble bien que rien
ne manque dans cette leçon improvisée, pas même ces petits secrets acquis au
cours d'une longue carrière et qui sont si précieux. Chaque mode de piégeage
est traité à fond avec ses applications aux divers animaux et dans les circons-
tances les plus variées. En outre, à suivre ce dialogue si vivant entre le maître
et l'élève, on n'ignorera plus rien des mœurs des différentes bêtes à capturer,
Mammifères et Oiseaux de proie. L'Alphabet du Piégeage se termine par
l'exposé des desiderata souvent exprimés au sujet de la destruction des bêtes
fauves et des autres animaux supérieurs nuisibles à la culture. Ed. Griffon.
80 ===================___ Revue critique des Livres nouveaux
A. Sauvaire-Jourdan. La Marine de Guerre. — Paris, Vuibert, 1910, gr. in-8,
10 fr. — Qu'est-ce qu'une marine de guerre ? Quels sont les multiples pro-
blèmes que fait surgir l'éventualité d'une guerre navale ? Quelle est enfin la figure
de notre propre marine comparée à celles des autres grandes nations ? Un ouvrage
qui renseigne 'le public, la jeunesse en particulier, sur ces diverses questions
paraît à son heure. M. Sauvaire-Jourdan, officier supérieur de la marine, l'a
écrit avec compétence. Ses exposés techniques sont clairs, simples, appuyés
d'exemples parmi lesquels ceux tirés de la guerre russo-japonaise ne sont pas
les moins saisissants. Mais le métier d'écrivain ne lui est pas aussi familier que
celui de marin : son plan manque de netteté, ses effets littéraires sont souvent
ingénus et maladroits. Volontiers il se laisse aller à des digressions à tendance
moralisatrice et presque politique déplacées dans une œuvre d'un caractère quasi-
scientifique. L'illustration est copieuse mais d'un procédé vieilli. Dans un livre
très moderne, on eût mieux aimé trouver des photogravures que des reproduc-
tions d'aquarelle d'une valeur artistique relative et qui n'ont point le mérite de
l'exactitude. J. Assailly.
G. Lehnert. La Technique du froid. Traduit de l'allemand par G. Dermine. — Paris,
Ch. Delagrave, 19 10, in- 12, 140 fig., 12 pi., 6 fr. — Les principaux procédés de
refroidissement et leurs applications (conservation des viandes, des matières ali-
mentaires,...) sont décrits dans la première moitié du volume sous une forme très
simple qui n'exige point de connaissances spéciales. Vient ensuite une étude
détaillée des machines frigorifiques avec le minimum de théorie indispensable.
Beaucoup de figures, de schémas et de plans ; beaucoup de tableaux numériques
et de données relatives aux installations. Sous une forme concise, cet ouvrage
sera un préci«ux guide pour tous ceux qui s'intéressent aux applications de l'in-
dustrie du froid. G. Sagnac.
Dr A. Leclercq. Les Maladies de la Cinquantaine : Clinique du cœur. Diabète et
Goitre exophtalmique. Albuminuries. — Paris, Doin, 1908-1910-1911, 3 vol.
in-12, sans indication de prix. — Ces trois volumes appartiennent aune série où
le Dr Leclercq étudie les maladies qui se manifestent de préférence autour de la
cinquantaine. L'auteur s'efforce de guider l'examen clinique du malade par une
documentation puisée au laboratoire et dans les recherches des expérimentateurs :
documentation un peu éparse, quoiqu'elle vise à être complète. Le classement
des symptômes est méthodiquement divisé : mais leur description n'est pas
toujours suffisamment claire, parce que la matière déborde le cadre de ces livres.
Le mérite de ces trois volumes est de toucher à presque toutes les questions qui
se posent à propos des sujets du titre : à ce point de vue, leur lecture prépare à
l'étude des traités où chaque côté de ces questions est examiné à fond.
D"- J. Philippe.
P. Londe. La Médecine Préventive du premier âge. — Paris, Alcan, 191 1, in-16, 4 fr.
— L'auteur, dans ce livre de vulgarisation, préconise la méthode préventive, et
s'élève contre le préjugé des nourrices et des mères, qui craignent toujours que
leur enfant « meure de faim ». — Le nourrisson mange trop. Pendant la longue
période d'adaptation à la vie extra-utérine, il est continuellement en état d'immi-
nence morbide : il suffira de le mettre en temps opportun à la diète plus ou
moins absolue, au régime restreint, pour éviter une catastrophe. — D'autre part,
presque toutes les maladies infantiles sont une infection broncho-intestinale, ou
relèvent d'une infection broncho-intestinale : on en aura le plus souvent raison
par la diète hydrique. — Diète préventive, diète thérapeutique : telles sont les
deux prescriptions dont l'observation rigoureuse diminuerait certainement la.
mortalité infantile de plus de moitié. Dr M. Herer.
Imp. F. Paijllast, AbbtTille. Le Gérant : Éd. Cornélt.
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VI' Année, n" 5. (deuxième série) i5 Mai 1911
Claude FARRÈRE.
Fumée d'Opium. — Les Civilisés (prix Goncourt 1906). — L'Homme
qui assassina. — Mademoiselle Dax, jeune fille. — Les Petites Allias. —
Paris, Ollendorf, s. d., 5 vol. in-12, 3 fr. 50. — La Bataille. — Paris,
Fayard, s. d., in-8 illustré, 1 fr. 50. — La Maison des hommes vivants.
— Paris, Librairie des Annales politiques et littéraires, 191 1, in-12,
3 fr. 50.
Le fait est rare et mérite d'être signalé : voici un homme qui débuta dans la
littérature par un succès, un gros succès même, et pourtant cet homme eut le
courage de ne pas composer l'année suivante un second roman sur le modèle
du premier. Le public prétend classer les œuvres d'un même écrivain, et plus
généralement d'un même artiste, sous une étiquette déterminée. Trop d'au-
teurs s'asservissent volontiers à cette exigence qui paralyse.
Cl. Farrère, lui, ne se cantonne pas dans d'aussi étroites limites. La carrière
qu'il a suivie (il est officier de marine) lui a permis de parcourir le globe en
tous sens et de séjourner longtemps dans maints pays. Il a été capable de
concevoir des romans dans chacun de ces cadres, qui s'offraient si différents
à ses yeux ; il s'est plu à s'adapter et à adapter ses personnages à ces milieux
étranges. Si bien que l'allure générale de l'intrigue, le développement des
caractères, le ton et jusqu'aux procédés du narrateur diffèrent profondément
d'un volume à l'autre et concourent à former de chacun d'eux quelque chose
de très particulier qui, à première vue, ne ressemble à rien, même pas à
« du Farrère ».
Une pareille aptitude à consacrer son talent à une variété si grande de
types de paysages et de types humains est une preuve de la richesse de ce
talent même.
Dans l'Homme qui assassina, c'est Stamboul et le Bosphore ; dans Mademoi-
selle Dax, c'est Lyon, son manteau de brumes et son fleuve méchant ; dans les
Petites Alliées, c'est « Toulon de mer, de lumière et d'amour », que chantait si
bien Consolata (1). Dans les Civilisés, Saigon, nouvelle GomOrrhe où, aux
vices de l'Orient, s'ajoutent et se superposent les mauvais instincts des envahis-
seurs. Dans lu Bataille c'est le Japon moderne qui n'emprunte aux barbares
occidentaux leurs habitudes de pensée, leurs procédés techniques a leurs
(1) Henry Daguerches : Consolata, fille du Soleil. — i vol. in-12. Calniann-Lcvy — livre
charmant que je suis heureux de pouvoir citer à côté des « Petites Alliées 0.
82 Revue critique des Livres nouveaux
progrès industriels, que pour pouvoir vaincre mieux l'étranger, le chasser plus
vite et conserver intact son patrimoine de qualités morales particulières.
Or, ces paysages différents, les personnages dissemblables qui s'y meu-
vent, c'est pourtant une même pensée qui les fait vivre et, pour un lecteur
attentif, certaines pages ont entre elles comme un air de famille, parce que ce
sont les mêmes qualités qui les rendent fortes, et parce que de temps à autre les
mêmes défauts y ont laissé leur trace, — très légère d'ailleurs et à peine
visible.
Ainsi déjà dans le premier volume de Farrère, Fumée d'Opium, il était pos-
sible de saisir, en puissance, tout le tempérament du romancier. On y recon-
naît déjà la faculté d'emprunter avec une aisance pareille ses sujets à tous les
milieux, à tous les pays, même à diverses époques de l'histoire (voir par
exemple le conte intitulé : la Peur de M. de Fierce) et d'exceller également
dans tous les genres.
Une autre qualité frappe aussi dès Fumée d'Opium : on la retrouvera
dans l'œuvre tout entière développée au plus haut degré, c'est l'imagination.
Elle est chez Farrère d'une audace singulière, et pourtant jamais ses construc-
tions, si hardies soient-elles, ne nous déconcertent, tant il possède l'art de nous
faire passer par transition insensible du monde qu'il observe dans celui qu'il
invente. On quitte le réel pour entrer dans le fantastique sans pouvoir dire
où Cesse la vraisemblance, et si grande est la force que l'auteur met à objec-
tiver ses rêves que les épisodes les plus extravagants nous laissent néanmoins
l'impression de la vie. Qu'il regarde la nature environnante ou qu'il regarde
en lui-même, Farrère voit toujours aussi nettement ; puis il décrit, toujours
avec une exactitude scrupuleuse. Ainsi dans la Maison des hommes vivants, le
dernier en date des volumes de Farrère, mais aussi le plus proche parent des
Fumées, n'en déplaise à la chronologie, les détails précis abondent aussi bien
dans le récit de l'ascension nocturne du Grand Cap que dans la scène où des
vieillards tricentenaires épuisent, pour prolonger leur propre vie, la vie d'êtres
jeunes et forts.
Conte, nouvelle ou roman, il n'en est pas un, où, à côté de l'observation,
qualité que peut acquérir tout romancier honnête, nous n'apercevions chez
Farrère une imagination exceptionnelle qui est bien, elle, un don, un don
précieux de l'intelligence.
L'imagination, c'est elle qui fait incomparables les dénouements. La
fin des romans de Farrère est toujours bien inventée. On ne peut jamais (sauf
pour les Petites Alliées et c'est peut-être dommage) prévoir comment ils vont
finir. Chaque intrigue se dénoue soudain en quelques pages, parfois en quel-
ques lignes (dans la Bataille), et toutes seraient à citer : celle mystérieuse et
angoissante de l'Homme qui assassina, celle pitoyable de la pauvre petite Dax,
celle des Civilisés surtout : dans une atmosphère de serre chaude où montent
des odeurs malsaines évolue une humanité louche, sans aspirations hautes,
n'ayant d'autre souci que de jouir. Pendant de longues pages denses, peut-
être trop denses même, l'auteur a exposé la difformité morale de ces cosmo-
polites et misa nu leur âme boueuse. On conserverait du livre une impression
lourde et pénible ; mais tout à coup le vent du large s'élève et dissipe les
parfums insidieux des tropiques. Au contact de l'air salé le héros du roman
retrouve son courage et l'âme de ses ancêtres barbares ; la guerre a éclaté, il
fait son devoir et meurt dans un combat naval. C'est d'une élévation et d'une
sobriété indicibles.
Un Romancier contemporain : Claude Farrère — 83
Sans doute il faudrait parler de beaucoup d'autres choses encore. Farrère
est à la fois un observateur perspicace, un analyste subtil, un romancier qui
sait à merveille graduer l'émotion et l'intérêt, un écrivain dont le style sonore
est plein de formules heureuses. Il faudrait dire la qualité très particulière de
son exotisme : il ne dépeint guère d'un pays lointain que ce que les Occiden-
taux en peuvent réellement connaître : la nature, la colonie européenne et
la foule cosmopolite qui gravite autour d'elle.
Sans doute aussi quelques défauts se montrent par endroits. Parfois
l'auteur se laisse aller un tant soit peu au romanesque (cf. la scène entre le
mari et l'amant dans la tourelle cuirassée au cours de la Bataille). Parfois aussi
ses romans qu'il anime le plus possible par le dialogue sont alourdis par de
véritables dissertations : Farrère n'élude pas les problèmes de morale sociale
ou individuelle qui se posent pour une situation déterminée, il envisage
impartialement le pour et le contre et fait exposer, un peu trop longuement,
à ses personnages leurs théories inconciliables. C'est ce qui donne à certaines
parties des Civilisés et des Petites Alliées l'allure paradoxale d'un roman à deux
thèses.
Signalons encore la grande fécondité de l'auteur (7 volumes en huit ans)
qui pourtant n'est romancier que durant ses loisirs ; mais tout cela disparaît,
je le répète, devant la puissance et la richesse de cette imagination extraordi-
naire qui est, à elle seule, comme un organisme : on dirait un cheval de
sang, aux lignes impeccables, aux actions magnifiques, capable de bonds
prodigieux et pourtant très docile.
A. d'Estournelles de Constant.
COMPTES RENDUS
A. Mjllioud — Le Pâturage de Niedens. Contes. — Genève,
ullien, 1911, in-12, 254 p., sans indication de prix.
A. Millioud est un archiviste érudit et fin avec une âme de poète. Le
sort a placé pour son bonheur ses parchemins poudreux au haut de la' tour
sud de la cathédrale de Lausanne. C'est là qu'il vit, qu'il médite, qu'il rêve.
Dans son réduit suspendu entre ciel et terre, où les bruits de la ville
n'arrivent pas, il se meut dans un monde fantomatique et enchanté. Ce ne
sont pas des papiers qui dorment autour de lui, entassés sous les vieilles
boiseries, c'est tout le passé qui s'évoque, les êtres disparus qui revivent
en une communion fraternelle avec les êtres contemporains. « Ici reposent
les gens de Nyon, que l'on appelait, longtemps avant Charlemagne,
le Comté des Equestres ; ici, ceux qui habitaient parmi les roseaux de
Cudrefin... Voici les pâtres des Ormonts ; il y a un millier d'années qu'ils
bénissaient leurs premiers troupeaux, à la mi-été, et. un millier d'années
avant, leurs ancêtres célébraient en ce jour le soleil qui s'en va. Voici les
villes, Lausanne, Moudon ; voyez-vous ces rues pleines d'étables, ces poutres
gauloises dans les façades ?» A. Millioud aime son vieux Lausanne ; non
seulement celui qui s'est déplacé dans le cours des siècles pour devenir la
Ville aux trois collines, mais l'antique Lousonium qui dort au pied de la
84 Revue critique des Livres nouveaux
ville nouvelle, sous les prés de Vidy, étendu jusqu'aux anciennes forêts
celtiques ; il aime d'un égal amour la ville épiscopale, tributaire des ducs
de Savoie, lieu de pèlerinage vénéré, protégée par la cathédrale sur son haut
rocher, enveloppée dans son manteau de tristesse, se levant et s'endormant
aux sons des offices de cinq couvents, et la ville protestante, tributaire de
« Messieurs de Berne », des gaillards simples et frustes, mais amis de
l'ordre. Les contes, d'inspiration variée, sont tirés d'anciens parchemins
comme l'histoire de François Montet, d'Olivier de Serres, la lettre de Frère
Aloysius à son neveu ; ou bien imaginaires, avec des souvenirs historiques.
Le plus joli est intitulé « Le Guet parle ». Le veilleur de nuit garde du haut
de la tour sa ville endormie ; du haut de la tour aussi, l'archiviste veille sur
la ville ancienne, la ville morte ; et le veilleur de nuit qui sait tout ce qui
se passe dans la ville au-dessous de lui rend visite à l'archiviste qui sait tout
ce qui s'y passa dans le cours des âges. Mais ils connaissent tous deux un
autre homme plus puissamment et plus sereinement heureux, c'est le
Guide, qui veille sur les sommets des Alpes, de l'autre côté du lac,
et qui sait tout ce qui se passe dans la montagne, « sous le ciel frisson-
nant » .
Ce recueil de contes, outre sa poésie, a tout le charme des
œuvres de terroir ; il est Vaudois par l'inspiration, par le sujet, par le
tour archaïque qui distingue la langue de cette région, par la simplicité
rustique cachant une forme littéraire de très ancienne culture, enfin par
une finesse doucement narquoise, propre aux Lausannois et qui les
rapproche plus de nos Savoisicns que de leurs voisins de Genève ou de
Berne. Ce mélange de naïveté et d'ironie, de familiarité et de gravité émue
donne au style d'Alfred Millioud une fraîcheur et une originalité des plus
savoureuses. J. Lancret.
Henri Heine. — Œuvres : i. Poèmes et Chants, i vol. in-12,
278 pp. — 2. Reisebilder, 1 vol. in-12, 316 pp. — 3. De l'Alle-
magne, 2 vol. m-i23 247 et 235 pp. En tout, quatre volumes, sans
date et sans indication de prix, édition et Librairie Bibliopolis, 83,
rue Denfert-Rochereau, Paris.
— Chansons et Poèmes. Transcriptions en rimes françaises par Mau-
rice Pellisson. — Paris, Hachette, 1910, in-12, 275 pp. ,3 fr. 50.
I. Une librairie que je crois nouvelle, Bibliopolis, a eu l'idée de rééditer
en français les œuvres de Heine. Cette intention était en elle-même excel-
lente. On peut se demander si elle a été réalisée avec toute l'expérience qu'il
fallait. Les éditeurs nous préviennent, dans leur Avertissement, qu'ils n'offrent
pas au public « toute l'œuvre de Heine, mais l'essentiel et le meilleur de
cette œuvre » (p. 7). Cependant,, un peu plus bas, le préfacier avoue que le
Romancero et le Livre de Lazare, dont aucune pièce ne figure dans le présent
choix, « contiennent de parfaits poèmes » (p. 16). Ce ne sont donc pas des
raisons de perfection qui ont motivé le choix d'œuvres qui nous est ici présente.
Il pouvait se justifier par l'idée de réimprimer purement et simplement les
ouvrages publiés en français du vivant de l'auteur ; non pas que Heine les
jugeât seuls « dignes du lecteur français » (p. 7), comme le dit Y Avertissement ;
mais parce que le recueil des oeuvres publiées en français du vivant de Heine
Littérature ================z==========^^ 85
et contrôlées par lui a constitué un ensemble qui, tel quel, a été un événement
dans l'histoire littéraire française, et parce qu'il était bon de ne pas déformer
ni disjoindre cet ensemble. Les éditeurs ne se sont pas arrêtés à ce plan ; ils
ont « retraduit de l'allemand, disent-ils, les poésies qui ne l'avaient pas
été du vivant de l'auteur : ce sont les Jeunes souffrances et le Retour en entier,
ainsi qu'un certain nombre de pièces de V Interme\\o et de la Mer du Nord,
qu'avait cru devoir négliger Gérard de Nerval » (p. 7). Si je ne me trompe,
cela ne s'appelle pas « retraduire », mais « traduire pour la première fois. »
Et dès qu'on se décidait à grossir le recueil, il est regrettable qu'on n'y ait
pas accueilli ce Romancero et ce Livre de Lazare, dont l'importance littéraire
n'est plus à démontrer, et tant de poésies posthumes qui sont aussi de
a parfaits poèmes ». Enfin, il manque de très notables et beaux fragments de
l'œuvre prosaïque {Lutece, de la France, les lettres sur le Salon, les lettres sur
le. théâtre français, le livre sur Ludwig Bocrne, etc.). Le seul principe qui
ait été suivi dans cette réédition, c'a donc été de « respecter jusque dans ses
imperfections » le texte revu par Heine. Ce n'est pas suffisant. Les imper-
fections ne sont jamais respectables. Heine n'était pas un styliste pur en
français. Gérard de Nerval disposait de ressources verbales limitées; sa
méthode de traduction était étriquée et nous paraît vieillie. Il n'était pas très
difficile de mieux faire. Avant tout, il était nécessaire de distinguer par des
signes aisément rcconnaissables ou par des notes le texte de Nerval d'avec
les traductions nouvellement ajoutées par M. Amédée Dunois. — On a mau-
vaise grâce, sans doute, à morigéner des éditeurs qui ont cru faire de leur
mieux. On ne demanderait qu'à décerner des éloges. Des précautions un peu
plus minutieuses les auraient mis à l'abri de critiques aussi élémentaires
et aussi indispensables que celles que nous leur adressons.
Parmi les imperfections de détail, assez graves, de l'édition nouvelle, signa-
lons les suivantes : i° Des erreurs historiques du préfacier : Le poème de
Gcrmania aurait été « inséré dans la revue allemande que le jeune Karl Marx
publiait alors à Paris » (p. 16). Il suffit d'avoir ouvert les Annales franco-
allemandes de Marx et de Ruge pour savoir qu'elles n'ont pas inséré ce long
poème, mais seulement les courtes pièces intitulées Lobgesdnge auf Konig
Ludwig ; — On lit p. 99 : « La Lorelei (ce nom vient peut-être du rocher de
Lurlei qui se trouve proche de Saint-Goar) a été véritablement créée par
Heine. Les poètes après lui l'ont très fréquemment chantée ». Cette double
question mythologique et littéraire est résolue depuis longtemps. Le mythe
de la Lorelei de Bingen a été créé par Brentano. La légende a été reprise,
après lui, avec talent, par le comte Loeben. Heine leur est à tous deux très
redevable. — « Le poème intitulé Rêve et les deux grenadiers (p. 37, 48)
seraient écrits en 1816 ». Or on sait qu'ils sont tous deux de 1819. —
20 Lacunes : Le Bucb der Licdcr manque de la somptueuse et très
importante préface, mi-partie vers, mi-partie prose, qui précède l'édition de
1839. — La Postface du Rciscbild sur la Ville de Lacques n'est pas reproduite
complètement, telle que l'offre le texte allemand définitif. — Le recueil De
V Allemagne manque des préfaces allemandes de 1834 et de 1S52. — La conclu-
sion du chapitre sur les Poètes romantiques manque du passage si impor-
tant, et biffé par la censure, à la gloire de la France. (De l'Allemagne,
t. 1, p. 246.)
L'avenir appartient à une traduction nouvelle des œuvres de Heine, qui ne
se fera pas l'esclave des faux-sens et des gaucheries de Gérard de Nerval, et
86 Revue critique des Livres nouveaux
qui sera faite d'après les éditions critiques les meilleures (Elster ou Walzel).
Nous ne savons si une telle traduction se prépare déjà. D'ici là la réédition de
Bibliopolis rendra des services. Elle se présente d'ailleurs dans une forme
véritablement élégante, comme papier et comme caractère, et, nous dit-on,
à très bas prix.
II. M. Pellisson, dans le choix de Chansons et Poèmes qu'il nous offre,
n'a traduit que le Buch âer Lieàer et le Nouveau printemps. Un recueil biblio-
graphique, dont il est lui-même collaborateur, lui doit de parler de lui avec
une absolue sincérité. M. Pellisson croit qu'un poète lyrique doit être tra-
duit en vers. Rien de mieux si le traducteur est lui-même un poète de talent.
La traduction de M. Pellisson est d'un humaniste délicat qui sait sa langue,
qui a un sentiment juste de son poète, et qui le rend avec une souplesse,
une exactitude, une délicatesse de sonorité qui sont souvent pour surprendre.
C'est à peine, si quelques pièces sont d'un tour plus faible ou plus banal
(p. 1 59 : « Sur les murs de Salamanca, — Il souffle un air de volupté. — Avec
ma charmante doiïa, — J'y vais flâner les soirs d'été. ») — J'ai bien cherché
pour trouver des contre-sens. Je n'en ai trouvé qu'un. M. Pellisson l'a commis
aussi complètement que M. Amédée Dunois. Heine dans Heimkehr, lied 3,
décrit une sentinelle hanovrienne, qui fait le maniement d'armes devant sa
guérite : « Er pra^sentiert und schultcrt ». —M. Pellisson traduit : « Le jeune
gars, — En voulant badiner, me couche — En joue. » Le mot schulteru en
allemand ne veut pas dire « épauler une arme », mais « mettre l'arme sur
l'épaule » (V. le commandement militaire d' « arme sur l'épaule » :
« schultert cuer Gewehr ! »). Le poète regrette que le militaire consume
son temps en mouvements de parade, au lieu de faire de son arme un
usage plus sérieux et qui rendrait service à sa mélancolie : « Ich wollt' er
schoesse mich tôt. » Ch. Axdler.
A. Gazier. — Les Derniers Jours de Biaise Pascal. — Paris, Cham-
pion, 1910, in-8, 70 p., 1 fr. 50.
Pascal a ce privilège : ses cendres sont toujours brûlantes. Jésuites, jan-
sénistes, voire thomistes et gens du dehors viennent encore de se livrer
bataille autour de sa mémoire, ou de son cadavre. Il s'agit, en effet, de ses
derniers sentiments. A-t-il, peuv avant sa mort, et depuis deux ans même
en çà, ab}uré le jansénisme, renié ses amis de Port-Royal? C'est le sens,
si l'on veut, d'une attestation écrite donnée en 1665 à l'archevêque de Paris,
par le P. Beurrier, curé, qui avait administré Pascal. Puis, une polémique
ayant surgi, pressé de s'expliquer par la famille de Pascal (cf. dans Faugère,
Opuscules de Mme Périer, la lettre de celle-ci, datée par le P. Guerrier, de
1665, et sans doute plus tardive), Beurrier avait écrit en 1671 et 1673 à
Mme Périer et à son fils deux lettres où il déclare s'être mépris sur les paroles
du mourant. A elles seules (et il y a d'autres raisons) ces lettres avaient paru,
jusqu'ici, trancher la question. Mais M. Jovy l'a renouvelée, il y a quelques
mois, au tome II de son Pascal inédit (à Vitry-le-François, chez l'auteur). Il y
publie les Mémoires inédits de Beurrier où celui-ci revient à sa première décla-
ration, sans parler de ses lettres : Ouod scripsi, scripsi. Voila l'affaire : elle est
Histoire 87
toute clans l'autorité du témoin et, ce que les pascaliens ont peine à ima-
giner, dans l'authenticité des deux lettres déposées à Port-Royal. Ce point
réservé, M. Gazicr dans sa brochure, courte, lumineuse, généralement
modérée de ton, mais pleine de ferveur, et dure parfois pour les « ennemis »
anciens et nouveaux du jansénisme, semble bien avoir anéanti toute l'impor-
tance prétendue du fait nouveau. On prendra chez lui l'idée la plus claire du
débat. Cependant, il ne l'a pas clos. A lui et à son second, le P. Petitot,
dominicain (cf. surtout Revue pratique il 'Apologétique ', Ier nov. 1910), les répli-
ques n'ont pas été épargnées (cf. contre Gazier et Petitot le sérieux article
de l'Ami du Clergé, 23 février 19 1 1 , et, pour eux, celui de M. A. Hallays,
Débats du 10 mars 191 1). Tout bien pesé et d'une vue impartiale, je persiste-
rais à conclure avec M. Gazier : « Il n'est pas nécessaire de faire une nou-
velle Vie de Pascal, une nouvelle Histoire de Port-Royal ; les anciennes sont
bonnes et absolument conformes à la vérité. » Et, s'il ne s'agissait éventuelle-
ment de l'interprétation des fragments des Pensées écrits en dernier lieu,
M. Faguet n'aurait pas tort, qui ajoute (Revue, Ier février 191 1) : « Vous
pensez bien, du reste, qu'une rétractation de Pascal malade à la mort et tout
proche de l'agonie, si elle m'était prouvée, je la tiendrais pour un fétu. »
J. BURY.
A. Aulard. — Napoléon I" et le monopole universitaire. Origines et
fonctionnement de l'Université impériale. — Paris, Armand Colin,
in-16, ix-385 p., 4 francs.
M. Aulard étudie la création, et l'histoire pendant le premier Empire,
de ce « corps officiel et d'Etat, appelé Université », qui fut seul chargé jus-
qu'en 1850 du service de l'instruction publique. Comment et pourquoi
Napoléon a institué ce qu'on est convenu de nommer le monopole universi-
taire, quels furent sous son règne les résultats du nouveau régime scolaire,
tel est donc l'objet du livre.
On y peut distinguer trois parties : une introduction consacrée à la
législation révolutionnaire et à l'application du décret du 3 brumaire an IV ;
— un historique de la loi du 1 1 floréal an X, qui réorganisait le système de
l'instruction publique, et de ses effets ; — une étude sur l'Université impé-
riale sous le régime de la loi du 10 mai 1806 et du décret organique du
17 mars 1808, et sous celui de la réforme du décret du 1 5 décembre 181 1.
Cela n'est pas à résumer, mais à lire. D'après les documents, en grande
partie inédits, des Archives nationales et d'après les principaux ouvrages
dignes de confiance, l'auteur trace le tableau des trois ordres d'enseignement,
avec une grande abondance de détails précis. Les travailleurs trouveront ici
un bel exemple de faits et de témoignages recueillis avec une méthode stricte-
ment objective, qui exclut tout souci de célébrer les bienfaits du monopole
ou de l'attaquer, et de chercher dans l'histoire des armes pour la polémique
des partis.
Suivant M. Aulard, le monopole ne fut pas pour Napoléon une conception
de doctrine, un postulat théorique. Ce ne fut qu'un moyen de gouverne-
ment, imaginé contre la concurrence faite par l'enseignement privé, notam-
ment l'enseignement religieux, aux établissements de l'État ; et, si les dispo-
sitions législatives de 1806 furent renforcées et aggravées en iS 1 1 , c'est
88 . Revue critique des Livres nouveaux
uniquement pour affaiblir davantage une concurrence difficile à vaincre. Assu-
rément, l'idée de l'Université impériale n'est pas contraire à la tradition du
xvme siècle et de la Révolution, pour qui l'éducation est essentiellement
œuvre d'État ; Napoléon ne fit guère, en 1806, que coordonner et perfection-
ner les institutions de la Convention et le système scolaire de l'an X ; il
apparaît tout pénétré de l'esprit rationaliste du siècle. Son œuvre en matière
d'instruction publique doit être comprise comme un prolongement et un
couronnement. Mais, si elle est en harmonie avec l'esprit du temps et avec les
antécédents, elle n'est tout de même, en fait, qu'une œuvre de circonstance.
On la regarde souvent comme rétrograde, parce qu'elle assigna expres-
sément à l'éducation une base religieuse. Mais il n'y a là qu'une apparence,
résultant d'un calcul politique. Napoléon ne consentit, par le Concordat, des
avantages à l'Église que pour la mieux dominer ; de même, il voulut mettre
la religion à son service par l'école et dans l'école, pour qu'elle favorisât la
formation d'une jeunesse à la dévotion de l'Empereur. C'était une façon d'en-
lever l'enseignement à l'Église que d'incorporer l'Église à l'Université, et de
faire participer les prêtres enseignants de « l'esprit d'un corps laïque ».
On représente encore l'institution des lycées comme une réaction contre
les écoles centrales et contre l'esprit révolutionnaire. Mais ce ne fut nulle-
ment l'opinion des contemporains ; les représentants de l'Église, en particu-
lier, n'acceptèrent jamais l'Université, et ne cessèrent jamais de la combattre.
Une autre preuve du caractère révolutionnaire de l'Université napoléo-
nienne, M. Aulard la tire de deux faits : les sciences occupaient dans le nou-
veau système d'instruction publique une place sans doute un peu moindre
que dans les écoles centrales, mais toutefois encore assez large ; de même, la
place de l'histoire était importante.
Donc, création d'un organisme administratif et politique destiné, non
seulement à donner à la jeunesse une éducation rationnelle, mais encore
à lutter contre l'influence de l'Église avec le concours de l'Église domesti-
quée, tel fut le plan. A-t-il réussi ?
En dehors des critiques d'ordre pédagogique qu'il pourrait encourir, et
outre que l'enseignement supérieur fut imparfait et l'enseignemeni primaire
négligé, il y eut une grave cause d'échec. L'enseignement privé n'a pas souf-
fert du monopole, a même, au contraire, été fort prospère sous le premier
Empire, grâce à la connivence du grand-maître de l'Université, Fontanes, avec
l'Eglise. En le choisissant de préférence à ce « penseur libre », Fourcroy, qui
était déjà directeur général de l'instruction publique, Napoléon s'imagina que
les sentiments catholiques de Fontanes inspireraient confiance à l'Église, et
qu'ainsi le chef de l'Université aiderait à la subordination de l'Église par
l'École. Mais il se trouva que Fontanes songea plus à faire les affaires de
l'Église que celles de l'Empereur. M. Aulard montre ses complaisances pour
l'enseignement privé, sa mollesse voulue dans l'application des lois contre lui.
Par une « demi-trahison », Fontanes trompa donc son maître. Le maître s'en
apercevait bien, mais pardonnait : le coupable était si spirituel et si charmant !
comment résister au plaisir délicieux de sa société ?
On voit bien l'intérêt et la nouveauté des conclusions du livre de
M. Aulard, que j'ai brièvement dégagées. Cet important ouvrage s'ajoute'à
l'œuvre considérable par laquelle l'auteur a renouvelé profondément notre
connaissance de la Révolution ; il est le prélude d'études qui nous feront
mieux connaître l'Empire. C. Bloch.
Histoire - 8U
C. Ricci. — Histoire générale de l'art. Italie du Nord. — Paris,
Hachette, 191 1, in-12, iv-367 p., avec 63 gravures (série Ars Una~),
7 il. 50.
La qualité maîtresse de celte histoire de l'art dans le Nord de l'Italie,
c'est que la promesse du titre n'est pas vaine : le sujet a vraiment été traité-
dans toutes ses parties, depuis les débuts de l'Empire chrétien jusqu'à nos
jours. Il ne faut pas moins en louer l'illustration, très riche et de bonne qualité,
où ne font tache que trois mauvaises planches en couleurs. L'auteur a depuis
longtemps donné sa mesure comme connaisseur expert de l'art italien ; son
nom me dispense de dire qu'il possède parfaitement son sujet et le traite
avec une érudition qui n'estpas d'hier, — dont le fardeau, lentement accumulé,
ne l'écrase pas.
Mes réserves porteront d'abord sur la disposition des matières. M. Ricci
a étudié successivement les diverses provinces, Ravenne, Venise, la terre
ferme, le Milanais, le Piémont, la Liguric, l'Emilie. Chaque chapitre ou
chaque groupe de chapitres forme un tout ; on y passe en revue quinze siècles
de production artistique. Il en résulte, par exemple, que Corrège parait à
la p. 334, tandis qu'un artiste mort de nos jours, comme Segantini, est
nommé à la p. 186. Le lecteur est continuellement censé savoir ce qu'on ne
lui a pas appris encore ; il est question à chaque instant de l'influence d'ar-
tistes dont il sera seulement parlé 200 pages plus loin. Les inconvénients d'une
pareille méthode sont certains et l'on n'en voit pas les avantages. Assuré-
ment, il est difficile d'adopter un ordre qui satisfasse à toutes les exigences ;
mais je crois que Liibke, Woermann et Springcr, pour ne citer que des
étrangers, ont suivi un plan préférable à celui de M. Ricci.
Un défaut plus grave encore est l'absence de perspective. Dans un pareil
ouvrag?, il faut beaucoup de noms, noms d'artistes, de monuments, de lieux;
mais il faut surtout des idées générales propres à orienter le lecteur novice, à
diriger son attention, à former son goût. Je reproche à M. Ricci deux choses:
d'avoir souvent omis de caractériser les artistes et les œuvres ; de les avoir
parfois caractérisés faiblement ou à côté. Prenons, par exemple, ce qu'il
dit de Luini (p. 159). Pas un mot de la tendance doucereuse de ce peintre,
de son manque d'originalité et de vigueur ; rien qui le distingue de son
entourage, sinon le nombre plus grand d'œuvres citées. M. Ricci trouve à
Lorenzo Lotto « une précieuse individualité due à un coloris précis et vivant
qu'on pourrait comparera celui du Corrège » (p. 68). Je ne sais si le traduc-
teur (en général assez élégant et correct) l'a trahi, car je n'ai pas sous les
yeux l'original italien ; mais ces propos ont le tort de ne rien signifier.
La « précision » du coloris est une qualité douteuse que personne n'attribuera
jamais à Lotto et qui, rapprochée du sfumato du Corrège, fait un non-sens.
Prenons Crivelli, cet artiste vraiment extraordinaire, qu'on a plusieurs fois
comparé aux grands Japonais. L'auteur qualifie ses œuvres de « délicieuses »
(p. 43) et ne dit même rien de leur archaïsme voulu. A propos de Sodoma
(p. 212), pas un mot de l'influence ombrienne et péruginesque qu'il a subie.
De la Jocondc, nous apprenons seulement que c'est un « merveilleux por-
trait » (p. 149). A côté de kyrielles d'œuvres médiocres citées ou reproduites
— que vient faire (p. 186) une croûte comme celle de T. Cremona? —
VAntiope du Corrège n'est môme pas nommée ! Il me serait facile de signaler
90 . — Revue critique des Livres nouveaux-
bien d'autres lacunes, bien d'autres défauts de proportion. Ce livre n'est pas
assez bien composé ni assez bien écrit pour se lire avec plaisir ; on le con-
sultera avec fruit, grâce aux index, mais, là encore, on trouvera à redire.
Quand on est obligé de faire suivre certains noms de beaucoup de chiffres,
il faut absolument, pour ne pas décourager le lecteur, signaler à l'attention
le renvoi essentiel par des caractères gras ou une astérisque. Ainsi je trouve
1 1 chiffres à la suite du nom de Lotto ; un seul devait être mis en évidence, 68.
L'index a été compilé mécaniquement sur un texte où il y a des fautes assez
graves. P. 106, à deux reprises, on lit Hyppolite, et cette cacographie a passé
dans l'index. A la même page, il est dit que H. Andreasi « imita aussi le
Parmigliano. » Faute d'impression pour Parmigianino, celui que nous appe-
lons le Parmesan ; mais, à l'index, on retrouve Parmigliano, à la suite de Par-
migianino, avec un renvoi à la p. 106.
Je sais par expérience qu'on n'écrit pas de manuel sans y laisser de nom-
breuses erreurs et que la première édition d'un livre n'est la bonne que pour
les bibliophiles. Mais ce que je regrette de ne pas trouver dans le volume de
M. Ricci, appelé d'ailleurs à rendre de grands services, est plus important
que les lapsus qu'on y pourra relever : c'est l'ordre logique et la précision
psychologique. Ce sont là des défauts qui ne se corrigent pas dans des errata.
S. Reinach.
G. Milhaud. — Nouvelles études sur l'histoire de la pensa scientifique.
— Paris, Alcan, 191 1, in-8, 235 p., 5 francs.
M. G. Milhaud est arrivé à la philosophie en passant par les sciences,
et surtout par les mathématiques qu'il a longtemps cultivées et enseignées.
Cela explique sa compétence toute spéciale et l'autorité qu'il a acquise en
matière de philosophie scientifique. L'ouvrage qu'il nous présente aujourd'hui
est une réunion d'articles parus dans diverses revues ou de leçons magistrales
professées à l'Université de Montpellier.
M. G. Milhaud n'a pas eu la prétention d'écrire l'histoire complète de la
pensée scientifique depuis les débuts de l'humanité : une pareille tâche exi-
gerait sans doute de nombreux in-octavo ; il a su se limiter et nous instruire
en nous présentant quelques points de vue de spécial intérêt. Trois chapitres
sont consacrés à étudier l'apport de l'Orient dans la science grecque ; nous
en détacherons seulement la conclusion : « L'Orient a transmis aux Grecs
un ensemble de connaissances pratiques, qui ont pu servir de base à leur
science, mais celle-ci leur appartient bien véritablement. Ce qui la caracté-
rise, c'est qu'elle a pour unique but la recherche delà vérité et, pour mobile,
l'amour désintéressé de l'ordre éternel des choses. »
Après une fort intéressante étude du Traite de la méthode, d'Archimède,
découvert en 1907 à Jérusalem par le professeur Heiberg de Copenhague,
l'auteur nous ramène aux fondateurs de la science moderne, Fermât, Des-
cartes, Leibniz et Newton. Lequel, de Descartes ou de Fermât, a découvert
la géométrie analytique ? Comment Descartes a-t-il été amené à trouver les
lois de la réfraction lumineuse ? Quel a été le rôle de ces grands penseurs
dans la formation de nos idées scientifiques ? Toutes ces questions sont étu-
diées avec un clair bon sens et dans un langage élégant et accessible à tous ;
c'est dire que savants et philosophes liront le livre de M. G. Milhaud avec
autant de plaisir que de profit. L. Houllevigue.
Sociologie - 91
Dr J. Bertillon. — La dépopulation de la France. Ses conséquences;
ses causes; mesures à prendre pour la combattre. — Paris, F. Alcan,
191 1, in-8, iv-346 p., 6 francs.
L'auteur consacre depuis longtemps une partie de son activité à avertir
la France des dangers dont la menace une dépopulation progressive. Comme
il connaît bien la question, son livre est instructif.
Il constate d'abord qu'à la fin duxvne siècle la France comprenait, à elle
seule, environ 40 °/0 de la population des grandes puissances de l'Europe,
et qu'en 1908 la part de la France n'était plus que de 7 °/0 dans la popula-
tion des grandes puissances du monde. Cela tient non seulement à ce que le
nombre des grandes puissances a augmenté, mais à ce que, tandis que la
population de tous les pays (sauf l'Irlande) s'accroît toujours, celle de la
France est stationnaire. — En 1850 la France avait encore autant d'habitants
que le territoire actuel de l'Empire allemand ; l'Allemagne a maintenant
65 millions d'habitants et la France 39 (dont un million d'étrangers,).
Les conséquences militaires de cet état de choses sont sérieuses.
En 1907- 1908, il y a eu en France 286.183 conscrits et 539.334 en Alle-
magne. En outre, il est dès à présent certain que, dans vingt ans, le contin-
gent français sera inférieur de 40.000 hommes à ce qu'il est aujourd'hui,
tandis que le contingent allemand sera supérieur de 75.000 hommes au
moins. La France perd donc cinq corps d'armée dans le temps que l'Alle-
magne en gagne dix. La qualité, d'ailleurs, ne compense pas la quantité, car
dans les pays à natalité faible tout le monde est accepté comme soldat ; ail-
leurs, on choisit les recrues. « Les soldats français sont moins robustes que
ceux des autres armées et cette infériorité physique se traduit dans les statis-
tiques médicales de l'armée. » — Les conséquences économiques sont moins
frappantes que les militaires, mais elles ne sont pas moins graves : le déve-
loppement de la richesse publique paraît arrêté en France depuis une quin-
zaine d'années.
La cause du phénomène en question est très claire. Ce n'est pas l'excès
de mortalité : la mortalité est modérée en France ; et, du reste, si la mortalité
y diminuait encore, il n'est pas douteux que la natalité baisserait proportion-
nellement, car c'est une des lois les mieux établies de la démographie que
tout décès tend à provoquer une naissance : toutes choses égales d'ailleurs, en
quelque pays que ce soit, moins il y a de décès, moins il y a de naissances.
La cause, c'est le défaut de naissances, qui est dû à la volonté réfléchie des
conjoints (le célibat n'est pas plus fréquent en France qu'à l'étranger). L'ai-
sance entraîne la quasi stérilité et l'aisance est très répandue dans notre pays,
puisque les trois quarts des Français possèdent, paraît-il, quelque chose à
l'âge de cinquante ans. Cette considération suffit à rendre compte de l'insuf-
fisante fécondité des unions contractées en France. L'affaiblissement des con-
victions religieuses n'a, quoi qu'on dise, pas d'influence notable là-dessus :
dans le département de Maine-et-Loire, un des plus catholiques de France,
la natalité annuelle a passé (pour 1.000 femmes de 15 à 50 ans) de 34 pen-
dant la première décade du xixe siècle, à 18 pendant la dernière, c'est-à-dire
que Maine-et-Loire est aujourd'hui un des douze départements français
où le taux de la natalité est le plus bas ; le catholicisme y est très fort, mais
l'aisance y est générale.
92 Revue critique des Livres nouveaux
L'alcoolisme n'a pas non plus l'influence inhibitoire qu'on lui attribue
souvent : les alcooliques et les hérédo-alcooliques ont beaucoup d'enfants ;
dans la Normandie dépeuplée, le département de la Seine-Inférieure a gardé
une natalité fort « honorable » (au point de vue quantitatif) de 28 °/0 ; c'est
parce qu'on y boit plus qu'ailleurs. — Quant à savoir pourquoi l'aisance
entraine la stérilité volontaire, c'est ce qu'il est bien aisé d'expliquer : en
deux mots, c'est parce qu'elle crée la prévoyance ; c'est surtout parce qu'elle
permet, avec les loisirs, la réflexion qui conduit à regarder la vie, à la juger
et à en avoir peur.
M. Bertillon a consacré une section de son ouvrage (pp. 210-246) à
l'historique des propagandes faites en France et ailleurs pour répandre le
néo-malthusianisme. Emanant d'un apôtre de la thèse contraire, cet histo-
rique est écrit, on le devine, dans un esprit d'hostilité déclarée. Mais, parmi
les causes accessoires de la décadence de la natalité française, la propagande
néo-malthusienne est assurément une des moins efficaces. L'auteur lui-môme
en signale d'autres qui ont infiniment plus d'action : complication encore
excessive des formalités à accomplir pour contracter mariage (même après la loi
Lemire), diffusion de la littérature pornographique, indifférence et malveil-
lance de la législation (surtout récente) à l'égard des familles nombreuses, etc.
Le chapitre des Remèdes est intéressant, car l'auteur est pessimiste, mais
non pas résigné. Encouragé par l'approbation de l'Académie des Sciences
morales et politiques, qui l'appuie de toutes ses forces, il veut lutter, il veut
qu'on lutte. ■ — Les remèdes qu'il recommande entre tous ceux qui ont été
proposés paraissent, d'ailleurs, raisonnables pour la plupart. Partant du prin-
cipe que « tout homme a le devoir de contribuer à la perpétuité de sa patrie
exactement comme il a celui de la défendre », il demande que le fait d'élever
un enfant soit considéré comme une forme de l'impôt (dégrèvements propor-
tionnels au nombre des enfants, à partir de trois) ; que la loi belge sur le ser-
vice militaire (service obligatoire à raison d'un fils par famille) soit généra-
lisée en vertu d'une entente internationale, ce qui résoudrait du coup la
célèbre difficulté de la réduction simultanée des armements ; réforme des lois
successorales; attribution à l'État de la portion disponible de l'héritage des
familles qui n'ont qu'un ou deux rejetons ; indemnités aux familles nombreuses
et surtout aux veuves chargées d'enfants. « L'État ne devrait perdre aucune
occasion de témoigner du respect et de la gratitude pour les parents qui élèvent
de nombreux enfants : toutes les faveurs dont il dispose devraient leur être
réservées autant que possible. »
On est un peu surpris que, dans un ouvrage intitulé La dépopulation de
la France, il ne soit pas fait mention, à propos des « remèdes », des apports
de l'immigration. Car la naturalisation des étrangers qui viennent spontané-
ment s'établir dans les pays à population insuffisante ou à natalité déficitaire
est un remède naturel aux inconvénients dont ces pays sont exposés à souf-
frir à la longue. Mais c'est que M. Bertillon considère l'immigration moins
comme un bienfait que comme un danger. Il la range parmi les « consé-
quences » fâcheuses du mal qu'il dénonce. Et il en parle d'une manière très
superficielle, même au point de vue statistique. — La naturalisation en
masse peut être, en effet, un danger : les États-Unis, qui l'ont si largement
pratiquée au siècle dernier, commencent à s'en apercevoir; mais c'est seule-
ment lorsque les éléments apportés par l'immigration sont ethniquement de
qualité inférieure ou inquiétante. Si la France était colonisée par des nègres
Géographie =============================^ 93
ou des Orientaux (Syriens, Arméniens et autres), il serait légitime de
craindre ; mais les Belges, les Allemands, les Italiens sont des hommes
comme nous et dont les descendants s'assimilent promptement la tradition
française, ce qui est l'essentiel. M. Bertillon n'en est pas sans doute à croire
qu'il v a une « race » française. Trente-huit millions de Français de date
plus ou moins ancienne forment un milieu qui serait capable de franciser à
fond en une ou deux générations la descendance de beaucoup plus de cousins
plus ou moins germains que nous n'en accueillons chaque année.
Au demeurant le livre de M. Bertillon traite moins de la dépopulation que
de la natalité française. Tout ce qu'il dit de son véritable sujet n'entraîne pas,
du reste, la conviction. Dans son opinion, il y a, comme dans celle qu'il com-
battes vérités et des sophismes. On est continuellement choqué, en le lisant,
de le voir exalter le nombre, sans considération de la qualité. Tous les pères
de nombreux enfants ne méritent point des couronnes civiques et les faveurs
de l'État; il en est, comme les syphilitiques, les alcooliques et beaucoup d'au-
tres, qui sont des criminels et qu'on châtierait rudement dans une société bien
policée. Ces problèmes sont très complexes et ne sauraient être épuisés par
des esprits sans nuances. — L'auteur est, du moins, de bonne foi : il va jus-
qu'à donner, parmi ses « monographies » en appendice, une étude sur le
canton de Lillebonne (Seine-Inférieure), qui paraît de nature à fortifier gran-
dement les scrupules que sa thèse éveille : il en ressort que la natalité du
canton de Lillebonne a énormément augmenté à partir du moment où il fut
démoralisé parla grande industrie, l'alcool et la misère. P. Dubois. -
J. Brunhes. — La Géographie humaine. — Paris, Alcan, 1910, in-8,
iv-843 p., 202 figures et cartes dans le texte et 4 cartes hors texte,
20 francs.
M. Brunhes, regardant comme le domaine propre de la géographie
la surface de contact entre la zone inférieure de l'atmosphère et la zone
superficielle de l'écorce, réserve à la géographie humaine ceux des phéno-
mènes superficiels auxquels participe l'activité humaine, « toujours
englobés dans le cadre de la géographie physique, mais qui ont toujours ce
caractère aisément discernable de toucher plus ou moins directement à
l'homme ». Ils doivent être constamment envisagés sous les catégories
d'activité et de connexité. La géographie humaine est une science dyna-
mique et synthétique. Quant aux faits qu'elle étudie, « ils peuvent être
classés en trois groupes et ramenés à six types : occupation stérile du sol :
maisons et chemins, à l'étude desquels se rattache celle de l'agglomération
urbaine ; conquête végétale et animale : champs cultivés et animaux
domestiques ; économie destructive : exploitation minérale, et dévastation
végétale ou animale.
Pour chacun de ces groupes de faits M. Brunhes montre comment
on peut rassembler les matériaux qui s'y rapportent. Ainsi à propos de la
maison de bois de l'Europe forestière il s'efforce de répondre aux quatre
questions : Où est-elle ? Comment est-elle faite ? Jusqu'où va-t-elle ? Que
devient-elle ? Des types simples de la maison, du chemin, du village, il
94 , Revue critique des Livres nouveaux
s'élève aux faits complexes : agglomération urbaine, route politique, géogra-
phie générale de la circulation. Ainsi des autres questions. Le livre se termine
par trois chapitres consacrés en somme à définir ce que doit être l'esprit
géographique, soit que la géographie « par-delà les faits essentiels » prenne
les épithètes d'humaine, régionale, ethnographique, sociale, politique, histo-
rique, soit que les sciences économiques, sociales, historiques ne puissen-
se désintéresser des faits géographiques, soit que l'enseignement de la
géographie doive être rénové par la méthode nouvelle.
L'ouvrage est volumineux. Peut-être les proportions en auraient-elles été
réduites par l'emploi d'une forme plus simple et plus condensée, qui n'au-
rait rien perdu en caractère scientifique à être plus impersonnelle et à éviter
davantage les termes germaniques. En un si gros volume des lapsus devaient
se glisser, certains dus, semble-t-il, à une rédaction hâtive. Quelques erreurs
sont plus graves : la thèse de Chantriot devient (p. 61 5) la Tbiéracbe au lieu de
la Champagne ; Grenoble est représenté comme faisant exception à la loi qui
veut que les établissements humains du Graisivaudan soient fixés sur les
cônes de déjection. L'appareil bibliographique est abondant ; il est, rare-
ment, il est vrai, incomplet : avant Levainville (p. 744), Blanchard avait
donné des cartes de moisson {La Flandre, Paris, Colin, 1906, p. 20).
La géographie humaine est une science à ses débuts. M. Brunhes déclare
qu'elle n'évite pas toujours le désordre et la fantaisie, et qu'il en veut préciser
la méthode. Il aurait pu ajouter que certains lui contestent le droit à l'exis-
tence, et définir de plus près encore la matière, les bornes et les procédés de
la science nouvelle pour la justifier des critiques que lui ont récemment
adressées les sociologues. La définition de la géographie humaine, telle que
la donne M. Brunhes, reste en somme assez vague, et par ailleurs cette
discipline a besoin d'être mise en garde contre un cause-finalisme abusif.
L'objet même du livre de M. Brunhes peut sembler indécis. Ce n'est
pas un tout coordonnant des résultats acquis ; ce n'est pas un ensemble de
monographies originales conduites avec une ampleur uniforme. Le plan
qu'a adopté M. Brunhes laisse une impression confuse et morcelle l'atten-
tion. Malgré l'insistance avec laquelle l'auteur rappelle constamment ce qu'il
nomme le principe de connexion, peut-être n'aperçoit-on pas assez nette-
ment ce que les travaux de l'école géographique française ont si bien mis en
lumière, que toute géographie — physique ou humaine — est une synthèse ; et
aux lecteurs de cette Revue (1) comme aux géographes et professeurs fran-
çais il sera bien permis de regretter que M. Brunhes n'ait pas plus largement
profité des travaux sur la France naguère signalés ici. Il les cite sans doute,
et avec éloges ; mais ils ont donné des exemples de méthode, que les
Allemands eux-mêmes se plaisent à reconnaître ; et tel de ces ouvrages parait
aborder les faits globaux dans leur totale et naturelle « complexité » plus
complètement qu'il n'est possible de le faire en étudiant des « îles », de
« petits mondes ».
M. Brunhes avait entrepris une grande et difficile tâche. Quelques critiques
ne sauraient diminuer la valeur de son livre. Une information très étendue,
une critique avisée, un esprit largement ouvert à toutes les questions,
rendent attachante et instructive la Géographie humaine. Les cartes et les pho-
(1) Tome IV, pp. 49, 81.
Sciences 95
tographies abondent, significatives, illustrées d'excellents commentaires.
Fécond en suggestions pour les spécialistes, le livre de M. Brunhes inté-
ressera les « honnêtes gens a qu'il réconciliera avec la géographie abhorrée
depuis les bancs de l'école. Ph. Arbos.
E. Buat. — L artillerie de campagne. — Paris, Alcan, 191 1,
in-16, 347 p., 3 fr. 50.
L'histoire, l'évolution et l'état actuel de l'artillerie de campagne sont
présentés par le chef d'escadron Buat d'une façon précise et telle que le
public, désireux de se faire une opinion sur les transformations de l'organi-
sation et de l'emploi de l'arme, puisse trouver dans cet ouvrage tous les
éléments nécessaires pour apprécier, aussi bien au point de vue scientifique
qu'au point de vue national, tous les efforts faits par nos artilleurs. La
réalisation du canon de 75 à tir rapide, la composition organique de la bat-
terie, la tactique de l'arme et le ravitaillement sont des questions vitales
dont la solution adoptée par notre armée appelle une comparaison avec les
solutions adoptées par les armées étrangères. C'est là surtout ce qui intéresse
au plus haut point le public français qui a le droit de savoir comment son
argent est employé et s'il est bien certain que les sacrifices consentis par lui
correspondront à une sécurité complète. M. Buat n'a pas manqué de donner
à cette comparaison la valeur qui lui revient dans l'économie de son livre,
Et il en résulte à la fois une impression de confiance et de fierté d'autant
plus forte qu'elle est basée sur des notions vérifiables et à la portée de
tout lecteur éclairé sans être versé dans les sciences spéciales dont relève
l'artillerie.
En somme cet excellent livre de vulgarisation satisfait un besoin qui
se fait impérieusement sentir chez les citoyens d'une grande nation chaque
lois que les problèmes de la Défense Nationale sont remis en discussion. Or
ces problèmes reviennent annuellement avec les budgets et aussi avec les
productions de la littérature militaire qui s'inspire des exemples des guerres
récentes et des perfectionnements prodigieux des movens matériels.
C'est pourquoi il serait du plus grand intérêt que la Nouvelle Collection
scientifique fit pour les autres armes et pour la constitution de l'armée
moderne ce qu'elle vient de faire pour l'artillerie de campagne. Les
Français trouveraient dans ces publications les notions essentielles qui
président à l'organisation et à l'emploi des armées, notions qui proviennent
des sciences exactes, de la sociologie, de la psychologie et qui combat-
traient efficacement nombre de préjugés graves et répandus dans notre pays,
en ce qui concerne la Défense nationale. Capitaine Mirvalle.
St. Meuxier. — L'évolution des théories géologiques. — Paris,
F. Alcan, 191 1, in-12, 368 p., 3 fr. 50.
Ce livre n'offre pas l'histoire de l'évolution de la géologie, promise par
le titre et la préface. M. St. Meunier se propose de rechercher a par quelles
J6 Revue critique des Livres nouveaux
voies, par quelles hésitations, par quelles erreurs successivement corrigées,
on est parvenu à la science géologique. » Il doit aussi mettre en évidence
la part néfaste qui revient, dans les vicissitudes de cette science, d'une part
aux tendances trop mathématiques de certains esprits, d'autre part à l'autori-
tarisme des dirigeants de la science officielle, qui arguent souvent, dans les
discussions, d'une opinion, conforme à la leur, imaginée pour les besoins de
la cause et attribuée arbitrairement à une aussi docile que fictive « unanimité
des géologues. » — Le lecteur est donc prévenu. Il ouvre un ouvrage ten-
dancieux, qui pourrait être vivant, qui serait à coup sûr d'une psychologie
intéressante, s'il marquait véritablement les étapes successives de l'évolution
d'une science, soit par les avatars de telle théorie, pour un temps « à la
mode », soit par le règne prédominant de telle personnalité forte, soit
encore — car elles comptent, en géologie comme ailleurs — par tel faisceau
de découvertes nouvelles. — Au lieu de cela, M. St. Meunier ne nous
donne qu'une série de chapitres morcelés : théorie cosmogéniques, théories
géogéniques, etc.. Chacun d'eux est formé de citations anciennes, très
écourtées et incomplètes, sans lien les unes avec les autres, et à travers
lesquelles il est bien difficile de suivre l'évolution d'une théorie quelconque.
De plus, l'ouvrage est d'une sobriété déconcertante à propos de la géo-
logie contemporaine. Le terrain sur lequel l'auteur annonce, dès le début,
vouloir se placer, l'obligeait, semble-t-il, à donner une part dans son
livre aux idées qu'il déclare vouloir combattre, et pour le moins à indiquer
que les théories actuelles ne se bornent pas aux siennes propres, très contes-
tables, sur le volcanisme, la non existence des périodes glaciaires, la fin du
globe par dessication, etc.. Ch. Jacob.
LIVRES ANNONCÉS SOMMAIREMENT.
LITTERATURE.
A. Machard. Histoire naturelle et sociale d'une bande de gamins sous la troisième
République. Trique, Neness, Bout, Miette et Cie. — Paris, Figuière, 1910, in-12,
3 fr. 50. — La Cie c'est Mimi, Torchon, Teresou, Caca, Poum et les demoiselles
Crochu. M. Machard a traité son sujet d'une manière réaliste, sèche et précise.
Chaque figure a son relief, et la bande vit d'une vie collective. Il y a là-dedans du
talent, et ce petit volume est à lire. G. Lanson.
Mme L. Hourticq.. Les plus beaux contes de tous les pays. — Paris, Hachette, 1910,
grand in-4, relié, 20 fr. — Superbe livre, trésor des petits, plaisir d'art aussi
pour les grands. Les quarante-huit plus beaux contes? Qui le dira? En tout
cas ce choix heureux, varié, sans redites. — rires et terreurs, contes classiques ou
presque inédits, — nous promène par toutes les provinces du royaume de féerie.
Contes de tous les pays ? Tant s'en faut, mais des pays les plus divers, du Japon
à la Norvège. D'ailleurs l'étiquette d'origine est souvent chose secondaire autant
que hasardeuse. Et l'auteur du recueil fait subir à tous ces récits un travail déli-
cat d'abréviation et d'adaptation dont sont seuls exemptés les quatre extraits de
Perrault. Notamment elle atténue les traits ethniques qui auraient exigé un com-
mentaire. Toutefois, de ces traits et de ces notes, les chromogravures (hors texte
et anonymes), d'une exécution parfaite^ d'un coloris hardi et harmonieux,
Livres annoncés sommairement ==^========: 97
tiennent la place. La tonalité de chacune, l'exactitude des paysages, des types,
des costumes, les dessins de monstres (Cyclopes rocheux par exemple, couronnés
d'arbres et guidés par la lune qui brille dans leur unique orbite), tout cela équi-
vaut à une exégèse. On y saisit l'origine des mythes et comment, dit A. France,
ils ont pris « les teintes de l'air » et des moeurs de chaque contrée. Cette illus-
tration tient de près au récit, sauf pour la Fée Pervenche et le Beau Nicolas; ici les
deux gravures semblent se rapporter à un autre état de la rédaction ou à une
sélection différente. J. BURY.
A. Conan Doyle. Micah Clarke : I : les Puritains. Traduit de l'anglais par
René Lécuyer ; 2e édition. — Paris, Pion, 191 1, in-16, 3 fr. 50. — Peut-être
certains seront-ils déçus de trouver ici, non des histoires policières, mais un
roman historique. Ils auraient tort ; cette nouvelle manière vaut mieux que
l'ancienne. C'est toujours, et nettement, de la littérature de seconde qualité ;
mais il y a des éléments d'intérêt assez substantiels — un tableau de mœurs et
d'histoire qui ne manque pas de couleur ni de vie, une mise en œuvre adroite
de cette curieuse matière puritaine que Walter Scott avait exploitée sans l'épui-
ser, et des caractères dont certains se tiennent. De la convention, cela va sans
dire ; le genre reste assez faux; et une recherche du tragique parfois facile. Mais
l'ensemble est une honnête lecture pour veillées ; aisée, rapide, évoquant
l'image amusante d'une époque naïve et mal connue. La traduction a des qua-
lités. L. Cazamian.
D"" G. Espé DE Metz. Le Couteau. Essai dramatique sur les limites du droit chirurgi-
cal. — Paris, Bernard Grasset, 1910, in-12, 3 fr. 50. — Il ne suffit pas qu'une
femme du monde désire avoir un amant sans s'exposer aux ennuis de la mater-
nité pour que le chirurgien soit autorisé à pratiquer sur elle l'ablation des
ovaires. Voilà ce que nous démontre l'auteur. Il nous affirme en outre que
l'amour du lucre conduit à la malhonnêteté, la malhonnêteté au succès. Nous
sommes d'accord. Était-il bien nécessaire de développer ces idées en quatre actes ?
— Peu importe le sujet, dira-t-on ; il n'y a que « la manière ». — Dans un style
aux tendances réalistes, le Dr Espé de Metz nous présente quelques situations
saisissantes et assez dramatiques. Son livre intéressera les lecteurs qui ignorent le
milieu médical. D^ M. Herer.
Œuvres complètes d'André Chénier, publiées d'après les manuscrits par P. Dimorf.
Tome IL Poèmes, hymnes, théâtre. — Paris, Delagrave, s. d., in-8, 3 fr. 50. —
Ce deuxième volume est digne du Ier. Nul travail ne peut faire mieux com-
prendre au public l'intérêt des éditions critiques. M. Dimoff a le goût d'un artiste
érudit, et la patience d'un Bénédictin. — A signaler, pour Y Invention, les notes
et ébauches que G. de Chénier n'avait que partiellement citées ; — on les trouve
ici intégralement, et sur elles on peut étudier la manière dont travaillait Chénier.
— Pour Y Hernies, M. Dimorf établit qu'il n'aurait eu que 3 chants, le fragment
sur la Nuit devant probablement servir d'introduction au 3e. En revanche, il
restitue à l'Art d'aimer ses 4 chants ; et c'est un mérite qui n'est pas mince
d'avoir su mettre en ordre les débris de ce poème, et de l'avoir rendu à peu près
lisible ; il a fallu faire d'abord un départ, très délicat, entre les matériaux des
Elégies et ceux que le poète destinait à Y Art d'aimer. — Enfin, M. Dimolf recons-
titue le poème de la République des lettres. On lit et on comprend bien mieux
Chénier dans cette édition que dans les précédentes. Quelques coquilles. Ex.
p. 177: usage, pour nuage. J. Merlant.
M. Epuy, Anthologie des humoristes anglais et américains (Du XVIIe siècle à nos jours).
— Paris, Delagravc, 1910, in-18, 3 fr. 50. — LTne préface agréablement écrite,
mais où le difficile problème de l'humour est effleuré superficiellement. L'auteur
nous donne une impression bien générale et vague de cette variété du comique ;
et le choix des textes qui suivent n'est pas fait pour nous éclairer. Les écrivains
08 Revue critique des Livres nouveaux
antérieurs à l'époque contemporaine sont peu et mal représentés ; en revanche,
les humoristes d'aujourd'hui occupent une place parfois disproportionnée avec
leur mérite. Des lapsus en fait d'histoire littéraire anglaise. Les traductions sont
d'une facilité sous laquelle on aperçoit quelques grosses inexactitudes. L'ensemble
se lit sans déplaisir, mais il faut de la bonne volonté pour s'amuser d'un bout à
l'autre. L. Cazamian.
Y. Scantrel [Suarès]. Sur la Vie. Essais. — Paris, Cornély, Collection de la Grande
Revue, s. d., in-12, deux vol. à 3 fr. 50 chacun. — Dans ces deux volumes,
M. Suarès a réuni près d'une centaine d'articles qu'il a publiés depuis quatre ans
dans la Grande Revue. Il y a là de l'actualité, des « choses vues », des « éléva-
tions », des pages de critique d'art, de critique littéraire. Ce qui donne quelque
unité à ce recueil si varié, c'est le caractère de l'auteur, dont l'indépendance fait
la marque, et son talent, qui est d'un poète. Malgré le mot « Essais », qui figure
dans le titre de son ouvrage, M. Suarès n'envisage pas la vie en moraliste ;
poète, il a moins souci de réfléchir sur les choses et les hommes que de les péné-
trer par le sentiment et l'intuition ; et, comme il est heureusement doué, il donne
souvent l'impression directe de la réalité et atteint au vif des âmes. Pourquoi ne
s'est-il pas défendu de prendre une attitude où, à notre avis, il y a plus encore
d'enfantillage que de fierté ? Lisez cette déclaration : « Quelques personnes d'une
haute vertu aiment les œuvres de Suarès. D'autres, eu plus grand nombre, les
haïssent sans les avoir lues. Presque tout le monde les ignore. Parmi ceux qui
les pratiquent, plusieurs sont rebutés; certains avouent n'y rien comprendre et
confessent qu'ils se sont laissés séduire. Il ne reste donc à ce poète qu'une poi-
gnée d'amis, gens de l'esprit le plus rare, et, dans le nombre, les deux ou trois
plus grands artistes de ce temps. » M. Suarès se trompe, croyons-nous ; nombre
de gens, à qui manque « une haute vertu », et qui ne prétendent pas à « l'esprit
le plus rare », seront capables, sinon d'aimer ce qu'il écrit d'un grand et profond
amour, du moins d'y prendre un intérêt sympathique et de goûter ce qull y met
de distingué, d'élevé et de généreux. M. Pellisson.
HISTOIRE.
Andréa Mantegna. L'œuvre du maître, tableaux, gravures sur cuivre (Collection des
classiques de l'art). — Paris, Hachette, 191 1, in-8, 200 gravures, 10 fr. — Ce
livre, comme tous ceux de la même série, est simplement un tirage, pour la
France, d'un volume de la collection des Khssiker der Kunst, éditée à Stuttgart.
Il est donc un exemple nouveau d'un phénomène qu'expliquent, à des titres
divers, la perfection de l'outillage des maisons allemandes, la faible diffusion des
ouvrages d'art en France et aussi la timidité et le manque d'initiative des éditeurs
français. C'est, au reste, un excellent recueil, donnant, à un prix abordable, des
reproductions soignées de l'œuvre intégral de Mantegna, en y joignant les prin-
cipaux ouvrages qui lui ont été attribués. Des notes critiques intéressantes accom-
pagnent ces planches. Par contre la biographie anonyme de l'artiste est médiocre et
surtout écrite sans compréhension réelle et sans sympathie. L. Rosenthal.
M. Roustan. Les Philosophes et la Société française au XVIIIe siècle. — Paris,
Hachette, 191 1, in-16, 3 fr. 50. — Sous un format plus réduit, à un prix moins
élevé, M. Roustan fait rééditer l'ouvrage qu'il avait donné en 1906 et qui avait
été alors accueilli avec estime. Le titre même indique assez l'intérêt d'un sujet,
que M. Roustan a étudié avec diligence, sans parti pris, mais avec une sympathie
avouée pour les hommes qui, au xvme siècle, représentèrent « la cause du talent,
et, à voir les choses d'un peu plus haut, de la raison et de la liberté. »
J. Monthizon.
F. CoppéE. Souvenirs d'un Parisien. — Paris, A. Lemerre, 1910, in-12, 3 fr. 50. —
Un lecteur très familier avec l'œuvre de Coppée reconnaîtra, avec plaisir sans
Livres annoncés sommairement = 99
doute, presque chaque ligne, chaque image de ces fragments posthumes. Ils
n'ajoutent guère à la connaissance de l'homme et de son talent. On peut accor-
der qu'ils la synthétisent, mais seulement jusqu'aux dix dernières années.
Coppée s'était raconté et laissé raconter sous maintes formes quand il entreprit,
en 1898, nous dit M. Jean Monval dans l'avant-propos, ces Mémoires, qu'il
interrompit bientôt pour vivre « dans la prière et dans la lutte ». Ainsi les
premiers chapitres seuls achevés, très extérieurs du reste et qui ne veulent
rien avoir d'une confession, nous racontent, une fois encore, son enfance, sa
jeunesse parnassienne, sa première gloire. On les a fait suivre de quatre Cau-
series où le poète, en 1879, a présenté lui-même, avec bonne grâce, son œuvre
poétique. Elles reflètent l'opinion courante de la critique sympathique. Enfin,
sous le titre connu de Promenades et Intérieurs, mais moins semblables par
leurs proportions aux célèbres dizains qu'à des poèmes des Humbles mis ou
laissés en prose, onze morceaux parisiens : les tourlourous, le barbier du fau-
bourg populaire, le conducteur d'omnibus, les tonnelles de banlieue, toute sa
modeste lyre qui rend un dernier son clair de bonhomie pittoresque et spiri-
tuelle. J. B.
A. E. Sorel. Essais de psychologie dramatique. — Paris, Sansot, 191 1, in-16, 3 fr. 50.
— Dans ces études, consacrées à neuf de nos plus notoires auteurs dramatiques,
M. A. E. Sorel atteint rarement à la profondeur que semble promettre son titre,
qui rappelle celui de livres illustres ; mais il n'est jamais ennuyeux. Ses tentatives
pour expliquer les oeuvres par les hommes ont parfois quelque chose de
gauche, de superficiel et d'inachevé ; mais elles nous valent, chemin faisant,
quelques détails curieux. Les portraits qu'il retrace, à défaut d'un dessin très
vigoureux, sont assez exacts, avec un parti pris de sympathie qui ne nuit pas à
la clairvoyance du peintre. Les analyses sont nettes et diligentes. Le style ren-
ferme des audaces syntaxiques, qui devraient peut-être s'appeler des négligences
ou des incorrections ; mais il est personnel et clair. L'auteur apparaît très sym-
pathique, à travers ce qu'il écrit. Les gens qui aiment le théâtre — et l'on sait
s'ils sont nombreux — liront ce livre avec plaisir. F. Gaiffe.
J. Bertaut. La jeune fille dans la littérature française. — Paris, Louis Michaud, 191 1,
in-18, 3 fr. 50. — M. Bertaut passe en revue les jeunes filles que l'on rencontre
chez nos écrivains de Molière à M. Prévost. Il constate qu'à mesure que la jeune
fille a eu une vie plus libre, un rôle moins effacé, elle a pris dans la littérature
une importance croissante ; de là vient qu'il étudie plus longuement la jeune fille
moderne. — Dans ce livre de compilation et de critique, la compilation est par-
fois indiscrète parce que la critique est superficielle. Certaines figures ne sont là,
semble-t-il, que pour ne pas laisser vides les cadres où l'auteur enferme sa
matière : elles n'ont droit à une place dans la « littérature française » ni par la
vérité de l'observation ni par l'art avec lequel elles sont présentées. En revanche
M . Bertaut est bien sévère pour « l'insipide Agnès » ; il méconnaît ce que les jeunes
filles de Molière, même indiquées d'une simple ligne, ont de vivant et de vrai. Il
remarque que les jeunes filles de G. Sand sont des femmes vues à travers
G. Sand et ses idées au moment même où elle écrit ; il est moins clairvoyant s'il
s'agit de « Claudine », où des confidences de femme ont collaboré et qui ne
paraît plus vraie que parce qu'elle est accommodée au goût du jour. — Enfin on
souhaiterait dans ce livre quelque idée directrice qui domine et organise les
analyses, les remarques souvent judicieuses de l'auteur, et qui fournisse le prin-
cipe d'une classification moins artificielle. P. S.
GÉOGRAPHIE.
M. Honoré. L'Amérique du Sud à tort et à travers. Six mois de tourisme. Préface de
Marcel Dubois. — Paris, Roger et Chernoviz, 191 1, in-16, 21 phot. 4 fr. —
fÛO Revue critique des Livres nouveaux-
« Un livre de bonne foi et de bonne humeur », dit l'auteur lui-même dans sa con-
clusion. C'est vrai; la bonne humeur est même parfois un peu grosse ; la bonne
foi, d'autre part, paraît entière, l'auteur disant ce qu'il a vu, et ce qu'il en pense,,
sans flatterie excessive ni sévérité chagrine. Mais le résultat est bien maigre : on
nous conte une promenade de Panama à Valdivia le long des chemins de fer et
des bateaux, puis des escales brèves de Buenos-Aires à Pernambuco ; c'est bien,
hélas ! du tourisme à tort et à travers ; seules les notes sur le Pérou, pays délabré
et triste, présentent quelque intérêt. Çà et là de grosses erreurs, d'autant plus cho-
quantes que l'auteur y appuie des plaisanteries : ne range-t-il pas la Perse, avec
la Bolivie et la Suisse, parmi les pays qui n'ont aucune communication directe
avec la mer ? R. Blanchard.
PHILOSOPHIE ET SCIENCES.
F. Nicolaï. L'esprit de taquinerie, étude de psychologie comparée. — Paris, Perrin..
191 1, 3 fr. 50. — «je suis étonné, dit P. Janet dans son livre sur les Obsessions...
(I, p. 407), que les moralistes et les psychologues n'aient pas été tentés davan-
tage par l'analyse de ce phénomène si remarquable de la taquinerie. » Le pré-
sent ouvrage ne comble pas la lacune. C'est une collection d'anecdotes, pour la
plupart sans valeur et présentées en désordre. P. D.
A. Dubuisson. Positivisme intégral. — Paris, G. Crès, 1910, in-8, 6 fr. — C'est la
partie logiquement la plus discutable, mais psychologiquement la plus intéres-
sante, de l'œuvre d'Aug. Comte que l'auteur résume sous le nom de « Positi-
visme intégral ». La Religion de l'Humanité, son objet précis (l'humanité incar-
née dans ses meilleurs représentants, conçue comme « l'ensemble continu des
êtres convergents »), sa raison d'être (l'homme, à lui-même sa propre Provi-
dence), son organisation hiérarchique (Direction spirituelle, Grand Prêtre de
l'Humanité), ses prescriptions, ses pratiques, son culte, ses sacrements, l'éducation
qu'elle fonde, la régénération sociale qu'elle entreprend et réalise, par l'appel aux
sentiments et la culture des sentiments, — ses rêves, ses utopies, comme celle de la
Vierge Mère, tout le mysticisme à base réaliste de Comte, voilà ce que M. Dubuis-
son expose d'une manière systématique et suivie d'après la Synthèse subjective et
les dernières œuvres du Maître. Il y a là réunis tous les matériaux d'une curieuse
étude psychologique sur le passage des notions positives aux conceptions sym-
boliques, de la science à la religion, qui a si fort troublé et déconcerté certains
positivistes comme Littré et Stuart Mill, et dont les « positivistes complets »,
comme M. Dubuisson, ne paraissent pas soupçonner la témérité ou la hardiesse.
L. Dugas.
Ch. Richet. L'Anaphylaxie. — Paris, F. Alcan, I9ii,in-i2, 3 fr. 50. — Certaines
substances, peu toxiques lorsqu'elles sont injectées une première fois dans le
sang, peuvent provoquer des accidents mortels chez les animaux qui longtemps
auparavant en ont reçu même une faible dose. Ch. Richet qui a découvert et
étudié ce curieux phénomène le désigne sous le nom d'anaphylaxie (le contraire
de la protection : phylaxie) ; il est l'opposé de l'immunisation par les vaccins.
— C'est par l'anaphylaxie qu'on peut expliquer la sensibilité des tuberculeux
à la tuberculine de Koch, les accidents produits chez certaines personnes par
l'ingestion d'aliments particuliers : lait, œufs, fraises, moules, crustacés, etc.
Ch. Richet conclut que chaque individu présente, de même qu'une personnalité
psychique qui le distingue des autres, une personnalité humorale, formée par
des intoxications antérieures multiples qui lui donnent une sensibilité spéciale
aux diverses actions toxiques. Cette sensibilité individuelle se transmet par
l'hérédité. Mme G. Rudler.
Imp. F. Pàillart, Abbeville. Le Gérant : Éd. Cornélt.
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VI' Année, n" 6. (deuxième série) j5 Juin 1911
LA RÉFORME DE L'INSTITUTION MILITAIRE DE LA FRANCE.
Jean Jaurès. — L'armée nouvelle. — Paris, J. Rouff, s. d. [1911],
18,5 x 12, 686 p., 3 fr. 50.
M. Jaurès a promis naguère d'exposer un plan d' « organisation socia-
liste » de la France : bref, son programme. On le lui a depuis réclamé plus
d'une fois. Il commence à s'exécuter aujourd'hui en publiant le présent
ouvrage, qui « traite des questions relatives à la défense nationale ».
Ce livre doit être lu avec attention et je dirai avec gravité et même avec
respect, car il est d'un homme dont la pensée a beaucoup d'essor et de
noblesse, et qui est sincère. M. Jaurès n'est pas suspect, ici, de complaisance
démagogique, puisque ses propositions tendent plutôt à aggraver qu'à
alléger, en les transformant, les obligations militaires. Il ne saurait être,
d'autre part, forclos sommairement pour cause d'incompétence : il dit très
bien pourquoi (pp. 22, 81); et puis il a été visiblement renseigné par des
gens du métier qui, dans la circonstance, se sont servis de lui comme de
mégaphone. Nous avons affaire en sa personne à un philosophe, à un histo-
rien, à un patriote — oui, à un très ardent patriote — qui croit voir claire-
ment les vices de l'institution militaire telle qu'elle est, avec les raisons
historiques de ces vices, et qui cherche de bonne foi, voire avec passion,
ayant le goût, l'habitude et le talent des constructions logiques, à esquisser
le plan d'un régime nouveau, non seulement plus rationnel, mais plus
efficace.
I. — Sa critique du régime actuel (ch. 11) est certainement très forte.
« Le vice essentiel de notre organisation militaire, dit-il, c'est qu'elle a l'ap-
parence d'être la nation armée et qu'en effet elle ne l'est point... Il y a un pré-
jugé persistant qui contrarie les effets du principe, et ce préjugé, c'est que l'on
ne peut guère compter vraiment que sur la partie encasernée de l'armée »,
celle que l'on désigne par l'épithète caractéristique d'activé. Pendant des
générations, les armées, dans les grands Etats modernes, ont été des armées
de caserne, formées de professionnels. Lorsque la force et les nécessités des
temps nouveaux ont conduit à proclamer le principe de la nation armée, et
à incorporer, par le service obligatoire, personnel et égal, d'énormes contin-
gents, la force de la tradition a travaillé énergiquement pour réduire l'année
nouvelle à n'être, tout de même, qu'une contrefaçon de l'ancienne. Qu'est-ce
que la caserne, dans la pure théorie de la nation armée ? L'école préparatoire
du soldat. Si, depuis cent ans, la caserne n'avait été vraiment conçue, en
effet, que comme l'école préparatoire du soldat, on n'aurait pas tant lutté
102 ■■ . Revue critique des Livres nouveaux
pour y retenir les recrues pendant des années : sept, cinq, trois ou même
deux ans ; car il ne faut pas tant de temps pour apprendre au futur soldat ce
qu'il a besoin de savoir. Si l'on a lutté si vivement, jusqu'à présent, pour
retenir les recrues à la caserne le plus longtemps possible, c'est parce que l'ar-
mée encasernée, dite active, n'a pas cessé d'être considérée par l'opinion
militaire, et même par l'opinion publique, comme l'armée véritable,
« le cadre et le point d'appui nécessaires, le centre des forces obscures ou à
demi suspectes disséminées dans la nation... C'est cette arrière-pensée de
l'infériorité des réserves qui gouverne en fait tout notre système militaire,
et, par un retour inévitable, tout le système tend à créer cette infériorité ».
Les lois militaires qui se sont succédé chez nous (et ailleurs) depuis trente
ans sont le résultat de transactions successives entre la conception ancienne
de l'armée de métier et celle de la nation armée, au vrai sens de cette expres-
sion. Ce que vaut, logiquement et pratiquement, la dernière de ces transac-
tions qui ait été passée en France, c'est-à-dire la loi de deux ans, l'auteur
l'examine avec vigueur. Il la juge ambiguë, équivoque et bâtarde, comme
les précédentes, et souligne dans les écrits des généraux et des politiciens
qui l'ont plus ou moins défendue des aveux, des contradictions, des hésita-
tions, des flottements de pensée qui ne laissent pas d'être inquiétants.
A son gré la loi de deux ans marque, non pas, comme l'ont dit les
politiciens qui contribuèrent à la procurer, l'ouverture d'une ère nouvelle,
mais la clôture de l'ère ancienne, en ce sens qu'elle est la dernière des combi-
naisons possibles entre l'armée de métier et la nation armée : « Au delà il
n'y a plus que la forme authentique de l'armée nationale » (celle que préco-
nise M. Jaurès), ou, ajoutons-le, le retour délibéré au régime des armées
professionnelles.
Les ch. iv et v (i), consacrés à la critique des idées stratégiques du
capitaine Gilbert (dont les livres, publiés vers 1890, ont, paraît-il, inspiré
depuis le haut enseignement des sciences militaires dans notre pays) sont
aussi très intéressants. Gilbert fut l'apologiste de l'offensive napoléo-
nienne,^ foudroyante et décisive, — par colonnes volantes, pour ainsi dire, —
dont l'Etat-major prussien s'est inspiré au*xixe siècle (mais lourdement, à
l'allemande). Le capitaine qui est dans — ou derrière — M. Jaurès oppose
à cette doctrine celle de Clausewitz, la pratique de Turenne et les enseigne-
ments des premières guerres de la Révolution. Il expose (p. 144 et s.) le
« plan de campagne » de son ami, le « commandant Rossel » de l'Humanité,
dont voici le résumé : « La conception stratégique qui répond à la guerre de
défense nationale, c'est, d'une part, la concentration des armées à l'abri de
tout danger ; d'autre part, l'offensive générale au moment et à l'endroit judi-
cieux ». Ne souriez pas de le voir s'engager dans un ordre de considérations
qui, même sous la plume des théoriciens les plus réputés du métier, font
assez souvent penser au : « Couper et envelopper » de l'opérette. Lisez.
Il se dégage fort bien du ridicule menaçant pour établir que la France a le
droit et le devoir de s'informer si l'État-major de son armée a une méthode
de guerre, et laquelle : « Il ne s'agit pas de plans secrets ; ce n'est pas dans
le sanctuaire de la rue Saint-Dominique que doivent être résolus ces grands
problèmes. La technique, la science militaire ont pour objet de mettre en
(1). Comparer le ch. xiu, car le livre n'est pas composé avec rigueur et bien des choses y
sont dites plusieurs fois.
La réforme de l'Institution militaire de la France ■ L03
œuvre la méthode adoptée ; mais cette méthode, c'est la nation qui doit la
déterminer elle-même en conformité avec son dessein politique et social.
Cette méthode, le pays doit la connaître, car il faut qu'il y soit préparé. Car,
selon que la France aura choisi, pour son salut, l'offensive à la prussienne
ou la défensive nationale telle que le commandant Rossel la définit, tout est
changé dans l'organisation militaire ». — L'offensive à la Napoléon (et
maintenant à la prussienne), procédant par coups d'assommoir dès le début
des hostilités, suppose des armées relativement peu nombreuses, mais
massées à la frontière et toujours entraînées pour être prêtes au premier
signal. La défensive à la Clausewitz et à la « Rossel » remplace l'effet décon-
certant de l'attaque brusque par « l'effet de masse, de patience héroïque, de
concentration totale et d'élan réfléchi ». Mais alors il convient que la nation
soit préparée à cette manière de combattre. Une tactique qui comporte « la
concentration colossale des millions de soldats citoyens à l'abri des atteintes
de l'ennemi », c'est-à-dire assez loin en deçà de la frontière, et qui, par con-
séquent, entraine, comme entrée de jeu, l'abandon d'une partie notable du
territoire aux envahisseurs, risquerait d'être très mal interprétée si elle était
pratiquée sans que la nation eût été avertie à l'avance des raisons qui la
recommandent. « Il faut que Rome s'habitue à comprendre Fabius... (i)
Mais ce n'est pas seulement l'éducation de la nation qui doit être appropriée
à ce dessein ; c'est tout un plan nouveau de concentration qui doit être
étudié... Le pire serait, le désastre des désastres, que l'État-major flottât
encore à ce sujet entre des idées contradictoires. Or j'ai la conviction absolue
qu'entre l'offensive vraie et la défensive vraie il n'a pas fait un choix ; qu'il a
accepté et pour la mobilisation et pour la concentration et pour la conduite
générale de la guerre des combinaisons hybrides, à deux fins, et vouées par
cette ambiguïté même à un misérable avortement... »
Il y a encore dans cet ouvrage d'autres dissections critiques de ce qui
est ou se dit. Tel est le ch. vin, sur la formation et l'éducation des cadres,
où l'auteur intervient dans la question si controversée de 1' « unité d'ori-
gine » des officiers. Il y intervient en un sens hostile à « l'esprit d'égalité
brute »(p. 341), auquel, croyant faire preuve par là de hardiesse démocra-
tique, on a récemment multiplié des concessions, d'ailleurs « superficielles
et trompeuses », qui sont ici condamnées. La suppression radicale des écoles
militaires, l'accès aux grades par le rang seulement ? Non. Ce sont là des
« solutions de petite bourgeoisie niveleuse » (p. 351), qui entraîneraient la
« disparition de toute éducation militaire de l'esprit ». M. Jaurès « ne con-
sentira jamais », pour sa part, à supprimer « les hautes épreuves initiales »,
sanction de la « riche culture » de l'Enseignement secondaire, pour « l'élite »
des futurs officiers ; ne demander à tous les officiers que la culture que
donne « l'Enseignement primaire supérieur », comme le veut la démagogie
radicale, c'est selon lui, « déclasser l'armée du haut niveau intellectuel où
elle a été portée par l'immense effort de l'esprit humain 0. & Pour nous,
socialistes, démocratie n'a jamais signifié médiocrité uniforme et abaissement
commun ». A cet égard, le socialisme de M. Jaurès s'honore d'avoir sur
(1) Les gêna d'aujourd'hui sont plutôt portifi, en effet, à confondre Fabius avec les généraux,
comme on en a vu en 1X70 en pendant l.i guerre russo-japonaise, qui expliquent leurs recu-
lades en disant qu'ils ont « un plan ». Kouropatkine, lorsque les Japonais eurent franchi la
ligne du Yalou, qu'il aurait dû leur interdire, télégraphia : « Nous les tenons t.
104 — Revue critique des Livres nouveaux
l'oreille un pompon d'aristocratie (i). Quelle que soit l'opinion qu'on puisse
avoir là-dessus (2), on lira avec profit la discussion où l'auteur passe au
crible les actes et les paroles des derniers protagonistes, plus ou moins
ardents et conséquents, de Y « unité d'origine », MM. André, Messimy,
Picquart (un peu mou), Klotz, etc. Il excelle à démasquer les raisonnements
par à peu près et à dégonfler — non pas, il est vrai, comme dit l'autre, en
trois coups d'épingle — mais à dégonfler pourtant les « grands mots vagues »
de la phraséologie administrative et parlementaire. Il n'en est pas dupe ; il s'y
connaît.
IL — Cependant l'intention principale de l'auteur de Y Armée nouvelle
n'est pas de démolir ; c'est d'indiquer un plan régulier et harmonieux
de reconstruction. Il ne démolit que pour montrer la nécessité de recons-
truire.
Essayons de condenser en quelques lignes le système qu'il présente
avec un lyrisme intarissable, éblouissant d'abord, un peu fatigant à la longue.
Tout le monde sait que M. Jaurès a le don royal des images grandioses :
nuées, foudres, rafales et « flamboiements augustes ». Il s'exprime souvent
d'une manière sublime. Trop souvent, peut-être ; car le propre du sublime
est de s'évanouir en se prolongeant.
Avant tout, renoncer à la superstition du service de caserne ; ne voir
dans la caserne qu' « une école de recrues donnant au soldat, en quelques
mois, les éléments nécessaires ». Ensuite, « organiser sérieusement, dans le
pays même, des unités de combat à plein effectif ; ces unités seront convo-
quées périodiquement sur le territoire même où vivent les citoyens qui en
font partie et vigoureusement entraînées... » (p. 49). Tel est le véritable
régime de la nation armée. Il ne comporte pas de guerres offensives ; mais
M. Jaurès espère et croit que l'ère des guerres offensives est close pour notre
pays. Il est exclusivement défensif ; mais M. Jaurès l'estime de nature à
procurer, sur ce terrain, une force tout à fait invincible. La « pleine et sou-
daine utilisation des réserves » s'impose, d'ailleurs, à son avis, aux pays à
faible natalité comme la France. « Avec l'écart croissant de population, la
France est vaincue d'avance dans la lutte [contre l'Allemagne] pour le déve-
loppement de Y active... Elle ne peut se sauver et vaincre qu'en faisant de la
nation armée une vérité vivante » (p. 73) (3).
C'est le système des milices, qui, seul, s'oppose en raison à celui des
armées de métier. La pensée n'en est pas nouvelle. C'est celui qu'exposa
(1) L'auteur de Y Armée nouvelle se rencontre 'sur plusieurs points, à propos des mesures
récemment prises « vers l'unité d'origine », avec celui, nullement socialiste et très militaire à
l'ancienne mode, de Y Officier contemporain. (Capitaine d'Arbeux. L'Officier contemporain. La
démocratisation de l'armée. — Paris, B. Grasset, 191 1, 2 fr.).
(2) Quelle que soit l'opinion qu'on puisse avoir là-dessus, il est certain que la conviction de
M. Jaurès à cet égard repose sur un postulat. 11 est persuadé que les officiers sortis de Saint-Cyr
et de l'Ecole polytechnique, « ayant la même pratique du métier que les autres et ayant en
outre une avance de culture marquée », doivent révéler, « à mesure que le grade s'élève, des
facultés militaires supérieures » (p. 375). En a-t-il la preuve ? Voici sa preuve; c'est une ques-
tion : « A quoi servirait donc la haute éducation des premières années si elle n'assurait pas à
l'homme, toutes choses égales d'ailleurs, une supériorité réelle et qui se manifeste surtout
quarte fonction plus difficile veut des qualités plus diverses ?... »
(3) Q. p. 179, où l'auteur revient sur les avantages stratégiques de son système au point de
vue français : « La France, par la mobilisation simultanée et par la concentration des douze
classes qui correspondent aujourd'hui à la réserve, mettra en ligne, pour les premiers grands
combats, une masse formidable de deux millions d'hommes.... »
Là réforme de l'Institution militaire de la France ■ 105
Carnot, dès août 1792, à l'Assemblée législative (p. 197 et s.). C'était celui
de Dubois-Crancé (p. 266). Ni Carnot, ni Dubois-Crancé, ces grands orga-
nisateurs de la victoire, ni aucun homme de la Montagne n'a confondu « ser-
vice militaire et encasernement ». Si la Révolution, « ayant pu conclure à
temps la paix avec le monde, comme le souhaitait passionnément Robespierre,
avait pu assurer sans crise, sans thermidor ni brumaire, le fonctionnement
de l'institution militaire », tout donne à croire qu'elle aurait adopté ce
modèle. — Et ce régime, dont la pensée est donc la pure tradition de la
Révolution française, n'est pas resté, d'ailleurs, dans le monde, à l'état de
concept théorique. Il est depuis longtemps pratiqué, avec des modalités
diverses, par des peuples qui sont à la vérité, pour la plupart, de petits peu-
ples sans prétentions offensives, mais dont tous les experts s'accordent à
reconnaître que la défense contre un envahisseur, quel qu'il fût, serait des
plus redoutables. C'est l'institution militaire de la Suisse, qui est décrite ici
en détail (ch. vu). Celles du Danemark, de la Belgique, de la Hollande, de la
Norvège, de la Suède, s'en rapprochent plus ou moins, et de plus en plus ;
il y a même en Angleterre un grand mouvement dans ce sens (ch. xn). Si
l'Allemagne n'était pas là, avec son militarisme prussien, que ses grands
voisins se sont crus et se croient tenus d'imiter de leur mieux, quelque con-
traire qu'il fût ou qu'il soit à leur tempérament naturel ou à leurs tendances
nouvelles, l'Europe serait déjà convertie à l'organisation défensive. — Il est
curieux, soit dit en passant, qu'il ne soit pas question, à ce propos, du Japon,
dont l'armée n'est pas non plus encasernée au même degré que celles des
grands peuples du continent européen. Est-ce parce que M. Jaurès n'a pas
été assez renseigné à ce sujet, ou parce que l'armée japonaise n'est pas,
quoique fort peu encasernée, d'humeur exclusivement défensive ?
Si le régime de la milice est pratiqué sincèrement, comme il l'est en
Suisse, il exige autant ou plus de l'individu que le service français actuel.
En France, « on fait son service pour en finir avec le service militaire », car
les périodes d'instruction qui suivent le temps de caserne ne sont pas plus
prises au sérieux par ceux qui les font que par ceux qui les font faire. Le
système actuel « accable la première jeunesse d'un inutile fardeau de pseudo-
éducation militaire [deux ans pour l'instant, au lieu des six mois nécessaires]
et néglige ensuite beaucoup trop d'entretenir chez les hommes libérés de la
caserne les facultés d'action » (p. 58). Or, l'homme qui éprouve de la répu-
gnance pour l'austère obligation du service armé, supposé qu'on lui laissât
le choix, préférerait peut-être encore « tirer » deux ans (dont un au moins
de fainéantise) que de se tenir en haleine, sans désemparer, jusqu'à l'âge de
35 ou 40 ans. — Et nous touchons, ici, je crois, au nœud vital du problème.
On peut faire sans doute aux vues et aux projets de M. Jaurès des objec-
tions innombrables. M. le général Langlois a pris le premier la parole à cet
effet ; nul doute que le livre de Y Armée nouvelle ne soit bientôt (si ce n'est
déjà fait) submergé, malgré son volume (686 pp.) et son poids, par un flot
de littérature militaire, qui le roulera et le disloquera en tous sens. Il con-
tient, non seulement des vues d'ensemble, mais des propositions fermes
pour l'organisation des milices, avec une loi des cadres ; la malveillance des
critiques trouvera à s'exercer sur une matière si abondante. Même sans être
général (je ne le suis pas), on est du reste un peu surpris, en le lisant, d'affir-
mations comme celle-ci : « Cette masse colossale [les deux millions d'hommes
de la nouvelle armée française sur le pied de guerre] pourra être distribuée
106 — Revue critique des Livres nouveaux
en plusieurs armées, assez distinctes pour ne pas s'embarrasser les uns les
autres et assez liées les unes aux autres pour pouvoir combiner des opérations
convergentes » (p. 179). On se dit ingénument, en lisant cela : « Mais est-il
vrai qu'une telle masse pourra être ainsi maniée ?» ; et si par hasard c'était
très difficile ? On se dit aussi qu'il y a infiniment d'illusions et vraiment trop
de rhétorique dans le ch. ix, qui traite du recrutement et de l'éducation des
officiers de la future milice (Les officiers et l'organisation ouvrière ; les officies à
l'Université) : les pages (pp. 382 et s.), très bizarres, sur l'utilité qu'il y aurait
à ce qu'une certaine proportion des officiers fussent d'anciens boursiers de
« la grande famille prolétarienne », élevés ad hoc par les mutualités, les syn-
dicats et les coopératives, n'est sans doute qu'une de ces bourdes que les
pontifes de toutes les religions (la socialiste, semble-t-il, comme les autres)
prennent l'habitude de débiter, sans y prendre garde, dans l'intérêt du culte ;
cela ne tire pas à conséquence. Mais les développements relatifs à l'ensei-
gnement des sciences militaires dans les Universités, avec les lieux communs
surchargés d'ornements dont ils pullulent, sonnent si creux qu'on en est
effrayé : j'aimerais à dire pourquoi, mais la place m'est mesurée. Aussi
bien, je répète que le nœud vital du problème n'est dans aucun des détails de
la doctrine soumise par M. Jaurès à l'examen du public. Il est là où l'auteur
lui-même l'a très bien situé dès le commencement de son discours.
Le régime de la milice, pratiqué comme il faut, réclame de la nature
humaine plus d'efforts, de sérieux et de vertu que tout autre. Chez les peu-
ples qui, pour ainsi dire, n'en sont pas dignes, parce qu'ils ne sont pas assez
raisonnablesouparcequ'ilssont tropfatigués, il s'effondre promptementdansle
ridicule, qui fut proverbial, des francs-archers de l'ancienne France, ou dans
celui des « baïonnettes intelligentes » et des « bataillons scolaires » d'une
époque plus récente. C'est une mascarade, et qui risque d'être mortelle —
deux fois mortelle parce qu'elle est à la fois périlleuse et grotesque. Il faut
donc examiner mûrement, avant de s'engager dans cette voie, les conditions
où l'expérience est possible.
Or il n'y en a qu'une, mais nécessaire : c'est, dans la nation, un esprit
public approprié. Ou bien, comme en Suisse, des habitudes séculaires qui
tiennent lieu d'enthousiasme, sans l'exclure ; ou bien la source sans cesse
renouvelée de force morale qu'est une grande pensée qui vit véritablement
dans les cœurs. Lorsque cette flamme existe, la nation qui la porte est, en
effet, irrésistible, et pas seulement pour la défensive, comme l'ont fait voir
entre autres les armées de la Révolution, celles de l'Allemagne ulcérée par
la tyrannie de Napoléon et celles du Japon moderne. Lorsque cette flamme
existe, tout est simple ; l'organisation indispensable se crée comme d'elle-
même, et le succès s'ensuit. Manque-t-elle ? Non seulement toute offensive
heureuse contre un égal est impossible (on s'en consolerait) ; mais la défen-
sive même est compromise, et le plus sûr est sans doute de s'en tenir au mi-
nimum de garanties qu'offre la routine traditionnelle, celle que suivent aussi
les adversaires éventuels. L'instinct de conservation fait sentir qu'il n'est pas
prudent d'innover en pareil cas, parce que, en pareil cas, l'échec, c'est-à-dire
la rapide dégénérescence des institutions nouvelles, si sagement combinées
qu'elles puissent être sur le papier, est certain.
Tout revient donc à savoir si la France a présentement la force morale
qui serait nécessaire pour opérer sans trop de risques une révolution dans son
appareil de défense. L'idée de Revanche s'est fort atténuée à la longue, et
La réforme de l'Institution militaire de la France .■ 107
d'ailleurs ne conviendrait pas. L'idée du simple devoir patriotique à la vieille
mode n'est pas dans une de ses périodes de paroxysme et, d'ailleurs, l'opéra-
tion demandée suppose une flamme non pas paroxystique, mais continue.
Cependant, il faut une flamme. — Eh bien ! il y a, dit M. Jaurès, la foi so-
cialiste. « Le ressort de confiance qui doit soulever en même temps toutes
les âmes et leur donner un incomparable élan », le voilà.
V Armée nouvelle est en partie, et, comme il résulte de ce qui précède, dans
ses parties essentielles, une homélie sur ce thème. Ainsi s'explique que l'on
ait intercalé (de la façon la plus singulière), entre les chapitres ix et xi, qui
traitent des cadres, un chapitre x dont le titre : Le ressort moral et social.
L 'Armcc, la Pairie et le Prolétariat, suffit à faire prévoir que l'auteur n'y
méritera point le mot de Stendhal sur Napoléon : « Il n»e disait jamais de
choses vagues », Ce chapitre qui paraît, au premier abord, un hors-d'œuvre,
est, au contraire, au centre du sujet. Mais le fil des idées n'y est pas facile à
suivre : il y est question de bien des choses, notamment des services rendus
au xixe siècle par le capitalisme et la bourgeoisie, de l'affaire Dreyfus, de
Marx, et aussi (mais, mon Dieu, que de précautions oratoires !) de Hervé.
Disons seulement que ce morceau paraît plutôt destiné aux socialistes qui
n'admettent pas la patrie qu'aux patriotes qui ne sont pas au courant du
socialisme. Il s'agit surtout, pour le philosophe, de réconcilier l'Internatio-
nale et la Nation : « Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale ; beau-
coup de patriotisme y ramène » (p. $71). Très bien. Au moyen âge, le triomphe
des docteurs scolastiques était, comme ils disaient, de « concordare discor-
dantia » ; il y avait, en ce temps-là, de gros livres intitulés : Coucordanlix
discordantium.
On fera bien de parcourir, après Y Armée nouvelle, l'opuscule sur la
Démocratisation de l'année que j'ai cité plus haut, en note. Il contient les
doléances du corps actuel des officiers, à un point de vue étroitement (et même,
parfois, assez bassement) professionnel, et plutôt « réactionnaire », mais
avec beaucoup de faits précis. Il est très instructif pour faire connaître l'état
d'esprit qui prévaut dans ces milieux où l'on est, maintenant, paraît-il, aussi
loquace qu'on était « muet » jadis. A l'en croire, les conséquences de la loi
de deux ans ont été telles qu'il n'y a déjà plus que des « miliciens » (p. 31)
dans l'active ; mais des miliciens démoralisés par les propagandes pacifistes,
et à qui tout idéal fait défaut: « Ils ont moins la fierté d'accomplir leur devoir
militaire que l'impatience d'en être quittes » (p. 32). L'auteur exprime la
conviction que les mots de patrie et d'honneur, quoique abondamment
répétés, ne suffisent plus à dissimuler la lassitude de l'impôt du sang et le
désir d'y couper (p. 30). D'autres mots, fussent-ils très éloquents, ajoutés à
ceux-là, qui sont déjà si beaux, ne produiraient pas, peut-être, beaucoup
plus d'effet. Mais si les prédicateurs savaient cela, ils ne le croiraient pas ;
ils n'en resteraient pas moins optimistes ; car, s'ils n'étaient plus optimistes,
ils cesseraient, probablement, de prêcher. Nogaret.
108 { Revue critique des Livres nouveaux
COMPTES RENDUS
E. Bourcier. — La Rouille. — Paris, Cornély (Collection de la
Grande Revue), 19 10, in-12, 232 p., 3 fr. 50.
Beaucoup de descriptions avec des détails justes et des phrases sonores.
Carrier s'engage dans l'infanterie coloniale. Il aime le métier militaire ;
encouragé par les officiers, séduit par la promesse des galons, alléché par
l'idée de la prime, il signe un rengagement de cinq ans. Mais voilà que le
père et le frère aîné du jeune homme viennent à mourir, la mère et les
enfants plus jeunes vont rester sans soutien, car le militaire ne peut revenir
au foyer les protéger, puisque d'un trait de plume et pour un si long temps
il a aliéné sa liberté. Pendant que la famille souffre toutes les misères, le
marsouin part pour l'expédition de Chine ; scènes de pillage ; un sergent lui
fait des propositions infâmes, révolte de Carrier, voies de fait, conseil de
guerre, travaux publics, tentative d'évasion, Bat' d'Af ; le malheureux meurt
après mille tortures physiques et morales dans un engagement à la frontière
marocaine.
Assurément un problème grave se pose : autant il est légitime de se pré-
munir contre les retours d'humeur et les caprices des jeunes gens, autant il
paraît injuste de n'admettre aucun cas de force majeure pour lequel le renga-
gement devienne caduc. Et puis, jusqu'à quel point a-t-on le droit de laisser
une jeunesse imprévoyante engager l'avenir pour cinq ans ? Il peut être exact
aussi que bien des abus de pouvoir soient commis aux bataillons d'Afrique et
certes tout cela est à discuter; bien des réformes sont souhaitables. Or je
conçois fort bien que l'on attire l'attention du public sur cet ordre de faits
dans des articles de revues où l'on cite des documents et où l'on dévoile ses
sources d'information. Mais qu'on y trouve sujet à roman, je le conteste.
Qu'est-ce que l'art et la littérature peuvent gagner à ces pages où l'on parle
l'argot des chiourmes — d'ailleurs avec certaines pudeurs bien illogiques ?
Enfin, il n'est pas permis d'imposer au public une lecture aussi pénible, de
spéculer sur les sentiments de dégoût, d'horreur et de pitié sans prouver
avec certitude que ce que l'on avance est rigoureusement vrai. Ceci ne
saurait être le cas pour un roman, œuvre d'imagination et le lecteur a raison
d'hésiter avant de généraliser le cas de tel souffre-douleur qui succombe.
Comment savoir si tel tableau n'est pas outré pour les besoins de la cause,
si tel fait n'est pas inventé ? Même, le public, qui n'aime point qu'on le
sorte de l'ataraxie, trouve l'excuse excellente et ne s'émeut pas, parce qu'il
doute que cela soit « arrivé ».
A. d'Estournelles de Constant.
Rudyard Kipling. — Rewards and Fairies. — Londres, Mac-
millan, 1910, xn-338 p., in-12, 7 fr. 50.
Ce nouveau recueil confirme l'évolution récente du talent de Kipling.
Après les nouvelles réalistes et le roman de mœurs anglaises ou hindoues,
nous revenons aux histoires merveilleuses; c'est, comme Puck of Pooh's Hill,
un nouveau Jungle Book ; mais l'esprit est bien différent. Nous sommes main-
tenant en Angleterre ; les bêtes qui parlent sont remplacées par des génies ;
Histoire -10 9
Puck, lutin capricieux mais bienveillant, se mêle aux jeux de deux enfants,
Dan et Una, dans le décor très contemporain de la campagne anglaise ; il
fait surgir à leurs yeux des apparitions du temps passé. En chair et en os,
familiers quoique distants, des personnages historiques et symboliques pas-
sent ainsi devant nous ; et leurs paroles, adaptées à leur caractère, à leur
époque, sont une vive et forte évocation de réalité suggestive. Chacune de
ces histoires enseigne une leçon ; et l'on devine quelle sagesse Kipling pro-
pose à ses lecteurs, jeunes ou vieux — car il semble écrire pour les enfants,
mais ne sera guère compris que des adultes... C'est une doctrine d'énergie et
de violence, de sacrifice austère aux destinées de la patrie et de la race ; de tra-
vail, etde mépris pour les faiblesses de la pensée ; un impérialisme brutal autant
que mystique — évangile que l'Angleterre ne paraît plus accueillir avec le
même enthousiasme. Comme la philosophie, l'art a vieilli dans ces contes ;
ils portent encore la marque du maître, par la vigueur condensée de la narra-
tion et de la langue, la force imaginative, la brusque poésie de certains
traits ; le sens profond des grands instincts, des réactions immédiates de
l'âme ; mais il y a du pénible, de l'étrange dans la mise en œuvre, du bizarre
et de l'obscur dans ces récits qui commencent, se nouent, se dénouent, se
transportent du présent au passé, du réel au surnaturel, avec un minimum
de préparation et de logique. Fantaisie originale, dira-t-on ? Mais la fantaisie
n'est plus portée par un courant d'invention spontanée ; elle n'est plus
nourrie par un filon intérieur de raison ou d'observation simple ; elle est
trop souvent fatiguée, tendue, et l'on dirait presque vide et stérile... La note
de vieillesse et de tristesse qui s'y fait entendre est, peut-être, ce qui rend
malgré tout sympathique un volume animé de méfiance ou de haine contre
les nations hors de l'Empire, les formes de pensée hors de la pensée primi-
tive et rude de son prophète. L. Cazamiaw
F. Lachèvre. — Disciples et successeurs de Théophile de Viau : la
vie et les poésies libertines de Des Barreaux et Saint-Pavin. — Paris,
Champion, 191 1, in-8, xiv-541 p., 10 francs.
M. Lachèvre s'est donné pour tâche d'écrire l'histoire du libertinage au
xviie siècle : gros sujet, dont ce gros livre ne traite qu'une petite partie. En
ce qui concerne Des Barreaux, c'est une nouvelle édition revue, corrigée et
augmentée, d'un travail publié en 1907 ; en revanche la vie de Saint-Pavin
n'avait pas encore été écrite. M. Lachèvre a recueilli avec diligence tout ce
qu'on en peut aujourd'hui savoir, et qui est d'ailleurs assez peu de chose.
Quant aux poésies libertines de « l'Illustre Débauché » et à celles du « Roi
de Sodome », identifiées pour la première fois, on les a groupées pour
chacun d'eux à la suite de sa biographie ; mais on a fait un tirage à part de
celles dont le sujet trop scabreux risquait d'effaroucher le lecteur.
Il est un peu surprenant d'entendre l'auteur d'un ouvrage si vaste con-
sacré à deux libertins de si médiocre envergure déclarer (dans une préface
singulièrement tendancieuse) que « le rôle des libertins au xvnc siècle a été
fort exagéré ». Ailleurs, il est vrai, il les appelle « ces précurseurs des phi-
losophes du xvme siècle, ces peu glorieux ancêtres de la libre pensée »
(p. 451) : voilà bien des contradictions. On peut regretter que M. Lachèvre,
qui n'a pas fait entrer dans le cadre de son travail l'étude littéraire des
110 ■ . . . . « Revue critique des Livres nouveaux-
poésies de Des Barreaux et de Saint-Pavin, n'ait pas cru devoir préciser non
plus la portée de leur action. Il serait intéressant de chercher quelle influence
ont pu exercer le séduisant Des Barreaux, le spirituel Saint-Pavin sur les
grands seigneurs et les beaux esprits auprès de qui ils avaient accès,
malgré leur réputation bien établie de libertinage, — si cette tolérance
même n'est pas un indice de sympathie et de connivence, — dans quelle me-
sure les relations de Des Barreaux avec Chapelle et Molière ou avec les ma-
gistrats dijonnais, celles de Saint-Pavin avec l'Hôtel de Condé, l'Hôtel de
Rambouillet, Mme et Mlle de Sévigné, ont pu contribuer à détacher des
croyances traditionnelles des esprits qu'ébranlait, d'autre part, la méthode de
Descartes ou la philosophie naturelle de Gassendi. M. Lachèvre sera moins
tenté, sans doute, de croire qu'on a exagéré le rôle des libertins du xvne
siècle, quand le cours de ses recherches le mènera à constater leur hardiesse
croissante et à entendre les cris d'alarme que leurs progrès font pousser,
vers la fin du siècle, aux défenseurs de la foi. M. Lange.
Zurlinden (Général). — Napoléon et ses maréchaux. ■ — Paris, Ha-
chette, 191 1, 2 vol. in-16 de 266, 240 p., 3 fr. 50 chaque volume.
C'est un résumé, plutôt de la vie de Napoléon, que de l'histoire de son
règne, où, en dépit du titre de l'ouvrage, les maréchaux de Napoléon tien-
nent très peu de place et sont simplement nommés là où il ne se pouvait pas
qu'il en fût autrement. C'est un résumé sec, net, exact, écrit d'un style for-
cément rapide, visiblement soigné, où rien ne vous heurte, où rien ne vous
enlève. Le général a mis, dit-il, à profit tous les récents travaux. Je n'en
doute pas. Ce qui me frappe, c'est que ces renseignements nouveaux ne
changent pas sensiblement l'idée qu'on se faisait de Napoléon. M. Zurlinden
nous dit aussi qu'il s'est efforcé d'être impartial ; de fait il blâme Napoléon
à peu près à tous les moments où il a été communément repris : en Bru-
maire ; après l'attentat de la rue Saint-Nicaise, pour ses mesures injustes
contre les Jacobins ; au moment où il commet l'enlèvement et le meurtre
du duc d'Enghien ; après la paix d'Amiens, quand il veut avoir et qu'il
obtient un pouvoir discrétionnaire sur la nation. Par exemple, M. Zurlinden
ne prouve pas, comme il le croit, que Napoléon ait été totalement innocent
de la rupture de la paix d'Amiens. 11 n'est pas sûr que Napoléon n'ait pas
fait de son côté autant que les Anglais du leur, pour amener cette rupture.
Là où M. Zurlinden me paraît être vraiment trop indulgent ou pas tout à
fait exact, c'est dans l'exposé, trop court d'ailleurs, qu'il fait de la conduite
de Napoléon, en 181 3, au moment du congrès de Prague. A ce moment on
lui offrait des conditions qu'il pouvait, qu'il devait accepter.
Partial, non, M. Zurlinden ne l'est pas précisément ; toutefois il est sen-
sible que, quand il blâme Napoléon, il est sans entrain, il est froid ; il sait
en revanche le louer chaudement. Son faible intime se révèle par là ;
faible qui s'excuse et se comprend chez un général. C'est un prodigieux
homme de guerre que Napoléon ; il est difficile qu'un professionnel échappe
tout à fait à son incomparable prestige. P. Lacombe.
Histoire ================================ 111
Arthur Meyer. — Ce que mes yeux ont vu. — Paris, Pion, xxiv-
432 p., in-12, 3 fr. 50.
M. Arthur Meyer, qui ne dissimule pas, car cela n'est pas possible, sa
très modeste origine, est depuis longtemps un des personnages les plus
connus de la vie parisienne : à la Bourse d'abord, puis au boulevard et,
enfin, dans les salons de la vieille aristocratie française. « Manager » du
Gaulois, mécène d'académiciens en herbe, en fleur ou en fruit, successive-
ment serviteur de plusieurs princes appartenant à diverses dynasties déchues,
en bons termes cependant avec beaucoup d'hommes qui ont passé au pou-
voir sous la Gueuse (1), conspirateur à ses heures, homme du monde avant
tout, il a, certes, vu beaucoup de choses de 1870 à 191 1. On pourrait donc
s'attendre, semble-t-il, à ce que ses Mémoires anthumes (comme disait
Alphonse Allais) fussent instructifs et amusants. En fait, ils sont vides,
fades et un peu écœurants. Mais c'est bien naturel.
C'est naturel, non seulement parce qu'il y a des raisons pour que les
mémoires qui ne sont pas posthumes manquent de nerf, mais parce que
l'auteur est ce qu'il est : trop « aimable » pour contrister quelqu'un qui
puisse lui en vouloir, trop gentilhomme pour n'être pas discret, et trop
chrétien pour garder rancune des avanies qu'il encaissa. Avec cela, un style
approprié, coulant et nul ; tout en épithètes banales, en mots prévus et en
clichés.
Ces mérites, qui n'en sont pas pour un mémorialiste, ont fait la fortune
littéraire, et la fortune tout court, de M. Arthur Meyer. Il n'a pas renoncé,
comme de juste, à les déployer ici. A la fin, « index des noms cités » : un
millier de noms environ, c'est-à-dire, dans le livre, presque autant de coups
de chapeau. Car un compliment en passant ne coûte guère et fait toujours
plaisir.
Un des principaux chapitres est intitulé V Antisémitisme. Si l'on considère
que l'auteur a été qualifié de « Juif immonde » par son prince, M. le duc
d'Orléans, dans une dépêche que le Figaro a pris la peine de reproduire plus
d'une fois, on appréciera le sentiment qui lui lait dire que la Troisième Répu-
blique a créé l'antisémitisme (2). Le chapitre sur « le Dreyfusisme », singu-
lièrement entortillé, n'est pas non plus sans intérêt, en ce qu'il fait très bien
voir, non pas la pensée de M. Arthur Meyer sur ce sujet (ce qui n'aurait pas
d'importance), mais les précautions que le directeur du Gaulois se croit
encore obligé, pour sa clientèle, de prendre, en 191 1, en parlant de cette
affaire. Au reste, M. Arthur Meyer tout entier n'a de valeur historique
que comme miroir de la clientèle qui l'a adopté. On l'étudier» plus tard
(1) « Implacable pour les institutions républicaines qui corrompent les hommes, selon la
formule lumineuse de M. le Comte de Paris, je suis indulgent pour ceux-ci » (p. <;9)-
(2) Il y a, dans ce chapitre (p. 125), une psychologie du « Juif » : • Envahisseur dans
le domaine mondain... » ; etc. — Plus loin (p. 1^3), on lit : <■ M. Roosevelt a dit un jour
une parole : Avant un siècle le momie sera catholique <« libre penseur. Si la première partie de
cette prédiction venait à se réaliser, si le monde était régénéré par la victoire de la seule
religion d'unité, de discipline et de hiérarchie, les Juifs peuvelu être sans inquiétude : les
catholiques connaissent la loi du Christ qui est la loi de pardon : ils pardonneraient et ouvri-
raient leurs bras à tous leurs frères égarés. M.'.is si, par malheur, la libre pensée venait à
triompher, c'est alors que les Juifs pourraient prendre peur... Us n'auraient pas longtemps
à se réjouir de notre anuihilenieut : ils succomberaient bien vite api es nous. »
112 — Revue critique des Livres nouveaux
pour se rendre compte de l'état d'esprit du meilleur monde en ce temps-ci.
Ce qu'il y a de plus amusant dans Ce que mes yeux ont vu, c'est d'y ap-
prendre (p. 205) que, à la rédaction du Gaulois, M. E. Faguet est connu
sous le sobriquet de « Toujours prêt ». Or, il se trouve justement que
M. Faguet a enrichi le volume d'une préface. L'infatigable polygraphe déclare
là, « avec sa tranquillité ordinaire », que M. Arthur Meyer est « un type fort
sympathique » et un « extrêmement honnête homme dans le sens actuel du
mot, et dans le sens que le mot avait au xvne siècle, et dans tous les sens ».
J'ai toujours pensé, mais je suis certain maintenant, que ce qu'il dit encore
(p. xxiv) de son préfacé peut s'appliquer à lui-même : « Devenu, au moment
où nous sommes, d'une indulgence générale, où il est entré beaucoup de
bonté et où il reste un peu de raillerie... » P. Dubois.
G. Séailles. — Eugène Carrière. — Paris, A. Colin, 191 1, in-12,
373 p., 8 planches hors texte, 3 fr. 50.
M. Séailles, au seuil de son étude, proteste contre la doctrine qui fait
de l'œuvre d'art « l'œuvre de tout le monde, excepté de l'artiste lui-même ».
S'il entend réagir contre les abus de la théorie du milieu, on ne peut que lui
donner raison, mais s'il prétend que « les causes générales, milieu physique,
milieu social, n'expliquent jamais que ce qu'il y a de commun dans l'art
d'un peuple ou d'une école », il se réfute lui-même, car il nous dit dans
son livre comment « Carrière toujours est resté du peuple, un homme parmi
les hommes », et il nous montre l'action qu'exercèrent sur sa sensibilité les
humbles appartements des Batignolles qu'il a habités et la grande crise poli-
tique et morale dans laquelle il prit une position de combat. Malgré le ton
agressif de sa préface, l'ouvrage de M. Séailles n'a du reste pas été écrit pour
illustrer une doctrine ; c'est un livre de bonne foi, une scrupuleuse, péné-
trante et subtile analyse, par laquelle l'auteur a voulu rendre hommage à
l'homme admirable et au grand peintre que fut Carrière. Jamais homme
n'eût une existence plus digne et plus droite que Carrière, jamais artiste
n'associa dans un accord plus étroit son art et sa vie. Le livre de M. Séailles
peut être recommandé comme une lecture édifiante : c'est un saint laïque
qu'il présente à nos méditations. Ceux qui ne voient dans une peinture qu'un
objet de luxe, pour qui le peintre est un virtuose plus ou moins ingénieux,
auront profit à lire ce livre où l'on montre comment l'homme de génie peut
exprimer par le jeu des couleurs et des lignes, les sentiments les plus pro-
fonds de son âme, sa conception de l'humanité et de l'univers et inscrire
dans sa toile toute une philosophie. La pensée de M. Séailles est ingénieuse,
multiple ; il reprend ses idées sous des formes successives et trouve toujours
à y ajouter ; il s'ensuit que son livre supporte malaisément une lecture con-
tinue ; il faut l'étudier à tête reposée, le quitter pour y revenir.
L. ROSENTHAL.
C. Wagner. — Par le sourire. — Paris, Hachette, 1910, in-12,
vn-302 p., 3 fr. 50.
M.'C. Wagner est un bonhomme Richard qui aurait le sens de la nature
et celui de la poésie. Le complément a son prix. La morale du bonhomme
Sciences =■ 113
Richard est courte, et elle est sèche ; à elle seule elle aurait laissé sagement
l'humanité polir les os et les cailloux de l'âge de pierre. M. Wagner la con-
tinue pour une part : la morale qu'il enseigne est sûre, réglée, minutieuse,
domestique, ménagère, optimiste et prudente. Il n'est pas prouvé qu'on ne
puisse heureusement cultiver chez les enfants un idéal plus ardent et moins
sage.
Mais cette morale, par un peu de poésie et beaucoup de nature, a des
vertus profondes. Elle s'appuie tout entière sur un grand principe pédagogi-
que. L'éducation se faisait chez l'Emile de Rousseau par le sentiment de
l'intérêt bien entendu : force solide et qui vaut qu'on en use ; elle se complé-
tait par l'instinct du cœur, par la générosité spontanée : instinct qui réserve
quelques mécomptes. M. Wagner, au contraire, fait surtout appel à l'imagi-
nation. C'est une grande sagesse. La morale ne se démontre peut-être pas;
dans tous les cas ses raisonnements ne sont pour les enfants que des mots.
M. Wagner ne raisonne jamais : il raconte une histoire, il développe des
images : une cruche, un sac, un moulin de sureau, un cerf-volant, un grain
de blé. De cette histoire il dégage par symbole un enseignement. Logique-
ment, c'est tout arbitraire. Pour l'enfant, c'est décisif. L'image se fixe et
l'association se crée qui garde l'enfant du vice ou l'incline vers une vertu.
Ajoutons que le sens juste de la nature, le goût de la vie obscure des
choses mettent dans ces petits récits autre chose que la persuasion des
images et l'agrément du pittoresque : ils les élargissent. Par eux ces histoires
pour les petits se haussent à demi jusqu'à la dignité d'une philosophie. Il est
bon que les enfants voient leur conduite s'associer sans cesse à la destinée du
grain qui pousse, de l'eau qui coule ou de l'escargot qui rampe. Ils pren-
dront sourdement conscience que leur vie s'unit à la grande tâche universelle.
Ainsi cette morale, de lignes toutes chrétiennes, s'ouvre sur d'autres hori-
zons. Elle « sourit » et elle aime la vie : ce sont là de fortes vertus.
D. Mornet.
Sir \V. Ramsay. — La Chimie moderne. Ouvrage traduit par
M. H. de Miffonis. — Paris, Gauthier-Villars, 2 vol. in-12, 1909-
191 1, 150, 276 p., ensemble 7 fr. 25.
Voici un livre en faveur duquel plaide assez le nom de son auteur. Pour
qui connaît ses travaux et la marche hardie qui le mena de la découverte de
l'argon à celle de l'hélium et des autres gaz rares, Ramsay représente une
manière de conquérant capable de toutes les audaces. Un ouvrage de lui ne
saurait être banal. Et en effet celui-ci paraîtra au public français un étrange
et attachant petit livre.
Il est divisé en deux parties. La première (Chimie théorique, 155 pages)
est un résumé très concis et très clair de notre atomistique moderne. —
Quelques pages d'historique nous amènent à la notion de molécule. Puis, nous
assistons à la détermination des poids moléculaires, et l'examen des cas excep-
tionnels nous conduit à l'étude de la dissociation. L'exposé des phénomènes
de dissociation électrolytique est conforme aux théories actuelles de la phy-
sique : on n'admet plus que des électrons négatifs, c'est leur départ qui crée
les charges positives et c'est leur liaison plus ou moins étroite avec les atomes
qui règle la tendance de ceux-ci à l'ionisation. Cette hypothèse est plus simple
114 — Revue critique des Livres nouveaux
que celle des deux électricités ; mais sa notation est un peu plus compliquée,
et en tout cas nouvelle pour le lecteur français qu'elle déroutera légèrement.
Elle est d'ailleurs intéressante, et on voit plus loin comment elle explique la
valence des corps simples. Les éléments, leur systématique, voilà évidem-
ment la grande préoccupation de l'auteur et la partie maîtresse du livre (près
de 60 pages). Aussi le chapitre de l'allotropie, qui est la polymérie des élé-
ments, est-il égal en étendue au chapitre, fort bien fait d'ailleurs, sur l'iso-
mérie des composés (20 pages). Et nous sommes presque arrivés à la fin du
livre. Il se termine par une étude des affinités (l'énergie) qui se réduit à
13 pages. Nous l'avons bien dit : cette première partie est surtout un exposé
d'atomistique, ce n'est pas toute la chimie générale.
La seconde partie (267 pages) ne réalise pas non plus complètement les
promesses de son titre. Ou plutôt les mots français « chimie descriptive »
prêtent à une équivoque dont le titre anglais est peut-être exempt (1). On
s'attend à trouver dans une chimie descriptive une véritable description des
produits chimiques et de leurs propriétés comme elle est faite dans nos vieux
(et parfois excellents) traités français de chimie. Mais ici en réalité c'est
plutôt la filiation des produits qui se trouve décrite, avec leurs relations
mutuelles, et assurément on n'a jamais donné en un tel raccourci une
systématique aussi complète des espèces chimiques. — Tout d'abord la
préparation des corps simples y prend la première place et la plus impor-
tante, puis viennent les hydrures, les haloïdes, les oxydes basiques et les
hydroxydes, les oxydes neutres, les anhydrides et les acides, etc. Tout cela
se déroule dans une marche rapide. Les formules s'enchaînent avec une
logique parfaite. Tous les cadres sont prêts pour les acides du phosphore et
chacun vient se mettre à sa place. De même pour les acides du soufre ; de
même pour les silicates. Et c'est au développement de l'atomistique que nous
devons ce bel ordre. — Pourtant il manque quelque chose à ce tableau pour
être tout à fait didactique. A la notation de tous ces composés on voudrait
pouvoir ajouter un signe qui indiquerait leur degré de stabilité, et un autre
signe qui attesterait leur degré d'importance. Le lecteur ne verrait pas tout
sur un même plan, son attention se diffuserait un peu moins, et il conser-
verait de la chimie une vue plus nette et plus adéquate à la réalité
moyenne des faits. — Voici qui est tout à fait caractéristique à cet égard et
qui est une des marques d'originalité du livre : la chimie du carbone y est
confondue avec celle des autres éléments. Les carbures d'hydrogène appa-
raissent simplement au chapitre général des hydrures, les alcools au chapitre
des hydroxydes, etc. Sans doute cette méthode s'explique : si l'on examine
les choses de haut, la chimie organique ne mérite peut-être pas la place à
part qu'on a coutume de lui donner. Un tel privilège rompt la belle har-
monie de l'ensemble chimique et détruit son unité ; il est bon de montrer au
lecteur qu'il n'y a pas deux chimies. Mais une fois bien entendu que l'étude
des composés du carbone n'est qu'un chapitre de la chimie générale, il
reste à tirer de ce chapitre si fécond les enseignements qu'il comporte par la
grande variété et l'extrême délicatesse de ses réactions, et aussi par ses
applications pratiques.
Évidemment cela n'entrait pas dans le dessein de l'auteur. Aussi son livre
(1) Je n'accuse pas le traducteur. Il faut au contraire le louer, en général, pour la clarté de
sa traduction.
Sciences ■ ■ — 115
doit-il être considéré non pas comme une initiation à la chimie, mais
comme une très courte, très nourrie et très intéressante révision de l'en-
semble des faits chimiques. A. Job.
Dr Fr. Heckel. — Grandes et petites obésités. — Paris, Masson,
191 1, in-4, 554 p., 12 francs.
L'obésité évoque, pour le commun des hommes, l'idée d'un envahis-
sement énorme de graisse. C'est une erreur. D'après la règle de Quételet,
l'homme normal doit peser autant de kilos qu'il a de centimètres au-dessus
du mètre. Pour le Dr Heckel, cet homme serait déjà un obèse, s'il n'a la
puissance musculaire d'un athlète. Au delà, c'est l'infiltration graisseuse et
avec elle tous les troubles qui accompagnent un ralentissement sensible de
la circulation du sang et de la nutrition. L'auteur va même plus loin : selon
lui ce sont les troubles nutritifs et circulatoires qui précèdent l'engraissement
et constituent le fond même de l'obésité. On peut donc être un obèse avant
la lettre, un candidat à l'obésité, ce qu'on reconnaît à l'instabilité du poids
qui est le premier symptôme ; on peut être aussi un obèse amaigri,
lorsqu'après un traitement contre l'obésité, les troubles qui accompagnaient
celle-ci subsistent encore.
Si l'on remonte aux causes de l'obésité, on voit qu'elles sont variées :
hérédité, profession, vie sédentaire, suralimentation, maladies diverses,
alcoolisme, voire même surmenage, fatigue ou émotions tristes. Aussi le
Dr Heckel conçoit-il, non pas une obésité, mais des obésités variées qu'il
ramène à deux grandes classes : i° les obésités nerveuses, avec répercussion
sur la nutrition, qui se manifestent par les migraines, les troubles intes-
tinaux, puis la gravelle, le diabète ou l'albuminurie, s'accompagnent d'émo-
tivité, de dépression nerveuse et produisent un affaiblissement intellectuel
très marqué ; 2° les obésités vasculaires, qui se révèlent par l'oppression,
l'essoufflement, l'artério-sclérose, l'angine de poitrine expliquant tant de
morts subites chez « des obèses florides » qui avaient toutes les apparences de
la bonne santé.
Le lecteur puisera dans ce livre des renseignements précieux et détaillés
sur les diverses formes morbides que peut prendre son obésité présente ou
future (car c'est un préjugé dangereux de croire qu'il est naturel d'engraisser
avec l'âge) ; il trouvera là d'utiles conseils d'hygiène générale qui peuvent
se ramener à trois : réduction des aliments féculents et sucrés, gymnastique
appropriée à chaque tempérament, vie calme et régulière. On désirerait une
indication plus complète sur les régimes à suivre dans les différents cas et
sur les méthodes variées de réfection musculaire par la gymnastique ; mais
l'auteur s'est peut-être montré plus prudent en laissant au doigté du
médecin l'application des traitements spéciaux. Un défaut moins excusable
dajis un livre écrit en partie pour le grand public — c'est l'abus qu il tait du
jargon médical. M. Francis Heckel fait preuve d'une science étendue, d'une
longue expérience, d'un tact, d'une pénétration, d'un esprit d'observation
remarquables, mais que je plains donc ses pauvres lecteurs obèses s'ils se
voient tomber de l'euphorie dans l'asthénie et la tachyphagie, de la tachy-
phagie dans la polysarcie, de la polysarcie dans la méïopragic, de la méïo-
pragie dans la glycosurie, la lithiase, les djftcrasies, de celles-ci dans la
narcolepsie, et de la narcolcpsie dans le com4 et la mort. M"10 G. Rudliïk.
116 Revue critique des Livres nouveaux
LIVRES ANNONCÉS SOMMAIREMENT.
LITTÉRATURE.
Rabelais pour la jeunesse. Texte adapté par M. Butts, illustrations en noir et en
couleurs de F. Fau. — Paris, Larousse, 1910, in-12; 3 vol. : Gargantua,
I vol. ; Pantagruel, 2 vol. 10 fr. — Il y a dans toute littérature des œuvres
admirables, mais inaccessibles à la jeunesse. Maints professeurs, maints parents,
après en avoir pris leur part, regrettent de ne pouvoir les faire connaître à leurs
élèves ou à leurs enfants. Les morceaux choisis ne sont qu'un pis-aller : forcé-
ment limités, ils ne donnent d'un livre qu'une idée tronquée ; parfois ils ne
donnent même pas aux jeunes lecteurs le désir ni le goût de recourir à l'œuvre
complète. Il est d'ailleurs beaucoup d' œuvres qu'on n'aimerait pas leur laisser
aborder dans l'ensemble. — Il y avait une solution intermédiaire, qui était
d'adapter hardiment un texte à l'âge des lecteurs. C'est ce qu'a tenté Melle Butts
pour Rabelais, et, comme la fortune est aux audacieux, elle a réussi. Dans cette forêt,
elle a procédé à des élaguages nécessaires, mais qui ne donnent nullement aux lec-
teurs non familiers avec le vrai texte l'impression qu'il y a coupure. Il reste une
suite de fort amusants et attachants récits, en une langue assez modernisée pour
être comprise sans peine, et qui, cependant, acheminerait doucement les jeunes
gens vers la lecture des anciens textes. L. Sudre.
E. Baumann. La Fosse aux lions. — Paris, Bernard Grasset, 191 1, in-18,
3 fr. 50. — Œuvre d'un vigoureux talent, pénétré de pensée catholique et tradi-
tionaliste. Le contraste y est violent entre les âmes délaissées et celles que la
grâce assiste ; on y sent une odeur de Satan, presque aussi forte que chez
Huysmans, et quelquefois, l'étude d'un double cas de possession diabolique frise
le mélodrame. Tandis que le père, artisan de catastrophes et de crimes, meurt
dans la boue du péché, le fils entreprend joyeusement et poursuit dans la dou-
leur, une vie héroïque et rédemptrice. Croyant, il fera rayonner sur son pays, son
fief, sa foi patriarcale ; il créera un foyer de reconstitution nationale.
M. Baumann rend avec puissance et suavité les élans et les effusions d'une
nature admirablement saine et énergique. La conquête de l'épouse, les joies
nuptiales, l'allégresse de la nature familière et du labeur harmonieux, la noblesse
souveraine conférée à ceux qui détiennent héréditairement la vocation du com-
mandement, et dont le destin n'a pas trahi la vocation, tout cela est senti par
M. Baumann avec profondeur. Quelques-uns lui reprocheront peut-être des
partis pris, mais on reconnaîtra ses beaux dons de poète et d'artiste, que féconde
une foi réfléchie. J. Merlant.
H. Lapaire. Les Demi-Paons. — Paris, Eug. Figuière, 191 1, in-16, 3 fr. 50. —
Demi-paons, ces hobereaux de province, qui se sont octroyé un titre de
noblesse en ajoutant à leur nom celui de leurs terres, et dont la vanité, quand
elle veut faire la roue, ne réussit qu'à déployer un éventail en plumes de geai.
Tel est Paul Herbin, le triste héros du livre, homme sans mœurs, sans dignité,
d'un caractère mou, lâche et vil. Ruiné par des folies de jeunesse, il rétablit son
patrimoine en épousant une innocente, qui lui apporte 60.000 livres de rente et
un cœur affectueusement soumis. Il la rend si malheureuse qu'elle en devient
folle, ce qui prouve que, chez ces demi-paons, la sottise est parfois féroce. Livre
agréable, d'une élégance aisée et un peu molle, où l'observation a plus d'exac-
titude que de vigueur. M. Morel.
M. Revon. Anthologie de la Littérature japonaise, des origines au XXe siècle. —
Paris, Delagrave, 1910, in-16, 5 fr. 50. (Collection Pallas). — L'anthologie est
un genre quelque peu artificiel : choisir dans la production littéraire d'un siècle
Livres annoncés sommairement ■ 117
les morceaux qui semblent le plus dignes d'intérêt est une entreprise délicate, et
ce serait une tâche plus qu'inutile si cette sélection, toujours hasardeuse, devait
détourner le commun des lecteurs de la connaissance intégrale des chefs-
d'œuvre et les érudits de l'étude minutieuse des auteurs de second ordre. Mais
quand il s'agit de toute une littérature et d'une littérature exotique, dont
nous n'avions pu nous former jusqu'ici qu'une idée incertaine à travers des
critiques contradictoires, c'est un véritable bienfait que de nous ouvrir l'accès ds
quelques textes. Ce qui double le prix du service que nous rend M. Revon, c'est
qu'il a osé nous donner des traductions littérales : des adaptations auraient été
plus élégantes, plus claires même ; mais c'était l'étrangeté de cette littérature
qu'il fallait nous faire sentir, et M. Revon a été récompensé d'en avoir respecté
les obscurités même ; car, en les expliquant, il a été conduit à écrire une sorte
de manuel de la civilisation japonaise, très vivant, très pittoresque et très précis.
Ce modeste recueil prend ainsi l'importance d'une série de tableaux de la société
nipponne à travers les âges : la succession des époques y apparaît avec une
extrême netteté, et la réflexion philosophique y trouve ample matière à s'exer-
cer. G. Weulersse.
HISTOIRE.
E. Bertaux. Études d'histoire et d'art. — Paris, Hachette, 1910, in-12, 16 planches
hors texte, 3 fr. 50. — Ces quatre études concernent : le tombeau d'une
reine de France (Isabelle d'Aragon, femme de Philippe III) en Calabre — les
saints Louis dans l'art italien — Botticelli costumier — lesBorgia dans le royaume
de Valence. Elles n'ont d'autre lien que la sûreté de la méthode et l'ingéniosité
de la présentation et touchent, sous des prétextes particuliers, quelques grandes
questions générales. Lecture agréable et profitable. L. Naby.
J. Churton Collins. Voltaire, Montesquieu et Rousseau en Angleterre. Traduit par
P. Descille. — Paris, Hachette, 191 1, in-16, 3 fr. 50. — L'auteur, professeur de
littérature anglaise à l'Université de Birmingham, après avoir remanié des
articles qu'il avait publiés dans diverses revues anglaises, en a formé ce volume ;
mais il n'a pas réussi à en faire un livre. Malgré les soins qu'il s'est donnés pour
trouver du neuf, il n'a obtenu que des résultats assez minces : quelques pages
inédites, qui auraient pu le rester sans dommage, quelques renseignements nou-
veaux ou peu connus, mais d'un intérêt purement anecdotique. D'ailleurs, nul
souci de l'exposition : des notes mises bout à bout, sans ordonnance générale,
parfois même sans ordre. — Il est fâcheux que le traducteur, en étudiant
l'anglais, ait désappris notre langue. Les fautes de français fourmillent ; il met à
mal le vocabulaire et la syntaxe (audacité, p. 55, cet épigramme obscur, p. 81) ;
il commet des impropriétés cocasses (le Toleration Act occupe une place
proéminente, p. m); sans répugnance, il écrit des phrases iroquoises (il n'y a
rien, quelque bas que ce soit, à quoi il ne s'arrêtera pas, p. 41). Au moins eût-il
pu corriger ses épreuves avec soin ; il ne s'est pas donné cette peine. Les
« coquilles » abondent (Madame de Feniole pour de Ferriol, Abanzit p. Abauzit,
Madame de Vadelin p. de Verdelin, la biographie de M. G. Bengesco p. la
bibliographie, etc., etc.). M. P.
Les richesses d'art de la ville de Paris : A. Boinet. Les édifices religieux. Moyen-âge.
Renaissance. — J. Bayet. Les édifices religieux, xvue, XVIIIe et xixe siècles. —
Paris, 1910, in-8, 2 vol. à 8 fr.. — Ce sont deux ouvrages de vulgarisation,
écrits sérieusement et accompagnés de bonnes bibliographies. M. Boinet a
raconté avec détails l'histoire de chaque édifice ; il insiste sur les particularités
d'architecture, mais il semble éviter les vues et les indications générales et sup-
pose ses lecteurs instruits par d'autres des caractères essentiels des styles, de leur
évolution, de leurs formes spéciales dans la région parisienne. On s'étonne sur-
118 ■. ■■■■-■ ■ ■ . ...:. . . : , -.- ■ ===== Revue critique des Livres nouveaux
tout qu'il ait passé totalement sous silence ou mentionné de la façon la plus
sèche les œuvres d'art que le xix° siècle a accumulées dans les églises. Il parle
de Saint-Merry sans citer la chapelle de Chassériau, de Saint-Germain-l'Auxer-
rois sans nommer Amaury Duval ni Maréchal de Metz ; il ne signale pas, à
Sâint-Gervais, le Christ de Préault. Son livre ne saurait dispenser de recourir au
Joanne ou au Baedeker. M. J. Bayet a adopté un plan beaucoup plus compréhen-
sif, présenté des vues d'ensemble, souligné les traits d'évolution, expliqué l'intérêt
des styles aujourd'hui dédaignés ; il a accordé aux oeuvres de peinture et de
sculpture l'intérêt qui convient. Il aurait pu en dater un plus grand nombre
et les caractériser avec plus de vigueur. Les bas-reliefs de Triquetti à la Made-
leine sont sculptés d'une façon très hardie, mais non pas « avec beaucoup de
finesse, » L. Rosenthal.
M. Sokolnicki. Les Origines de l'émigration polonaise en France (1831-1832). —
Paris, Alcan, 1910, in-8, sans indication de prix. — Le volume de M. Sokol-
nicki est le premier d'une série annoncée qui doit nous fournir l'histoire de
l'émigration polonaise et de la continuation de la Pologne transformée dans un
milieu étranger. Nous avons ici le début de l'étude promise, c'est-à-dire le récit
de l'émigration depuis la chute de Varsovie (sept. 183 1) jusqu'aux débuts de la
Société démocratique polonaise en mars 1832. Ce travail, qui est appuyé sur le
dépouillement de diverses archives, est intéressant. Pourtant, l'idée ne s'y dégage
pas toujours avec netteté. Ce sont, d'une part, de menus faits qui se suivent et,
d'autre part, des considérations générales qui commentent ces faits. La situa-
tion poignante de l'armée consignée près de la frontière russe sous prétexte
de choléra, et tiraillée entre l'espoir de la liberté avec l'exil et le désir de
retrouver ses foyers, toute cette préface angoissante de l'émigration, est restée
dans les demi-tons. Il en est ainsi du reste. Mais, cette critique mise à part, il
faut souligner la conscience et la documentation de ce travail. J. Legras.
P. Vulliatjd. La Crise organique de l'Eglise en France. — Paris, Bernard Gras-
set, 1910, 1 vol. in-16, 2 fr. — Un catholique, laïque et sans doute fort jeune,
recherche les causes de la « crise du catholicisme » en France. Il en découvre
deux, et propose deux remèdes : i° L'Église n'a pas de véritable enseignement
supérieur. Au lieu de cultiver, dans les instituts catholiques, les sciences de la
nature et les sciences historiques, on aurait dû s'adonner à la vraie « science
sacrée », qui est la théologie spéculative, à la « philosophie de la révélation».
Aucun art n'est plus sublime. » Dans les séminaires qu'on lise la Somme, et
saint Bonaventure, et Duns Scot, « penseur exigé par le siècle », et même Ros-
mini ; mais qu'on n'étudie ces maîtres que pour les dépasser. « Notre philosophie
catholique se meurt de l'abus de l'autorité. » Elle a besoin de liberté. « Nous
voulons évidemment dire la liberté dans le vrai. » — 2° (Ceci est plus sérieux).
L'Eglise devrait étudier le droit canon, et surtout remettre en vigueur, à l'égard
des curés, la législation canonique, trop oubliée depuis le Concordat. Qu'on
mette fin à l'omnipotence de l'évêque dans son diocèse, et qu'on accorde aux
prêtres : l'inamovibilité des curés ; — la nomination aux cures par le concours ; —
le rétablissement des tribunaux et de la procédure canoniques. Il y a dans cette
seconde partie deux ou trois faits et quelques citations de canonistes modernes
qui ont leur intérêt. La première est un paradoxe où l'auteur cherche surtout à
faire valoir ses connaissances en philosophie scolastique. — En fait de crise, si on
lisait beaucoup de livres écrits comme celui-ci, on finirait par croire à la crise du
français. P. 14 : « Notre intention s'est refusée à l'écriture d'une apologie ou
d'un pamphlet, — il y en a tant ! — d'une critique capable de nous apporter
quelque mésestime ». — P. 37 : « Cette critique est revêtue de banalité ». Etc.
Voilà qui est revêtu de barbarie. E.-Ch. Babut.
Livres annoncés sommairement ===================================== 1 1 9
SOCIOLOGIE.
Mrae Kergomard et Mlle Brès. L'Enfant de 2 à 6 ans. — Paris, Nathan, 1910, in-12,
2 fr. 75. — Ce livre complète la série d'ouvrages, de conférences, d'articles faits
ces deux dernières années en faveur d'une éducation plus vivante, plus réaliste,
mieux adaptée à la nature de l'enfant. Mmes Kergomard et Brès inspectent
depuis plus de 30 ans les écoles maternelles de France ; elles ont étudié à
l'étrange: les diverses méthodes d'éducation; elles connaissent les enfants de
toutes les régions, les besoins, les 'goûts et le caractère des tout petits. Le livre
lui-même est le résultat d'une vaste collaboration, car les auteurs ont « pillé lar-
gement » toutes les éducatrices qui avaient donné, dans diverses revues, des idées
nouvelles et ingénieuses. Mraes Kergomard et Brès n'ont donc négligé, dans ce
volume de 250 pages, aucune matière intéressant la culture de l'enfant : coopé-
ration de la famille et de l'école, soins d'entretien, alimentation, vêtements,
propreté, prophylaxie, développement moral et intellectuel ; elles donnent, sur
les jeux enfantins avec ou sans jouets, jeux de plein air ou jeux d'intérieur,
chant, dessin, lecture, écriture, calcul, des indications familières déjà aux institu-
trices, mais dont toutes les mères pourront tirer parti. Mm* G. Rudler.
E. La visse. Nouveaux Discours à des Enfants. — Paris, A. Colin, 1910, 1 fr. — Chaque
année M. Lavisse, à la distribution des prix de l'école du Nouvion-en-Thiérache,
son village natal, prononce un petit discours, qui fait le tour de la presse. On le
cite, on le loue à l'envi. Mais il mérite de survivre à cette célébrité d'un jour.
Après un premier recueil de ces allocutions (1903-1906), en voici un autre
(1907-1910). Comme le Bouchor des saynètes populaires, M. Lavisse y incline,
efficacement sans doute, vers un auditoire d'enfants, des pensées, un langage —
et j'oserai dire : une rhétorique — de haute qualité, et qui n'y perdent rien, au
contraire. Aussi tout le monde trouvera-t-il charme et profit à l'entendre tirer,
en tableaux familiers, en formules et images frappantes, la leçon de son retour
annuel au pays — à ce Nouvion transformé par un indiscutable progrès, où
l'école ne ressemble plus à celle du magister de son enfance, où les vieux
ouvriers ne mendient plus aux portes, où le « marchand d'hommes » n'exerce
plus son industrie. Dans ce Nouvion pourtant, couvent encore des haines poli-
tiques et religieuses : l'orateur en prend texte pour enseigner la tolérance de
simple et forte manière. Et certes, il faut être de mauvaise foi pour nier, en
l'écoutant, qu'il puisse y avoir une morale laïque, celle du futur citoyen d'une
patrie moderne. Et ceux qui ont à faire vivre cette morale, dans leurs enfants ou
leurs élèves, peuvent apprendre ici leur métier. Signalons le plus important de
ces quatre morceaux : la Conquête des Ailes (1909), brillante philosophie de la
grande invention de notre âge et de ses conséquences. L'esprit de tous ces pro-
pos est un optimisme robuste, mais à base de réalité et de pessimisme salubre.
« Les aéronefs seront d'abord des machines de guerre. — Vous n'êtes pas de
bonnes âmes, mes chers petits. — L'école est encore lort au-dessous de sa tâche.
— La science se trompe parfois dans ses recherches. » C'est de telles constata-
tions que part M. Lavisse pour former en ses jeunes camarades un esprit d'où
peut sortir, d'où sortira une ère de liberté, de justice et de paix. J. Bury.
GÉOGRAPHIE ET VOYAGES.
G. de Beauregard, L. et C. DE Fouchikr. L'Italie méridionale. — Paris,
Hachette, 191 1, in-12, 4 fr. — Récits de voyage sans prétention, écrits avec
entrain et convenablement illustrés, dans les parties les plus connues et les plus
sauvages de l'Italie méridionale : Campanie et Calabre. Le chapitre fin^l, sur
la Sila, de Cosenza à Cotrone, est un des plus intéressants. P. D.
H. Asselin. Paysages d'Asie. — Paris, Hachette, 1911, in-12, 3 fr. 50. — L'auteur,
qui est « quelque peu dans les consulats » (p. 99), a été envoyé à Tchentou, en
120 ============ Revue critique des Livres nouveaux
Chine. Il s'y est rendu par Moscou, Vladivostock, Nagasaki, Shangaï et la vallée
du Yang-Tsé. Ce voyage, qui n'a rien d'extraordinaire, est ici assez agréablement
raconté ; mais les illustrations photographiques, qui sont d'habitude l'excuse
des opuscules de ce genre, font défaut. P. D.
L. Albertini. L'Argentine, sans blujf ni chantage, tome Ier. — Paris, au bureau
des Annales Franco-Américaines, in-16, 3 fr. 50. — Nous sommes inondés de
travaux sur l'Argentine. Il ne faudrait pas s'en plaindre, s'ils étaient bons, car le
pays vaut la peine d'être connu ; malheureusement, ce n'est pas souvent le cas.
Celui-ci qui se présente sous ce titre plein de franchise a au moins le mérite de
tenir ce qu'il annonce : on essaie d'y être impartial et de présenter la situation
de l'Argentine sans entonner les louanges excessives qu'elle provoque d'ordinaire.
Mais qu'on y apprend peu de chose ! Comme la plupart de ses pareils, ce livre
n'est qu'une suite d'impressions de voyage ou de séjour, parfois amusantes, mais
allant rarement au fond des choses. Il faut faire exception pour les chapitres
concernant les produits du sous-sol et du sol, nourris d'informations exactes,
mais où les idées intéressantes ne sont pour la plupart qu'ébauchées. En
revanche, il faut signaler le désordre du livre, où les embellissements de
Buenos-Aires précèdent l'étude des moyens de transport ; les chapitres se
suivent en quelque sorte au hasard. Le style est extraordinairement négligé ;
l'auteur paraît se vanter d'avoir écrit entièrement ce volume en 30 jours : cela se
voit trop. « J'ai lu et observé énormément », dit M. Albertini. Convenons que
les intentions valent mieux que l'exécution. R. Blanchard.
PHILOSOPHIE ET SCIENCES.
J. M. Baldwin. Le Daruùnisme dans les sciences morales, traduction de la 2e édi-
tion anglaise par G.-L. Duprat. — Paris, Alcan, 191 1, in-16, 2 fr. 50. — Exposé
sommaire de l'influence de Darwin sur les sciences psychologiques et morales
que Baldwin résume ainsi : « La loi de sélection naturelle est en principe la règle
universelle de l'organisation progressive dans la nature humaine aussi bien que phy-
sique. » Six chapitres intitulés : le Darwinisme et la Psychologie ; le Darwinisme
et les Sciences sociales ; le Darwinisme et l'Éthique ; le Darwinisme et la Logique;
le Darwinisme et la Philosophie ; Darwinisme et Religion, complétés par deux
appendices dont un est consacré à l'étude de la puissance du jugement chez
Darwin. A noter la part faite à M. A. R. Wallace dans le succès de la doctrine
darwinienne. L. Blaringhem.
G. E. Petit et L. Bouthillon. T. S. F. La Télégraphie sans fil. La Téléphonie sans
fil. Applications diverses. — Paris, Ch. Delagrave, 1910, in-8, 5 fr. — Les
principes généraux sont exposés avec clarté et concision en utilisant, comme il
convient, les comparaisons mécaniques. Les problèmes pratiques sont étudiés en
détail. Beaucoup de schémas et d'intéressantes reproductions de photographies,
relatifs notamment à la constitution des postes les plus puissants de radiotélé-
graphie. G. Sagnac.
J. des Airelles. Les ruses du gibier . — Paris, Nourry, 191 1, in-16, 3 fr. 50. — L'au-
teur, constatant après bien d'autres, qu'on est las parfois de regarder et d'analyser
le visage des hommes, a cherché un instant à s'évader de la société humaine en
nous retraçant la vie des bêtes qu'il a poursuivies dans les champs et les bois et
dont il connaît très bien les mœurs, les instincts et les ruses. Comment les
animaux traqués cachent leurs gîtes, se servent de leurs sens, placent des sen-
tinelles, s'immobilisent, simulent la mort, utilisent les chemins, l'eau, la forme
du terrain, les arbres, donnent le change, tels sont les principaux sujets passés en
revue dans ce livre très vivant, plein d'observations intéressantes faites soit par
l'auteur lui-même, soi-t par les chasseurs et les philosophes qui ont écrit sur la
vie des bêtes. Ed. Griffon.
Imp. F. Paillart, Abbeville. Le Gérant : Éd. Cornélt.
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VI" Année, n* 7. (deuxième série) )5 Juillet 1911
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE AU XVII' SIÈCLE.
F. Brunot. — Histoire de la langue française, des origines à 1900.
Tome III : La formation de la langue classique (1600-1660), en deux
volumes. — Paris, A. Colin, 1910, in-8, 450 et 336 p., 12 fr. 50 et
8fr. 50.
J'ai déjà rendu compte dans le Bulletin des Bibliothèques populaires (jan-
vier 1908, p. 6) des deux premiers volume de cette œuvre imposante. Dans
le troisième, M. Brunot reprend l'histoire de la langue au xvue siècle.
Les grammairiens du xvie siècle avaient pressenti une discipline ; des
écrivains comme Desporîes et Bertaut semblent en avoir reconnu eux-mêmes
la nécessité en renonçant aux audaces voulues et aux hardiesses systéma-
tiques des Ronsard et des d'Aubigné. Mais elle fut l'œuvre propre du xvne
siècle. M. Brunot peut reprendre les idées qu'il avait exposées, tout jeune,
dans sa thèse de doctorat « La Doctrine de Malherbe d'après son commen-
taire sur Desportes ». Il montre l'œuvre de ce réformateur dans le nettoie-
ment du vocabulaire et la réglementation de la langue, le peu de succès des
protestations de Régnier, de Théophile, de Hardy et de Mademoiselle de
Gournay, qui elle-même faiblit dans la lutte et semble, devenue vieille,
avoir conscience de la vanité de ses efforts. Non seulement on rajeunit les
anciens textes, mais les auteurs se corrigent eux-mêmes ; ils se disent désor-
mais puristes. « On se passionne pour les mots ou. les tours de phrase,
comme à d'autres époques pour les idées philosophiques ou les doctrines
littéraires. Tout un travail grammatical s'accomplit dans le monde, auquel
la cour et la ville, les hommes et les femmes, les écrivains et les gentil-
hommes, Richelieu et Faret collaborent... On ne saurait trop marquer
l'importance de cette collaboration des grammairiens et des gens du monde.
Elle est si grande qu'il est tout à fait impossible de séparer ce qu'ont fourni
d'une part la masse anonyme des gens de cour, de l'autre les écrivains et les
théoriciens proprement dits, à la langue nouvelle qu'ils élaboraient. »
Quelle devait être cette langue ? Comment devait-on désormais parler et
écrire ?Non plus comme les pédants, devenus de plus en plus un objet de ridi-
cule ; non plus comme au Palais, dont le parler s'était figé dans des formules
vieillottes ; non plus même comme à la ville. Car, ainsi que le fait observer
M. Brunot, « le caractère même de la société et de la littérature du temps
ne permettait pas seulement d'y penser. Le bon langage ne pouvait être que
celui d'une aristocratie, quelle qu'elle fût. » Qui pouvait être cette aristo-
cratie, sinon la Cour ?
122 ■ Revue critique des Livres nouveaux
C'est l'Académie Française qui devait consacrer officiellement cette
langue de la Cour et faire triompher les idées de Malherbe. Mais, détail
piquant que M. Brunot a mis le premier en lumière, c'est par révolte contre
une réglementation excessive qu'on a réclamé l'institution de ce corps, et il
cite un texte qui en appelle, dès 1625, aux États-Généraux pour régler le
langage et tempérer l'arrogante tyrannie de ces esprits amoureux de la
nouveauté. Ceci rectifie une erreur de Pellisson qui donne la date de 1629
comme celle où apparaît la nécessité d'une Académie officielle.
Mais plus féconde que l'œuvre de l'Académie fut celle de Vaugelas.
Malgré la médiocrité de son plan et les graves imperfections de sa méthode,
si précisément relevées par M. Brunot, et malgré l'opposition énergique
et souvent très intelligente et sagace de La Mothe le Vayer, et celle de Scipion
Dupleix, il distingua définitivement le bon du mauvais usage, fixa pour un
temps la doctrine grammaticale et. fournit la règle à tout écrivain qui se res-
pectait. La soumission entière de tous à ses Remarques nous fait comprendre
pourquoi M. Brunot n'a pas exposé en un seul volume l'histoire de la langue
au xvne siècle, et a cru nécessaire d'en présenter une première période jus-
qu'en 1660 : « Les écrivains de la première période du xvne siècle ont alors
à peu près terminé leur œuvre. Ceux de la seconde moitié commencent seu-
lement la leur. Vaugelas est mort et consacré, ses remarques sont entrées dans
les livres et dans l'usage. Corneille se révise pour se mettre au goût du jour.
Il y a désormais une langue littéraire, que d'autres essaieront de corriger ou
de « fixer », mais dont la physionomie ne changera plus de longtemps. »
Après deux courts et suggestifs chapitres, l'un sur la préciosité qu'il fait
remonter à la fin du xvie siècle, bien avant l'application du mot à la chose,
l'autre sur le burlesque dont il détaille les procédés et les caractères artificiels,
M. Brunot arrive à l'étude du matériel de cette nouvelle langue littéraire.
Cette étude est divisée en deux parties aussi neuves l'une que l'autre : le
lexique et la grammaire. On trouvera dans la première l'histoire de la
lexicologie du temps ; celle du bannissement des mots vieux, des mots déshon-
nêtes, des mots bas, des mots dialectaux, des mots de métier, et des listes
précieuses de ces différentes catégories ; puis un riche catalogue de mots
nouveaux, créés malgré l'omnipotence des grammairiens puristes, et enfin
un exposé sur le travail sémantique et les expressions figurées, qui deviendra
certainement le point de départ d'une foule de mémoires particuliers. La
deuxième partie est la grammaire complète du xvne siècle. Jusqu'alors on ne
possédait guère, en fait de manuel général de nos auteurs classiques, que la
Syntaxe du xvne siècle de Haase, ouvrage estimable, mais incomplet et parfois
défectueux. L'exposé de M. Brunot, outre qu'il comprend l'analyse détaillée
des tormes, enferme une étude pénétrante de tous les faits syntaxiques : en
particulier, celle de la structure de la phrase est de tout premier ordre.
J'ai essayé d'indiquer ce qui dans l'œuvre de M. Brunot est absolument
hors ligne. Je ne voudrais pas que ces comptes rendus, forcément fragmen-
taires, fissent illusion sur l'admiration que m'inspire l'ouvrage entier,
admiration que partageront tous ceux qui le liront ou auront à le con-
sulter. Ils ne sauront en vérité ce qu'il faut admirer le plus, de la colos-
sale faculté de travail de l'auteur ou de sa belle, saine et utile érudition.
Mais tous resteront d'accord que ce monument manquait à l'étude, à l'hon-
neur de notre langue, et qu'il est d'un bon et savant Français de l'avoir
élevé. L. Sudre.
Littérature =============================^^ 123
COMPTES RENDUS
Ch. Péguy. — Œuvres choisies, 1900-19 10. —Paris, B. Grasset,
in-12, 414 p., 3 fr. 50.
Ce volume de morceaux choisis a été compose pour révéler au grand
public un écrivain connu seulement, jusqu'à présent, de quelques fidèles.
C'est, en quelque sorte, un prospectus.
Il y a, en frontispice, un portrait de l'auteur par Pierre Laurens. Je ne
sais s'il est ressemblant. Mais il se dégage du recueil, formé par l'intéressé
lui-même, une physionomie assez précise. La voici, telle qu'elle apparaît à
un simple lecteur comme moi, qui n'a par ailleurs aucun moyen, et ne se
soucie pas autrement, de vérifier si elle est exacte.
L'auteur qui se présente ici au public est un homme du peuple, avec de
la sève, une sorte de ferveur violente dans l'habitude de sa pensée, une
certaine verdeur d'expression, assez d'humour, peu de goût, pas du tout d'es-
prit (çà et là, des plaisanteries d'une incroyable lourdeur). Rien de vulgaire ;
mais quelque chose de très âpre (1) et, en même temps, de geignard; et
aussi, à l'occasion, de roublard. Bref, un type dans le genre de Michelet,
proportions gardées.
Ajoutons : un orgueil frémissant et sans bornes, qui ne paraît pas
toujours pur de tout alliage d'envie — ce qui est très « peuple » aussi. Cet
orgueil s'affirme de la façon la plus naïve. Les Œuvres choisies de Péguy
commencent par des « portraits d'hommes » ; et ces hommes sont : Zola,
Jaurès, Clemenceau, Renan, Bernard-Lazare, Péguy. Elles donnent forte-
ment l'impression, d'un bout à l'autre, que, pour Péguy, ce que dit Péguv
n'est pas rien.
Il s'exprime d'une étrange manière, qui dénonce tout de suite en lui
l'écrivain que la longanimité bienveillante d'un public restreint, spéciale-
ment recruté et choisi, a gâté (au sens où l'on emploie ce mot en parlant
des enfants). Il semble qu'il avait, dès l'origine, des tendances à surveiller :
de la propension aux exposés discursifs, sans queue ni tête ; je ne sais quelles
entraves dans le mécanisme de la pensée ; du goût pour l'allitération et la
litanie, avec des symptômes d'écholalie, et pour des puérilités typogra-
phiques bien connues des psychiatres. Ces infirmités sont de celles qui
peuvent s'atténuer quand on les reconnaît pour ce qu'elles sont et qu'on
s'impose à cet effet une discipline exacte. Mais il a été permis à l'éditeur
des Cahiers de la Quinzaine, par l'indulgence d'un petit cercle admiratif,
intimidé ou apitoyé, de se laisser aller sans contrôle, et même de prendre
ses défauts pour des qualités et ses manies pour des dons. Il les a, en
conséquence, cultivés comme son originalité propre. Le résultat ne se voit
nulle part plus au clair que dans l'extravagante « Épître votive » à Ernest
Psichari (n. 35). Cependant « il faut essayer », comme dit plus loin l'auteur
(p. 297), « de nous remettre un peu à parler français. » C'est aussi mon avis.
Disons donc nettement, en français, que cette Epître et plusieurs des mor-
ceaux qui la précèdent et qui la suivent sont du bafouillage tout pur.
(1) Dont il a conscience : « Cette... âpreté paysanne... » (p. 59).
124 — Revue critique des Livres nouveaux
Passons sur la forme. Car l'auteur se considère surtout, sans doute,
comme un philosophe, un moraliste et un penseur. Il a été jadis dreyfusiste
avec une ardeur profonde, ainsi, du reste, que beaucoup de ses contem-
porains, jeunes ou vieux, qui, quoiqu'ils aient aussi plus ou moins souffert
pour cette cause (quelques-uns au point d'en mourir), n'en ont pas fait,
depuis, tant d'embarras. Il a été dreyfusiste ; mais il ne saurait se consoler
que l'affaire Dreyfus n'ait pas amené le règne de la Propreté sur la terre, et,
subsidiairement, la glorification personnelle de ses meilleurs combattants.
Quoi, nous avons été soulevés par une telle vague d'enthousiasme, nous
avons été si « grands », nous valions, « je le dis comme c'est, les hommes de
la Révolution et de l'Empire » (i), nous valions des « hommes qui ont eu
les plus hautes fortunes » (p. 205) ; et voilà ce qui s'en est suivi : l'igno-
minie des jours présents et l'obscurité pour le juste. L'auteur est, à l'égard du
Dreyfusisme triomphant, dans l'état d'esprit d'un chrétien des âges aposto-
liques qui aurait vu s'accomplir en quelques années, sans s'y associer,
l'évolution que l'Église a parcourue en plusieurs siècles : de la lutte pour
l'Idéal à l'adaptation aux iniquités de ce monde et au dédain de l'idéalisme
obstiné. — Voilà, si je ne me trompe, le fond de la philosophie de
M. Péguy. Car il parle souvent de « travailler » à autre chose ; mais il en
revient toujours là.
Un chrétien des premiers âges, qui aurait vu Constantin et la suite, se
serait sans doute réfugié dans une métaphysique hautaine, la défense des
classiques grecs et le culte des anciens héros. Il est donc naturel qu'un drey-
fusiste intransigeant, amer et désappointé, se retire de même dans les icmpla
screna d'un bergsonisme inaccessible au commun des « démocrates », rompe
des lances en l'honneur des humanités traditionnelles contre les barbares du
jour, et célèbre Jeanne d'Arc sous l'œil bienveillant de M. Maurice Barrés.
D'autant plus que, en agissant de la sorte, on est sûr de ne pas rester isolé :
on a pour soi, d'avance, l'applaudissement, l'appui moral et, au besoin,
« temporel », du parti, toujours considérable, qui est irréductiblement
opposé, pour les mêmes raisons que soi, et pour d'autres, à celui qui
parait au pinacle. — Voilà, il me semble, comment il se fait que M. Péguy,
qui est, au fond, si primaire (par sa préoccupation persistante des choses
d'école, saroideur,et sa- demi-culture, verbale et sans substance), ait adopté
d'instinct l'attitude qu'on lui voit ; et que cette attitude commence à lui
valoir, avec la curiosité, les sympathies a priori du beau monde, si gros-
sièrement méprisant, d'ordinaire, pour ceux de sa race. Le beau monde,
c'est-à-dire les gens qui, s'ils avaient pu, il y a dix ans, soupçonner son
existence, n'auraient pas été éloignés, avec leur brutalité sans nuances pour
tout ce qui dépasse l'alignement, de le tenir pour un fou.
J'en ai dit assez, je crois, pour inviter à lire ce livre. C'était mon
dessein. L'auteur n'est guère entré en contact pendant longtemps qu'avec des
fidèles qui lui passaient tout, et qui s'attachaient davantage à mesure qu'il les
rudoyait avec plus de sans gêne (naguère, aux États-Unis, le « prophète »
Dowie — prophète quêteur, mystique, homme d'affaires, guérisseur d'âmes,
« persécuté » et volontiers persécuteur — en usait de même avec ses dévots).
Si Jeanne d'Arc, qui a déjà fait de nos jours, d'une tout autre manière, la
(1) II y a bien : « et de l'Empire ».
Littérature. 125
fortune do M. Thalamas, le met à la mode, il aura désormais un public qui
l'approuvera sans le lire. Il est temps qu'il ait enfin — car il le mérite
malgré tout — un public qui le lise sans l'approuver, ou plutôt en le jugeant.
Qu'il soit donc signalé aux amateurs de personnalités d'exception. Dans le
champ où elles poussent, il y a des individus de toutes sortes, plus ou
moins agréables ou déplaisants. On y a découvert notamment, depuis quinze
ans, la grâce exquise de Charles-Louis Philippe et l'étincelante fantaisie de
Bernard Shaw. N'y passez pas, s'il vous plaît, sans jeter un coup d'oeil sur
les essais incohérents de Péguy. Pons Daumelas.
J. Bojer. — Sous le Ciel vide. Roman traduit du norwégien par
P. G. La Chesnais. — Paris, Calmann-Lévy, 191 1, in-12, 346 p.,
3 fr. 50.
Erik Evje a trahi deux fois son idéal socialiste : c'est lorsqu'il a séduit
puis abandonné la fille du journalier qui travaillait sur les terres de son père ;
c'est aussi lorsqu'il a, par négligence et égoïsme, acculé son meilleur ami à
la misère et au déshonneur. Mais Erik Evje, s'il est doué d'une pauvre et
flasque volonté, possède en revanche une imagination terrible. Le bien ne
lui apparaît jamais qu'après coup, mais il le hante sous les espèces venge-
resses du remords et de la honte. Erik se fuit lui-même, boit de î'eau-de-vie,
rentre enfin au foyer maternel comme un enfant prodigue, et lorsqu'il songe à
se relever à ses propres yeux en fondant sur ses terres en friches une colonie
agricole pour les pauvres, on ne sait plus bien si c'est par idéalisme, par
orgueil ou par contrition. Hélas ! les terres sur lesquelles il a installé déjà
cinq familles sont des terres glissantes, minées par des courants souterrains.
Un jour, toute la colonie est précipitée dans le fjord, enlisée, anéantie ; et
Erik qui avait été prévenu du danger par l'ingénieur et n'a pas eu le cou-
rage d'empêcher la catastrophe, profitant du doute pour ne pas renoncer à
son rêve, Erik aura jusqu'à la fin de ses jours de quoi alimenter son repentir
et son désespoir.
Un tel sujet comporte des développements philosophiques prévus : la
providence est absente, le ciel vide, et nous ne pouvons que gémir de notre
impuissance ou sacrifier des âmes humaines à un idéal factice ; il comporte
aussi, comme il convient à une œuvre norvégienne, de nombreux symboles.
Erik ne nous semble pas un homme, ce n'est pas un homme non plus, c'est
le symbole de l'humanité pensante et souffrante, qui veut le bien, la justice,
la bonté et ne peut les réaliser dans ce monde livré aux lois brutales,
aveugles ou hostiles de la nature. Ce symbole en enveloppe beaucoup
d'autres, plus encore que je ne saurais en découvrir : symbole sur la femme,
sur le bonheur, sur le mariage, sur l'amour, sur bien des choses que nos
cerveaux occidentaux réduiraient plutôt en formules. Le stvle, quand même,
est clair, familier, humble mémo, d'une simplicité voulue et savante, où les
menus détails prennent du relief et de la vie et il s'en dégage malgré tout, en
certaines pages, une poésie large et profonde, une vision intense de nature,
de beauté et de rêve. J. Lancret.
126 ■ ■ ■ — Revue critique des Livres nouveaux
T. Combe. — Enfant de commune, roman. — Paris, Perrin, 191 1,
in- 16, 332 pages, 3 fr. 50.
Donat Brunel est moins qu'un orphelin, moins qu'un enfant abandonné ;
c'est un malheureux « hospotat » élevé par la commune pendant que son
père passe en prison le meilleur de son temps. Mais chez ce paria, ce sau-
vage maigrichon, s'est développée, sous l'hostilité continuelle du milieu, une
énergie âpre, farouche, puissante. « A six ans il lutta pour sa petite existence,
et ce qu'il 3^ avait de mou et d'enfantin, de tendre, de sensible, se durcit,
se tendit prématurément». Battu, privé de nourriture et de sommeil, il
échappe, par un usage méthodique et tenace de sa volonté, à cette vie dépri-
mante. Il veut vivre et il vit, il veut s'instruire et devenir instituteur, il le
devient. Mais la destinée malfaisante condamne Donat à subir un père trop
paternel, qui tient à se faire héberger par son fils dès qu'il est hors du péni-
tencier. La belle emplette pour une commune tranquille que celle d'un
instituteur doublé d'un père vagabond qui braconne, vole et fait de la contre-
bande autour de la classe ! Donat Brunel, chassé d'école en école, sans
amis, sans soutien, dédaigné même de la femme qu'il aime, connaît toutes
les amertumes, toutes les déceptions, tous les mépris. Il remplit jusqu'au
bout son devoir filial, sèchement d'abord, puis peu à peu avec une tendresse
fière qui le console lui-même. Est-ce la vue de son fanfaron de père qui,
comme tout bon pochard devenu malade, s'attendrit et s'humilie devant son
calme ? est-ce le contact des orphelins, plus malheureux encore qu'il n'a été,
dans ce bagne d'enfants qu'il surveille ? Il sent monter dans son âme dessé-
chée une tendresse, un besoin de dévouement, une soif d'espérance qui le
renouvellent et élargissent son horizon moral. Donat Brunel est bien un
enfant de ce pays jurassien qui s'étend des deux côtés de la frontière fran-
çaise et suisse, race vaillante, forte, méthodique et équilibrée, mais fière et
ombrageuse à l'excès. L'auteur, par une évocation familière de ce pays
industrieux et patriarcal enlève aux types d'exploiteurs de l'enfance qui
gravitent autour de Donat Brunel, toute l'atrocité qu'ils auraient ailleurs. Ce
roman très joliment écrit est un curieux mélange de bonne humeur tran-
quille et de tristesse narquoise, d'humour même ; c'est, si l'on veut, et tout à
la fois, du Dickens serein, du Zola épuré et du Daudet optimiste.
J. Lancret.
E. Maynial. — Casanova et son temps. — Paris, Mercure de
France, 1910, in-16, 296 p., 3 fr. 50.
Le dessein et l'exécution de cet ouvrage sont également dignes d'éloge.
Il fallait un certain courage pour aborder résolument un sujet réputé sca-
breux, pour le traiter scientifiquement, sans rechercher le scandale, mais
sans se croire obligé à d'insupportables sous-entendus pudibonds. Il en
fallait plus encore peut-être pour publier, dès qu'elles étaient au point, une
série d'études partielles, sans attendre la date, incertaine ou même impro-
bable, où serait possible une synthèse complète.
M. Maynial n'a donc pas prétendu nous fournir, en 300 pages, une bio-
graphie totale de son énigmatique et attirant héros. Mais il a posé sous leur
Histoire ========================================== 127
vrai jour un certain nombre de problèmes le concernant ; il en a résolu
plusieurs avec une prudence, une sagacité et une sûreté de méthode dont on
ne saurait trop le louer. La forme est aussi agréable que le fond est solide ;
le livre est soigneusement disposé de façon à satisfaire l'érudit et à retenir
aussi l'homme du monde.
Le dernier chapitre (le Texte des Mémoires) auquel courront tout d'abord
les bibliographes, expose avec une lumineuse netteté l'histoire des éditions
différentes — et également défectueuses • — offertes jusqu'ici au public et
prépare les voies à la publication d'un texte établi sur des bases sérieuses.
Dans les autres sont étudiés successivement différents aspects du célèbre
aventurier et dans ces récits, attachants comme le roman le plus habilement
machiné, M. May niai excelle à démêler le vrai du problématique ou du con-
trouvé : les relations de Casanova avec le comte de Saint-Germain, avec
Voltaire, les mystifications, à la fois impayables et criminelles, qu'il étaye
sur sa connaissance des sciences occultes et sur l'éternelle crédulité
humaine, ses démêlés avec ses collaborateurs et complices, son étrange
aventure avec la Charpillon, où M. Pierre Louys semble bien avoir puisé le
sujet et la trame de la Femme et le Pantin, forment autant de chapitres à la
fois savoureux et substantiels, que liront avec plaisir et profit l'érudit, l'his-
torien et le simple curieux que ne laisse pas indifférents cette fin du
xvme siècle si vivante, si mouvementée, si crédule et si sceptique, plus près
de nous par bien des côtés, en dépit de la chronologie, que l'Empire ou la
Monarchie de Juillet. F. Gaiffe.
R. Canat. — La Renaissance de la Grèce antique (1820-18J0). —
Paris, Hachette, 191 1, in-i6, vn-291 p., 3 fr. 50.
Le livre de M. Canat est comme une préface à l'ouvrage qu'il prépare
sur l'Hellénisme chez les Romantiques. Il a voulu étudier le milieu avant
d'étudier les œuvres. Qu'a-t-on su et pensé, dans le monde intellectuel
français, de 1820 a 1850, de la Grèce, la moderne et surtout l'antique, de
sa littérature et de son art ? Comment le public cultivé s'est-il élevé à la
connaissance scientifique de l'hellénisme, qui devait supplanter peu à peu
la notion humaniste qu'en avaient laissée nos deux siècles classiques ?
M. Canat a poursuivi cette enquête à travers les récits de voyage, les publica-
tions archéologiques, les revues d'art et de littérature, les journaux savants
et mondains ; il a noté un grand nombre de faits et d'idées ; son livre nous
les présente, rassemblés comme ils ne l'avaient pas encore été aussi complè-
tement, en un tableau agréable et vivant ; on le lira avec plaisir et profit.
Il m'a semblé qu'il retenait quelque chose du défaut que M. Canat lui-même
trouve aux chapitres du livre d'Egger qui traitent le même sujet ; qu'il était
un peu bourré de faits dont l'importance respective n'apparaît pas toujours
très clairement, et que l'impression que laissent des chapitres un peu nom-
breux aux subdivisions un peu nombreuses n'est pas toujours très nette,
suivie et d'un trait ; le défaut, s'il y a, tient à la matière même. — On
lira avec un particulier intérêt les derniers chapitres du livre, où l'auteur
marque les divers aspects du génie grec qu'on s'est plu successivement, au
cours de la période qu'il étudie, à mettre en lumière et à prôner : énergie
« dorienne », grâce « ionienne », juste milieu « attique ». Le système
128 Revue critique des Livres nouveaux
d'après lequel la combinaison des deux premiers éléments par l'esprit
d'Athènes a fait la réussite unique du « miracle » grec remonte, comme
l'indique fort bien M. Canat, aux archéologues-esthéticiens de_j850 ; ajou-
tons qu'aux dires d'aucuns le dogme serait à réviser. J'en finirai avec le
livre de M. Canat et le bien qu'il en faut penser en remarquant que dans
un ouvrage où il est tant question d'antiquité, littérature et art, et qui n'est
point, que je sache, d'un spécialiste en la matière, on ne relèvera point
d'inexactitudes, d'erreurs de faits ou de noms. E. Cahen.
F. Hémon. — Bersot et ses amis. — Paris, Hachette, 191 1, in-16,
356 p., 3 fr. 50.
« Cette vie, c'est l'histoire même de l'Université depuis quarante ans, de
l'Université dans ses grandeurs et dans ses épreuves. » En rappelant ces
paroles prononcées par J. Ferry sur la tombe de Bersot, M. Hémon ajoute :
« Ce n'est même pas assez dire, car Bersot fut homme politique aussi, et
c'est bien l'histoire morale de la France pendant un demi-siècle que nous
venons de retracer. » Ce que M. Hémon a voulu faire en effet en écrivant
cet ouvrage, c'est, comme il le dit, une « étude d'histoire morale collec-
tive » ; et il a pleinement rempli son dessein.
Les livres qui s'intitulent « X*** et son temps » ont presque toujours le
tort de grouper les faits de façon arbitraire, de modifier la taille des person-
nages, de les tirer hors de leur plan, de façon que le tableau s'équilibre et
que la lumière s'y distribue suivant les convenances de l'auteur. Avec
M. Hémon, l'on n'a pas à craindre d'artifices de ce genre. Outre que son
goût de la vérité l'en a défendu, il faut remarquer que, par lui-même, son
sujet l'en a presque dispensé. Qui furent en effet les amis de Bersot? des
hommes d'État illustres, des ministres de haut mérite : Cousin, Jules Simon,
Rémusat, Thiers, Duruy, Jules Ferry ; des administrateurs éminents : Gréard,
Zévort, Albert Dumont ; les maîtres de la critique : Renan, Scherer, Sainte-
Beuve, et les maîtres de l'histoire : Michelet, Fustel de Coulanges ; sans
parler d'écrivains d'une rare distinction : Montalembert, Prévost-Paradol,
Ernest Havet, etc. Et que fut Bersot lui-même ? sociable et tolérant au plus
haut degré, il est capable de vivre dans tous les milieux, de faire même des
amitiés dans tous les partis, mais sans rien abdiquer de sa personnalité, sans
rien sacrifier de ses idées ; avec des formes gracieuses, il a une conscience
de diamant, que rien ne saurait entamer ; et, parla, moins il est autoritaire,
plus il prend d'autorité ; désintéressé et modeste, il ne songe pas à jouer un
rôle ; mais, par son mérite discret et sûr, il exerce une action. Quelque
rang que ses amis occupent dans la politique ou dans les lettres, son approba-
tion n'est jamais pour eux chose indifférente. Voilà comment M. Hémon n'a
eu besoin de diminuer ni de grandir personne.
Disposant de quantité de lettres et de papiers inédits, il s'est défendu de
les interpréter ; il a mieux aimé les produire. « Ce qui importe, dit-il, ce
n'est pas la façon dont l'auteur voit et dit les choses, c'est que les choses
frappent les yeux et parlent par elles-mêmes. On citera donc plus qu'on ne
dissertera, et, si l'on conclut, on mettra le lecteur en mesure de conclure
autrement. » — « Transition incertaine d'une Restauration à l'autre, hostilité
croissante entre l'Université et le Clergé ; conflit de la philosophie officielle
Histoire ■ 129
et du dogme ; trouble profond qui précède et suit le coup d'Etat du
2 décembre ; lente renaissance de l'esprit libéral ; rechute profonde et
renouveau de vaillance sortant de la catastrophe même, mise au premier
plan des grands problèmes d'éducation », telles sont les situations principales
que présente ce volume ; et ce sont autant de pages d'histoire vivante et
vraie.
Ainsi, tous ceux qui s'intéressent à l'histoire d'hier et d'avant-hier, —
celle que l'on sait le moins en général, — trouveront un singulier profit à
lire M. Hémon. Mais il est des lecteurs qui lui auront une obligation plus
prochaine, pour ainsi dire. Sans avoir voulu faire un portrait individuel, il
a su pourtant évoquer la figure si aimable, si attachante et si haute de
Bersot. Ceux qui le connurent et qui, l'ayant connu, lui conservent une
vénération tendre, auront à M. Hémon un gré infini d'avoir fait revivre avec
tant de justesse cet homme qui eut un esprit charmant, une âme exquise,
et dont le caractère, toujours supérieur, s'éleva jusqu'à l'héroïsme' devant
la souffrance et la mort. M. Pellisson.
L. Cazamian. — L 'Angleterre moderne. Son évolution. — Paris,
Flammarion (Bibliothèque de philosophie scientifique), 191 1, in-12,
329 p., 3 fr. 50.
Le duel industriel, commercial et maritime de l'Angleterre et de l'Alle-
magne est l'un des faits graves de l'heure présente. Or comment l'Angleterre,
terre classique (si nous n'existions pas) de la tradition et de la routine,
résistera-t-elle à la montée d'un ennemi plus jeune et plus méthodique?
Quelles sont ses méthodes de défense ? Dans quel sens et jusqu'à quel
point son tempérament, ses habitudes séculaires, en un mot son passé
conditionne-t-il son présent et son avenir ? Que lui laissent-ils de souplesse?
quelle force de renouvellement ? Tel est le problème qu'étudie M. Cazamian,
avec une grande vigueur d'intelligence.
Il observe que la vie est avant tout une adaptation, et que l'adaptation
revêt deux formes souvent associées ou mêlées dans la pratique, mais
théoriquement opposées : l'adaptation instinctive et l'adaptation réfléchie,
l'empirisme et le rationalisme, l'intuition et la science. Et de ce point de
vue nouveau et fécond, il étudie l'histoire de l'Angleterre depuis cent ans
environ.
L'Angleterre est, par définition, le pays de l'adaptation instinctive ;
mais elle n'a pas pour cela éliminé la raison de la conduite de ses affaires.
M. Cazamian distingue dans le dernier siècle non pas précisément trois
coups de pendule, mais trois moments, trois grandes vagues, d'abord
distinctes, bientôt mêlées mais toujours reconnaissables, qui ont remué et
soulevé le peuple anglais.
L'Angleterre moderne, industrielle et démocratique, se fonde entre
181 5 et 1840 contre l'Angleterre antérieure, par une poussée de volonté
consciente. Mais presqu'aussitôt l'instinct national réagit, travaille sur les
données nouvelles, les modifie et les enrichit ; et les deux tendances pour-
suivent leur développement parallèle jusque vers 1830. Autour de l'un, et de
l'autre, M. Cazamian groupe, en six substantiels chapitres, les Faits — les
Doctrines, — 1 les Lois et les Mœurs, qui ressentissent à chacune. Par
130 — Revue critique des Livres nouveaux
exemple, le rationalisme, la philosophie utilitaire, l'économie individualiste
et le mouvement libre-échangiste, le darwinisme, le rationalisme religieux
d'une part; d'autre part, la philosophie de Carlyle, le réveil religieux (mouve-
ment d'Oxford, ritualisme, renaissance catholique), l'esthétisme de Darwin,
seront les « Doctrines », qui dérivées des Faits, agissant à leur tour sur les
Lois et les Mœurs, témoignent soit de l'intellectualisme anglais, soit de la
« revanche des instincts ». Ainsi, dans cette construction claire et forte,
toutes les principales manifestations politiques, économiques, sociales,
morales, religieuses et littéraires, se trouvent fermement reliées à la nuance
profonde du vouloir-vivre qu'elles traduisent, et par là même hiérarchisées
dans l'ensemble de la conscience nationale.
Vers 1880, l'Angleterre, à l'apogée de sa grandeur, peut se croire
exactement "adaptée aux conditions de vie du moment, et regarde l'avenir
avec confiance. Brusquement, elle oscille sur sa base, par l'effet de concur-
rences et de méthodes nouvelles dont les progrès se démasquent. Elle se
trouve devant des problèmes nouveaux — économique, social, politique,
impérial, intellectuel — qu'expose M. Cazamian en autant de chapitres. Les
résoudra-t-elle ? Elle conçoit la nécessité de s'adapter, de s'adapter vite ; elle
incline donc de nouveau, et plus nettement, à l'adaptation réfléchie. Que
sortira-t-il de ce sursaut de raison et de volonté ? La décadence ? une évolu-
tion qui la rétablira dans son ancienne splendeur ou du moins la maintiendra
au premier rang des puissances ? C'est sur ce point d'interrogation que
conclut, sans imprudente prophétie, M. Cazamian.
Il a essayé, et réussi, la synthèse de l'âme et de l'histoire anglaises
depuis cent ans. Non plus l'une de ces synthèses psychologiques à la
manière de Taine et de son école, qui ne sont que des portraits classiques
agrandis à la taille des peuples, mais une synthèse historique, dans laquelle
une connaissance étendue des faits en soutient et en nourrit l'interprétation.
Il a évité les principaux écueils de sa conception. Sous le schéma philoso-
phique il est aisé même à des lecteurs moyennement au fait des choses
anglaises, de replacer le drame, avec ses angoisses. Mais le schéma lui-même
ne crée point de rigidité. L'auteur ne fige pas la vie dans des constructions
systématiques. Partout il donne à entendre qu'il n'existe point de tendances
pures, sans mélange des tendances contraires, et qu'un peuple ne peut pas^
se jeter tout entier du côté de l'une ou de l'autre adaptation. Grâce à la
variété nuancée et heureuse de ses formules, il a dégagé les dominantes,
mais respecté la complexité profonde des choses. Aussi, quand on discuterait
avec lui sur ses dosages de réflexion et de raison, ou même sur le rattache-
ment de telle ou telle tendance à l'une ou à l'autre des adaptations, on
n'ébranlerait ni l'ensemble de sa construction ni son idée générale,
parfaitement légitime quoiqu'appliquée rétrospectivement au siècle passé.
L'intérêt de son livre ne se borne évidemment pas aux choses anglaises.
La crise qu'il étudie est générale. Elle existe même en Suisse, comme on
s'en convaincra par un livre récent (La Suisse en sept conférences, Genève,
Atar, in-12). Elle existe en France plus aigùe et plus grave que partout
ailleurs ; car si les tendances anglaises travaillent concurremment au plus
grand bien de la patrie, les tendances françaises se déchirent et luttent pour
la prédominance à l'intérieur. Ce livre sur l'Angleterre éveillera bien des
méditations et des examens de conscience chez les lecteurs français.
G. RUDLER.
Histoire ■ 131
L. Hourticq.. — Histoire générale de l'art. France. Série Ars Una
(t. III). — Paris, Hachette, 191 1, in-16, xvi-476 p., avec 943 gra-
vures dans le texte et 4 hors-texte en couleurs, 7 fr. 50.
Cette première histoire générale de l'art français — car il n'en existait
encore dans aucune langue — est un bon livre, et le meilleur de la série à
laquelle il appartient. L'auteur n'est pas seulement bien informé ; il sait
composer et écrire. Parfois, sans doute, on voudrait qu'il s'exprimât d'une
façon plus simple ; mais il ne tombe jamais dans le galimatias sentimental que
la critique d'art des quotidiens a mis à la mode. J'ajoute que ses biblio-
graphies sont très bonnes et que le choix de l'illustration témoigne d'une
connaissance remarquable de toutes les parties d'un si vaste sujet.
Après un bref chapitre sur les origines romaines, barbares et chrétiennes,
M. Hourticq aborde l'étude de l'art monastique ou roman ; il a eu parfaite-
ment raison d'insister sur le caractère religieux de cet art, inintelligible sans
l'inspiration cléricale qui le soutient. Mais il s'est bien gardé d'y opposer
l'art gothique comme une réaction laïque ; il s'est contenté, très judicieuse-
ment encore, de l'appeler l'art communal. « Ce sont des ouvriers laïques qui
travaillent, mais c'est encore la foi qui les dirige. » (p. 43). La part faite à la
sculpture et à la décoration est suffisante ; les idées nouvelles mises en circu-
lation par M. Mâle ont été bien présentées. Le chapitre IV traite de l'art
féodal et de l'art bourgeois à la fin du moyen âge et termine la première
partie de l'ouvrage, où l'on voit ainsi succéder, à l'art romain et à l'art
germanique, l'art monastique, l'art communal et l'art bourgeois ; ce sont là
de très heureuses divisions et qui font utilement réfléchir.
La seconde partie comprend cinq chapitres : le passage du style
gothique à l'art classique ; la formation de l'art classique (Louis XIII); l'art
romantique sous Louis XIV ; la fin du règne de Louis XIV et la Régence ;
l'art parisien sous Louis XV et Louis XVI. Ici encore, il faut louer sans
réserve les divisions. L'art du siècle de Louis XIV ne doit pas être traité
en bloc ; celui du siècle de Louis XV ne sort pas de terre sans transition ;
enfin, il y a quelque chose de très judicieux à signaler le caractère éminem-
ment parisien de l'art du xvme siècle à son apogée. La troisième et dernière
partie est consacrée à l'art moderne : le nouveau classicisme pendant la Révo-
lution et l'Empire, le romantisme, le naturalisme (avec les tendances tout
à fait récentes comme l'impressionisme et la réaction qu'il a provoquée).
Quantité d'idés fausses, qui sont monnaie courante, ont été rectifiées en
passant par M. Hourticq ; je recommande particulièrement la lecture de son
chapitre V, où la persistance des traditions classiques au xvme siècle est
très nettement marquée. Combien il est vrai de dire (p. 292) : « Le
xvme siècle a vu se propager, en province et dans l'architecture privée, le
style dont Cl. Perrault et Mansart avaient fixé la syntaxe... C'est aussi durant
le long règne de Louis XV que les villes de France ont le plus fait pour
s'accommoder au confort moderne et au style classique. » Ce siècle a vrai-
ment assez innové et assez détruit pour qu'on n'exagère pas à plaisir, comme
on le fait souvent, son goût de la nouveauté et son dédain de la règle.
Mais je n'en finirais pas si je voulais signaler, dans ce volume, tout ce qui
témoigne de compétence et d'équité dans l'appréciation. Quelques menues
erreurs seront aisément rectifiées dans les éditions subséquentes ; le plus
132 , , , — Revue critique des Livres nouveaux
grave défaut, qui est la distribution égale des images, souvent un peu loin
du texte qui les concerne, est né d'un scrupule d'esthétique dont la
responsabilité, si responsabilité il y a, n'incombe certainement pas à
l'auteur. S. Reinach.
J. Caillaux. — L impôt sur le revenu. — Paris, 191 1, Berger-
Levrault, in-ié, vin-539 p., 3 fr. 50.
Ce n'est point une étude méthodique de la question : c'est un recueil
des principaux discours que M. Joseph Caillaux a prononcés sur ce sujet à la
Chambre des députés en qualité de ministre des finances. Ils ne sont pas,
d'ailleurs, groupés au hasard ; ils sont choisis de façon à éclairer tour à tour
les différentes faces du problème fiscal. L'orateur s'attache à démontrer com-
ment son projet avec déclaration du revenu global et progressivité de l'impôt
dit complémentaire dégrèvera les petites et moyennes fortunes au détriment
des grandes, comment il ne nuira ni à l'industrie ni au commerce ni à l'agri-
culture, comment il fournira aux réformes sociales nécessaires les ressources
qui leur sont indispensables. L'orateur doit maintes fois répondre à des
critiques et à des interruptions passionnées ; il le fait avec un courage indé-
niable et la discussion laisse l'impression que les opposants sont surtout
dirigés par des intérêts égoïstes de classe, par la crainte de voir reporté sur
les riches le fardeau trop lourd qui pèse sur les pauvres.
Le projet a été voté par la Chambre ; mais on peut prévoir au Sénat un
retour offensif des assaillants. Il importe donc que l'opinion publique, dont
l'influence est prépondérante, empêche une réforme promise depuis si long-
temps au peuple d'être encore ajournée ou « sabotée », comme tant d'autres,
par des dispositions qui la rendraient illusoire. Ce livre arrive ainsi à son
heure : nous en recommandons la lecture à tous ceux qui n'ont pas d'avance
un parti pris d'hostilité : il est de nature à faire réfléchir les esprits droits et
les cœurs généreux ; car il met en pleine lumière l'injustice et le danger du
privilège que notre vieux système de contributions perpétue en faveur d'une
minorité opulente. G. Renard.
L. Jeudon. — La Morale de VHonneur. — Paris, F. Alcan, 191 1,
in-8, 246 p., 5 francs.
Après un historique des opinions des philosophes anciens et modernes
sur l'honneur considéré comme principe de moralité, M. Jeudon fait une
sorte de panégyrique de la morale de l'honneur. La science moderne a relié
l'homme au reste de la nature ; elle ne laisse plus de place à un principe
transcendant, loi divine ou loi morale ; il nous faut donc une morale
« naturelle ». En fait la fierté est un principe d'action très efficace ; elle est
le ressort véritable de la moralité dans des sociétés, des classes, des individus
qui semblent et croient se conduire d'après une tout autre règle, et professent
même la morale de l'humilité. Cette morale de l'honneur, nous l'avons trop
oubliée et nous devons la réapprendre.
M. Jeudon ne nous dit pas si, pour lui, la morale tout entière se ramène
à la morale de l'honneur. Il va rechercher l'origine du sentiment de Thon-
Sciences = *«**
neur jusque dans la nature animale, et avec Darwin, il la trouve dans l'ins-
tinct sexuel du mâle. Chemin faisant, il indique que l'amour maternel paraît
être l'origine animale de la morale de la charité. Il y aurait donc au moins
deux principes moraux, l'honneur et la charité, tous deux d'origine sexuelle,
mais l'un masculin et l'autre féminin, tous d'eux d'ailleurs transmis par
hérédité d'un sexe à l'autre.
Cette origine sexuelle du sentiment de l'honneur ne me paraît pas très
bien établie. Ce sentiment, d'après M. Jeudon, la vie grégaire le transforme
et le développe, à cause des compétitions qu'excite le pouvoir ; à un stade plus
élevé, il devient collectif : l'individu fait sien l'honneur du groupe (famille,
clan, tribu, classe) auquel il appartient. Mais où est la preuve que ce sont là
des transformations d'un sentiment préexistant, dont l'unique et véritable
origine serait dans la concurrence sexuelle ? Il semble naître bien plutôt de
la concurrence que de la sexualité ; partant la concurrence politique, ou ambi-
tion, peut aussi en être l'origine. D'après la théorie de M. Jeudon, la fierté
que montre la vache conductrice du troupeau dans les pâturages alpestres,
serait duc à une transmission héréditaire, d'un sexe à l'autre, de la fierté du
taureau vainqueur de son rival. Hypothèse compliquée, invérifiable, et,
somme toute, peu utile, car la valeur que M. Jeudon attribue à la morale de
l'honneur requiert peut-être l'origine naturelle de ce sentiment, mais non
pas son origine exclusivement sexuelle. E. Goblot.
L. Houllevigue. — Le Ciel et l'Atmosphère. — Paris, A. Colin,
191 1, in-16, xn-304 p., 3 fr. 50.
A mesure que la Physique se développe dans le travail du laboratoire et
que ses résultats prennent une signification de plus en plus générale, elle
revient de plus en plus avec succès à l'étude si complexe des phénomènes
naturels. C'est sous ce point de vue que M. Houllevigue nous fait envisager
les progrès de la Physique dans un livre de haute vulgarisation aussi louable
de forme que de fond.
Il nous conduit donc hors du laboratoire. Avec lui nous visitons l'atmos-
phère de la Terre, d'abord les couches inférieures où se forment la pluie, la
neige, les cyclones, où volent les oiseaux et les aviateurs ; nous nous élevons
ensuite dans les régions les plus raréfiées de l'air, qu'illuminent les aurores
boréales et les étoiles filantes.
M. Houllevigue nous montre plus loin comment l'étude des radiations
lumineuses qui nous viennent des astres, a, depuis la découverte de l'analyse
spectrale, élargi nos connaissances, spécialement en ce qui concerne l'ultra-
violet, comment l'étude des radiations hertziennes a permis l'application
grandiose de la télégraphie sans fil, comment les particules électriques (élec-
trons) émises par les astres ont manifesté un nouveau lien entre les mondes.
Le livre de M. Houllevigue est formé de plusieurs études qui peuvent
se lire isolément mais qui ont cependant d'autres liens que le titre de l'ou-
vrage. En choisissant un nombre assez limité de sujets définis, d'ailleurs très
importants, M. Houllevigue a pu exposer les questions assez complètement
et mettre le lecteur au courant de leur état actuel.
En s'adressant au grand public, l'auteur a évité de déformer les questions.
11 les a exposées sous leur vrai jour, sans cacher les difficultés des solutions
134 — Revue critique des Livres nouveaux
que les physiciens donnent actuellement aux problèmes que soulève l'étude
des phénomènes naturels.
L'exposé est précis sans formules ni figures (sauf quelques cartes
météorologiques). Une certaine catégorie de lecteurs aurait peut-être aimé
quelques schémas géométriques. ,
M. Houllevigue expose avec une clarté qui, jointe à l'intérêt général
des questions traitées, entraîne le lecteur à le suivre jusqu'au bout. Son livre
donnera peut-être l'illusion de tout comprendre à ceux qui ignorent trop
complètement les questions nouvelles. Il les apprendra à beaucoup. Ceux
même qui savent déjà le liront volontiers ; il est toujours fort agréable,
et malheureusement assez rare, de lire un exposé exact de découvertes
modernes dans un style d'une forme vraiment littéraire. G. Sagnac.
P. Janet. — L'état mental des hystériques. — Paris, Alcan, 191 1,
Tiii-708 p., 18 francs.
Cet important volume est indispensable à tous ceux qui veulent appro-
fondir l'étude de l'hystérie. Trois parties composent l'ouvrage : la première
est la reproduction d'une ancienne publication de l'auteur sur l'état mental
et les accidents mentaux des hystériques ; on y trouvera un exposé méthodique
des anesthésies, amnésies, aboulies, des troubles du mouvement et des modi-
fications du caractère, une étude particulièrement fouillée des actes subcons-
cients et des idées fixes, des attaques, des délires et du somnambulisme.
Dans la seconde partie, l'auteur a groupé un certain nombre de mémoires
épars ; nous y avons retrouvé avec intérêt des études sur l'hystérie unilaté-
rale et certains troubles de la vision. Enfin, dans une dernière partie, la
thérapeutique de l'hystérie est longuement détaillée ; signalons notamment
l'importance des chapitres concernant le traitement de la faiblesse mentale
et des idées fixes, le rôle de l'isolement, de la suggestion, l'importance de la
direction morale chez les malades.
Il était utile de grouper ces travaux : lorsque parurent vers 1895 les prin-
cipaux d'entre eux, le dogme de l'hystérie se constituait, et les chercheurs
pourront toujours se reporter à l'ouvrage étudié pour comprendre pleinement
la conception classique. Quelle que soit d'ailleurs l'opinion personnelle du
lecteur concernant l'hystérie, les observations minutieuses recueillies par
Janet, les analyses psychologiques si fines dont elles sont accompagnées,
feront de ces études un dossier précieux entre tous dans l'étude de la patho-
logie mentale. Dr F. Moutier.
LIVRES ANNONCÉS SOMMAIREMENT.
LITTERATURE.
Hermant. Le Premier pas. — Paris, Éditions de la Vie parisienne, in-12, 3 fr. 50.
— C'est le premier pas, ou le premier faux-pas, ou encore les faux premiers
faux-pas dans l'amour. Jeunes doctrinaires de vingt-cinq ans, jeunes sportsmen
et clubmen, bleus frais sortis de collèges ecclésiastiques, rois en rupture de lit
Livres annoncés sommairement , 135
conjugal, employés âgés et dignes, jeunes époux du grand et des autres
mondes, quadragénaires (ou plus) des deux sexes, jeunes filles de plusieurs
nuances, etc., etc. : les types sur lesquels M. Abel Hermant exerce depuis long-
temps sa verve et son ironie, défilent ici avec une finesse de relief et une fraîcheur
de touche toujours neuves. L'auteur a manié prestement une donnée scabreuse.
Il s'est ingénié à tromper l'attente émoustillée du lecteur et à inventer l'obstacle
imprévu qui empêche le pas de se franchir. Il a prêté à ses personnages des scru-
pules, des détours de sentiment, des façons d'honneur cocasses, mélancoliques,
. touchants, impayables. Son Premier pas compte parmi ses livres les plus amu-
sants : mais la fantaisie, chez lui comme chez nos conteurs moralistes du
xvine siècle dont il a repris la tradition, a toujours du sérieux. J. Lasale.
P. Harel. Hobereaux et villageois. — Paris, Jouve, 191 1, in-18, 3 fr. — Voici un
charmant livre, reposant, satirique sans méchanceté, édifiant sans fadeur : idylle
campagnarde qui fait songer à G. Sand. Les méchants se convertissent, et les
bons, après avoir bien failli être victimes, se sauvent et deviennent heureux.
Finalement, il n'y a plus que de braves gens enchantés de vivre, et spirituels
dans le bonheur. C'est un conte de fées, plein d'un réalisme d'excellent aloi, par-
fumé d'une bonne odeur de terroir. Rusticité, chansons de vénerie, intérieurs
villageois, originaux de bon lignage, — il y a de quoi s'attendrir, s'amuser, sans
jamais s'indigner. Quelques rapides nouvelles, d'une malice bon enfant, ter-
minent le livre ; l'une pourrait s'appeler « les bienfaits de la Séparation ». La
note régionaliste y est discrète. Rien d'une agression, ni d'un manifeste. C'est
un livre de réconciliation. Signe remarquable : on peut le lire à tout âge.
J. Merlant.
J. M. Barrie. Piter Pan dans les Jardins de Kensington, illustré par A. Rackham. —
Paris, Hachette, 191 1, in-16, 6 fr. — Féerie étrange à laquelle il est bien
difficile d'attacher un sens quelconque et qu'il faut prendre pour ce qu'elle est :
une suite de visions et de rêves élaborés par un cerveau d'homme-enfant ingé-
nieux, mais compliqué. Çà et là, de jolis ou d'amusants détails ; mais, à la
longue, la fiction a quelque chose de laborieux, l'ironie paraît contrainte ou fac-
tice ; l'ensemble est alourdi par des partis-pris trop visibles ou par de fâcheuses
insistances. Le meilleur de l'ouvrage réside peut-être dans les illustrations, qui
sont charmantes : elles ont les grâces originales de l'invention, la finesse du trait,
de rares délicatesses de coloris ; et elles trouvent sans effort l'esprit et la poésie
que l'auteur cherche péniblement dans son texte. M. Morel.
HISTOIRE.
Baguenault de Puchesse. Condillac, sa vie, sa philosophie, son influence. — Paris,
Plon-Nourrit, 1910, in-12, 3 fr. 50. — « J'ai pu recueillir sur mon grand-oncle,
écrit l'auteur, des traditions orales, des pièces autographes, des portraits, des actes
authentiques et nombre de livres lui ayant appartenu ». De tout cela, hormis
quatre lettres inédites dont deux seulement sont de Condillac, on ne voit guère
ce qui a passé dans l'ouvrage, esquisse correcte, modérée dans l'éloge, mesurée
dans la critique, et peu assurée dans l'une comme dans l'autre. M. Baguenault de
Puchesse est spiritualiste ; il termine en citant Bergson et Boutroux, et en sépa-
rant la science de la religion. N. Ménegay.
G. Dodu. Le parlementarisme et les parlementaires sous la Révolution (1 789-1 799). Ori-
gines du régime représentatif en France. — Paris, Pion, 191 1, in-8, 7 fr. 50. —
M. Dodu s'est attelé à une tâche énorme, mais qui valait d'être traitée,
c'est d'étudier le jeu du régime parlementaire sous la Révolution. A vrai dire, un
des éléments de ce régime fait défaut à l'époque révolutionnaire, qui est la res-
ponsabilité ministérielle ; d'autre part, M. Dodu ne s'est pas attache à déterminer
136 Revue critique des Livres nouveaux
la psychologie et les manifestations d'opinion du corps électoral aux divers
moments des consultations nationales. Mais, dans les limites qu'il a assignées à
ses recherches, il nous renseigne avec précision sur le personnel des assemblées,
sur l'organisation du travail parlementaire, — tribune, bureau, commissions et
comités, — sur les rapports du personnel parlementaire avec l'extérieur, — l'exté-
rieur politique et mondain, — sur le mode de vie moyen des députés. Cette
précision est faite d'une documentation abondante, généralement bien choisie,
où l'on regrette pourtant, pour la Convention, l'emploi de sources postérieures et
de quelques sources suspectes. Sur certains points, M. Dodu a trop légèrement
passé, et son étude du « gouvernement révolutionnaire » reste insuffisante, ren-
dant ainsi précaire une bonne partie de son développement sur la Convention.
Mais une des qualités du livre est qu'il est assez vivant, bien qu'il traite d'une
matière quasi-juridique, où l'abstraction était l'écueil, qu'il fait assez bien com-
prendre l'existence des groupes et des individus et révolution politique du système
tout entier ; les jugements d'ordre éthique y sont encore trop nombreux sans
doute, mais on y trouve des précisions numériques, et c'est avec elles qu'on peut
démontrer l'inconsistance de la thèse chère à Taine touchant l'incompétence des
législateurs révolutionnaires, et la responsabilité réelle des partis à l'égard des
grandes mesures votées par les assemblées de la Révolution. G. B.
H. d'Alméras. La Vie parisienne sous la Restauration. — Paris, Albin Michel, s. d.,
in-8, 5 fr. — Sur la rue, les petits spectacles, les promenades et jardins d'été, les
cafés, restaurants, maisons de jeu, bals et concerts, les fiacres, cabriolets, cou-
cous et omnibus, vélocipèdes, les théâtres, la cour, le monde, les femmes, les
modes, la politique et la police, sur Hernani enfin, M. d'Alméras a réuni un cer-
tain nombre de renseignements utiles et d'anecdotes piquantes. Le caractère des
livres de ce genre est d'être instructifs et amusants, mais incomplets et arbi-
traires. L'illustration ne se rapporte pas toujours au texte ; elle fait comme un
livre dans le livre ; elle est intéressante, mais trop rare. J. Lasale.
L. Séché. La 'Jeunesse dorée • sous Louis-Philippe. — Paris, Mercure de France, 1910,
in-12, 3 fr. 50. — L'ouvrage est fait de 51 lettres, vivement et finement écrites,
adressées par Alfred Tattet, grand chasseur d'amour, enleveur de femmes et
amateur de littérature, à ses amis Guttinguer et Arvers. M. Séché, avec la curio-
sité de savoir et l'agrément qu'on lui connaît, y a joint une notice biographique,
une trentaine de notes sur les personnes et les sujets qui se rencontrent (Corme-
nin, Nodier, Hugo, de petits Romantiques, les maisons de jeu, les cafés et res-
taurants des boulevards, les viveurs et les femmes de la Restauration, etc.), enfin
un certain nombre de pièces inédites en vers et en prose, de Musset notamment.
Ainsi la littérature, l'histoire littéraire, l'histoire de la vie élégante et amoureuse
entre 1830 et 1848 s'enrichissent par ce volume, qui est neuf et piquant.
N. MÉNEGAY.
E. Daudet. Une vie d'ambassadrice au siècle dernier. La princesse de Lieven. — Paris,
Pion, in-8, 3 fr. 50. — De la correspondance de la princesse de Lieven avec
le comte de Beckendorff, son frère, et avec Guizot, son ami, M. Daudet a
tiré, si l'on peut ainsi parler, la matière d'un livre : il aurait suffi, à notre avis,
d'un article, ou il aurait fallu publier toutes les lettres, le choix restant toujours
sujet à caution. La vie politique de la princesse n'a commencé qu'en 1818, lors
du Congrès d'Aix-la-Chapelle et des relations avec Metternich, si curieusement
dévoilées par un livre récent. Dès lors, elle devient un personnage considérable
du monde diplomatique. L'ambassadrice à Londres fournit sur la société
anglaise, la cour britannique, les grandes questions internationales des informa-
tions précises et étroites. Sa carrière officielle cesse en 1835, lors de sa rupture
avec son mari, qui, après la mort d'un de leurs fils, lui a ordonné de rentrer en
Russie. Dès lors, elle vit surtout à Paris, et c'est à partir de 1837 la fameuse
Livres annoncés sommairement . . 137
« amitié amoureuse » avec Guizot : elle exerce sur Guizot une étonnante
influence politique et morale, publique et privée qui dure jusqu'à sa mort,
en 1857. Les lettres de Guizot publiées dans ce volume intéressent surtout l'af-
faire du retour des cendres de Napoléon 1er, la question d'Orient, le voyage de
la reine Victoria en France. B. G.
P. M. Masson. Lamartine. — Paris, Hachette, 191 1, in-12, 2 fr. — Une dispute est
ouverte sur le « vrai Lamartine ». Est-ce l'élégiaque des Méditations, est-ce le
poète religieux ou social des Harmonies ou des Recueillements (lesquels, dit
M. Masson, seraient mieux nommés Expansions) ? En un langage d'une belle
tenue, plein de goût et de chaleur, qui traduit une connaissance solide et minu-
tieuse de l'œuvre et de ses exégètes, M. Masson a pris parti pour le second. Et
il a enlevé (de haute lutte, dit-on) le prix d'éloquence au concours académique
de 19 10. Sa brochure trace d'abord la courbe de l'inspiration lamartinienne ; puis
il affirme et définit 1' « art lamartinien » qu'il montre gagnant sans cesse, non
seulement en richesse, en puissance, mais en précision objective et plastique ;
enfin il insiste, contre ce qui peut rester d'une légende douceâtre, sur la force et
l'inépuisable virilité du tempérament de Lamartine, poète et héros. Et tout cela
n'est peut-être pas aussi neuf que parfois M. Masson semble le croire. Et sans
ignorer ni méconnaître les « poèmes aux fortes pensées » mais d'expression si
inégale, qu'il déclare « inconnus aujourd'hui », on peut opposer préférence à pré-
férence et, par amour du français, revenir plutôt aux soupirs, si simples, mais si
purs et si profonds, du poète quand il n'était encore que poète. En tout cas, il faut
convenir que rien ne manque dans cet opuscule que la critique des défauts, qui
peut-être n'y avait pas de place, et que Lamartine tout entier y est loué et même
expliqué dignement. J. Bury.
Elsie et Emile Masson. Lettres d'amour de Jane IVelsh et de 7 hantas Carlyh, traduites
des textes originaux. — Paris, Mercure de France, 19 10, 2 vol. in-12, 3 fr. 50
chacun. — Il est peu de lectures plus attachantes, plus enrichissantes que
ces lettres. Un roman vécu, sincère, aux mille péripéties menues ou sérieuses ;
le progrès de deux sentiments très inégaux à l'origine vers une pleine et forte
harmonie ; l'éducation d'un esprit et d'un cœur féminin par le plus passionné, le
plus génial des maîtres : voilà de quoi nous intéresser et nous instruire. Mais en
outre une grande injustice est ici corrigée, qui pèse encore et malgré tout sur la
mémoire de Carlyle ; la véritable nature de sa spirituelle et romanesque fiancée,
les germes d'inquiétude et de déception que contenait en abondance son carac-
tère ; la tendresse généreuse et libérale de l'homme que l'on devait appeler un
bourreau domestique, protestent avec l'éloquence des faits et des textes reconsti-
tués contre les falsifications de Froude. Les traducteurs ont voulu prendre parti
dans cette querelle ; ces lettres récemment livrées au public leur en donnaient le
droit. Ils se sont acquittés avec conscience et scrupule de leur longue tâche ; ils
n'ont pu éviter les erreurs légères, les inexactitudes dont on ne s'affranchit que-
par une minutieuse attention au détail, et une connaissance très sûre des deux
langues. L. Cazamiaw
E. Galabert. Souvenirs sur Emile Pouvillon. — Toulouse, Ed. Privât et Paris, Plon-
Nourrit, 1910, in-16, sans indication de prix. — M. Galabert a su trier sévère-
ment les souvenirs qu'il avait gardés de sa longue intimité avec Pouvillon. 11
s'est interdit tout ce qui n'aurait eu qu'un intérêt sentimental ou anecdotique et,
malgré son affection profonde pour le disparu, il a su garder, au cours de son
récit, le ton sobre et objectif qui convient à l'historien. Tous ceux qui aiment
Pouvillon trouveront dans ces Souvenirs de nouvelles raisons d'admirer ses
œuvres. Grâce à M. Galabert, ils pourront pénétrer les secrets de son art délicat.
Ils apprendront, par surcroît, à aimer, au-delà de ses livres, l'homme lui-même
et ils auront une idée de ce que fut cette existence provinciale, belle de son efla-
138 ■ Revue critique des Livres nouveaux
cernent volontaire. Ce petit livre n'est pas seulement une excellente introduction
à l'œuvre d'un romancier qui n'est pas encore apprécié à sa juste valeur ; il est
intéressant en lui-même, comme l'est tout document sincère sur l'âme et la vie
d'un homme supérieur. L. Delaruelle.
C. Enlart. Le Musée de sculpture comparée du Trocadèro. — Paris, H. Laurens,
191 1, in-8, 5 fr. 50. — Ce volume fait partie de la Collection illustrée « Les
grandes institutions de France », où des monographies ont déjà paru sur la Mon-
naie, l'Institut, le Musée du Louvre, etc. C'est un catalogue sommaire, suivant
l'ordre chronologique, des principaux monuments qui figurent au Trocadèro.
Espérons qu'il rendra plus de services, en son genre, que le scandaleux opuscule
qui se vend dans l'établissement sous le titre de Catalogue des moulages mis en
vente... Cette brochure a été rédigée avec un mépris souverain, et vraiment
administratif, du public qui cherche à user des ressources de la maison. P. D.
A. Albert-Petit. Histoire de Normandie. — Paris, Boivin, s. d. [191 1], in-12, 3 fr. —
Ce petit livre, simplement, mais convenablement illustré (par des photographies
de monuments), est sans doute un ouvrage de circonstance, rédigé à l'occasion
du « Millénaire » de la Normandie, qui a été célébré cette année. Mais il est
clair, sans prétention et sensé. On aurait pu faire beaucoup moins bien.
Ch.-V. L.
VOYAGES.
Duc d'ÛRLÉANS. Chasses et chasseurs arctiques, avec 25 gravures. — Paris, Pion,
191 1, in-12, 3 fr. 50. — « Madame, il fait grand froid et j'ai tué » des ours
blancs, des rennes, des morses, des phoques et beaucoup d'autres bêtes. « J'ai
eu », dit l'auteur (p. xxm), « la grande consolation de sentir que je servais mon
pays et le bon renom de la France en employant dans ces voyages lointains ce
que j'ai de force et d'activité ». De tels exercices ont, d'ailleurs, l'avantage de
préparer au métier de roi. Ils ont, ce.s exercices, « formé et mûri l'homme que je
voudrais être pour me trouver à la hauteur de la lourde tâche qui m'attend, s'il
plaît à Dieu... » P. Dubois.
G. Clemenceau. Notes de voyages dans l'Amérique du Sud. — Paris, Hachette, 191 1,
in-12, 3 fr. 50. — M. Clemenceau raconte dans cet ouvrage, écrit pour Y Illus-
tration, mais qui ne comporte pas, pourtant, d'illustrations, ce qu'il a vu pendant
sa tournée de conférences en Argentine, Uruguay et Brésil, où il fut reçu en
triomphe. C'est intéressant, comme presque tout ce qu'écrit l'auteur : un peu
de rhétorique surannée, beaucoup de belle humeur, d'intelligence et de vie.
Notes d'homme politique, de poète, de chasseur. M. Clemenceau a trouvé
moyen, dans la pampa où le gibier surabonde, de chasser « à la casquette »
(p. 164), comme il faisait jadis, dans sa circonscription provençale, avec Tar-
tarin ; mais, ici, le jet de la casquette sert à faire lever le perdreau qui piète, et
non à le remplacer. Nogaret.
L. Bertrand. Le Livre de la Méditerranée. — Paris, B. Grasset, 191 1, in-12, 3 fr. 50. —
L. Bertrand est, comme on sait, une sorte de Montenard qui a la spécialité de
peindre des paysages méditerranéens et les hommes qui les habitent : Algérie, Grèce,
Palestine, Catalogne, etc., tous les pays des Teurs.ll ne fait guère que cela, sous
forme de romans ou de « livres de voyage ». Et sa verve un peu vulgaire, encore
que prétentieuse, n'est pas toujours déplaisante (1). — Il a cru le moment
venu de publier un florilège de ses œuvres. En ce temps où la mode des
(1) Voir ce qui a été dit, ici-même, de l'uu de ses meilleurs ouvrages (Bulletin, IV, p. 60).
Livres annoncés sommairement ============ 139
« morceaux choisis » sévit plus que jamais, on commence à ne plus attendre
que les gens soient morts pour composer des bouquets avec leurs « plus belles
pages ». M. L. Bertrand, jugeant donc, comme Ch. Péguy, plus sûr de se servir
lui-même, a extrait de ses propres mains ce qu'il y a de mieux, à son avis, dans
ses livres antérieurs pour en former celui-ci. « J'ai pensé », dit-il non sans
fatuité, « que le lecteur prendrait sans doute quelque plaisir à faire, avec moi,
le tour du grand lac méditerranéen »... Deux morceaux inédits, l'un sur la
Catalogne espagnole, l'autre sur la Mer Morte (i), complètent le volume; ce ne
sont pas les meilleurs. M. Pol.
SOCIOLOGIE.
G. Ransson. Essai sur l'art de juger. — Paris, Pédone, 191 1, in-12, 3 fr. 50. —
« Ces notes jetées sans prétentions, dit l'auteur (p. 21), observations recueillies au
cours d'un quart de siècle de vie judiciaire, ne doivent laisser derrière elles
aucune impression d'austérité. » Sous une forme qui, en effet, n'a rien de morose
ni de pédantesque, l'auteur donne d'excellents conseils de moralité et de conve-
nance professionnelles aux jeunes gens qui abordent la carrière de la magistra-
ture. En appendice, un rapport très intéressant sur la réforme du code de procé-
dure civile, rapport qui fut adopté à l'unanimité par l'assemblée générale du tri-
bunal de la Seine, le 6 déc. 1907. E. Goblot.
P. Baudin. La dispute française. — Paris, Fasquelle, 19 10, in-16, 3 fr. 50. — La
dispute française, c'est la dispute politique qui se poursuit en France, « le
pays de la dispute », dans les milieux les plus divers ; plus particulièrement,
c'est ici la dispute politique qui s'est livrée pendant la législature 1906-1910. Car
ce livre est essentiellement celui d'un homme politique, qui en a conçu et formé
les éléments dans le cadre de la vie parlementaire. Les articles dont il est composé
ont été répartis sous cinq chefs : la crise du parlementarisme, le parti radical, le
syndicalisme (ouvriers et fonctionnaires), le ministère Briand, rétrogradations.
Les idées qui y sont exposées, malgré les déclarations de l'auteur en faveur des
méthodes réalistes et positives, relèvent moins de la science que de la polémique ;
les positions sont celles que M. Baudin a prises dans la vie politique, celles d'un
radicalisme gouvernemental, féru d'indépendance dans la doctrine et dans
l'action, solidement conservateur et disciplinaire, soucieux de progrès matériels et
de tout ce qu'on appelle aujourd'hui, en politique, les « réalisations ». H. B.
Ch. Brouilhet. Revue des faits économiques de l'année 1910. — Lyon, Georg, 191 1,
in-8, 2 fr. — Cette Revue, adressée et exposée à la Société d'économie poli-
tique de Lyon, dans sa séance du 16 décembre 1910, répartit en trois sections
d'utiles renseignements et une matière assez confuse et disparate : principaux
faits de politique extérieure (pourquoi mentionnés ici ?) et conflits sociaux, —
les hommes et la terre, les marchandises, les capitaux, — pays à évolution
économique complète, pays à évolution incomplète, colonies. H. B.
PHILOSOPHIE ET SCIENCES.
A. Mênard. Analyse et critique des principes de la psychologie de IV. James. — Paris,
F. Alcan, 191 1 , in-8, 7 fr. 50. — Si grand que soit l'intérêt d'une doctrine phi-
losophique, celui qui s'attache à la genèse de cette doctrine est plus grand
encore. M. Ménard remonte aux origines psychologiques de la philosophie de
James, ou plutôt expose la psychologie qui sert de base à cette philosophie et
qui se suffirait à elle-même, ce couronnement métaphysique ôté. Il en fait
(1) Comparer ce dernier morceau au livre Ju P. F.-M. Abel (Une croisière autour de la Met-
Morte. Paris, Gabalda, 191 1), qui, dans sa simplicité, laisse une impression bien plus forte.
140 Revue critique dès Livres nouveaux
ressortir l'originalité profonde : l'originalité de la méthode d'abord, qui est
« l'empirisme radical », l'originalité des thèses ensuite (critique de l'atomisme
psychologique, de l'associationisme, de la psycho-physique, théorie du flot cons-
cient), qui semblent entraîner la négation de la psychologie comme science et
aboutir au scepticisme, mais renouvellent simplement la notion de science psy-
chologique. Il poursuit dans le détail l'examen de ces thèses et s'applique à les
distinguer surtout de celles de M. Bergson. M. Ménard traite James comme un
classique : il le suit, le commente, l'éclairé, il est jaloux de sa gloire et de son
originalité plus que ne semble l'avoir été James lui-même. C'est là un souci de
précision et de rigueur dont il convient au reste de lui savoir gré. L. Dugas.
Hospitalier et G. Roux. Formulaire de l'Electricien et du mécanicien. — Paris,
Masson, 191 1, in-8, 10 fr. — Signalons la 25e édition de l'ouvrage clas-
sique de M. Hospitalier, tenu au courant des derniers progrès scientifiques par la
substitution aux anciens tableaux de données expérimentales plus précises.
R.-M. L.
R. et C. Kearton. La Vie des oiseaux et des insectes surprise par la photographie. —
Paris, P. Roger, s. d. [1911], avec 160 photographies instantanées, 4 fr. — La
partie du livre la plus importante est celle qui traite des appareils employés pour
prendre sur le vif les êtres sauvages dans leurs attitudes caractéristiques : jumelle
pour guetter les oiseaux, tronc d'arbre artificiel, tas d'herbes ou rocher factice,
bœuf ou mouton empaillé pouvant contenir le photographe et son appareil, tente-
abri recouverte de bruvère, masque taillé dans une souche. Les auteurs, en
appliquant leurs ingénieux procédés ont pu observer quantité d'oiseaux et
d'insectes dans les campagnes d'Ecosse et d'Angleterre et en donner de curieux
instantanés. En accumulant beaucoup de documents analogues par cette méthode
précise, les naturalistes auraient les éléments d'une vaste histoire des êtres vivants
qui compléterait celle des laboratoires et des muséums. M. R.
Brocq-Rousseu et E. Gain. Les ennemis' de l'Avoine. — Paris, Asselin et Houzeau,
1910, 24 pi. de M. Gonnet, 5 fr. — Ce livre, rédigé en vue de la conservation
de l'Avoine, constitue en réalité une excellente étude de la conservation
des grains en général. Les ennemis de l'Avoine comprennent les parasites ani-
maux et végétaux et quelques maladies microbiennes examinés successivement
en ce qu'ils nuisent à la plante entière ou au grain dans les greniers. La détermi-
nation technique des Charbons, des Rouilles et autres Champignons parasites qui
attaquent l'Avoine est facilitée par une analyse rapide de leurs principaux carac-
tères et par des dessins nombreux et clairs ; après chaque exposé, les auteurs
donnent les méthodes de traitements curatifs ou préventifs. Le chapitre relatif aux
animaux parasites est traité sur le même plan. La dernière partie renferme une
étude détaillée des moisissures des grains d'autant plus intéressante que l'un des
auteurs, M. Brocq-Rousseu, a, en 1907, soutenu devant la Faculté des Sciences
de Paris une thèse de doctorat sur ce sujet (Recherches sur les Altérations des
grains des céréales et des fourrages). L. Blaringhem.
Imp. F. Paillart, Abbeville. Le Gérant : Éd. Cornily.
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VIe Année, n' 8. (deuxième série) i5 Octobre 1911
DEUX ÉTUDES RECENTES SUR LA PREMIÈRE COMMUNE
RÉVOLUTIONNAIRE.
F. Braesch. — La Commune du Dix Août 1792. Étude sur l'his-
toire de Paris du 20 juin au 2 décembre 1792. — Paris, Hachette et
C'e, 191 1, in-8, xvm-1236 p., 25 fr.
P. Lacombe. — La Première Commune révolutionnaire de Paiis et
les Assemblées Nationales. — Paris, Hachette et O, 191 1, in-8, xm-
389 P-, 7 fr- 50-
A la simple lecture des titres, on comprend pourquoi nous rapprochons
ces deux ouvrages, qui traitent l'un et l'autre de la même période capitale de
l'histoire de la Révolution.
Le livre de M. Braesch a été présenté comme thèse de doctorat ès-lettres
à l'Université de Paris. Un des juges l'a publiquement appelé « un monu-
ment d'érudition ». En effet, une documentation luxuriante le caractérise.
L'auteur paraît avoir dépouillé à peu près toutes les sources contemporaines
aujourd'hui accessibles ; il a intégré dans son texte ou donné en notes une
énorme quantité de citations, parfois longues, et de références. Par ces résul-
tats précieux d'un labeur vaste et méritoire, il a rendu un incontestable service
à la science.
D'autres qualités recommandent le livre : exacte analyse et critique
intelligente des documents, effort heureux d'impartialité ; celle-ci encore,
qui est particulièrement notable : l'auteur se meut avec aisance dans une
masse de faits complexes et touffus ; il ne fait grâce d'aucun détail, mais la
clarté du récit n'y perd rien. Un style simple, net, sans emphase, facilite
aussi la tâche du lecteur.
Ce livre, qui, à cause de ses vastes dimensions et des multiples faits de
caractère varié qu'il rapporte, échappe à l'analyse, n'est que la première par-
tie d'une histoire politique de la Commune de Paris pendant la Teneur, que
M. Braesch prépare et annonce ; il n'embrasse que les quatre mois d'août à
décembre 1792. Comme la Commune joue un rôle prépondérant, l'auteur
entend, à juste titre, en faisant le tableau de l'histoire parisienne, écrire une
page de l'histoire générale de la France : celle de l'avènement de la démo-
cratie. Pour la première fois, l'action des sections parisiennes est l'objet
d'une investigation méthodique. M. Braesch déclare s'occuper principale-
ment de l'histoire politique, mais se garde d'omettre les faits d'un autre
caractère qui ont eu de l'influence sur les événements et les éclairent. C'est
142 ===^======= Revue critique des Livres nouveaux
pourquoi les facteurs économiques et religieux sont étudiés par lui avec soin.
Il prend sur le vif de l'existence quotidienne la petite bourgeoisie commer-
çante et les politiciens de quartier, qui furent alors les artisans de l'histoire,
inspirèrent la conduite de la Commune antimonarchique, anticléricale, anti-
féodale, antifinancière, et, par la Commune, firent la loi à l'Assemblée natio-
nale, indirectement soumise à la domination violente, parfois sanglante, d'une
audacieuse minorité populaire.
Malgré la très grande analogie de l'objet, le livre de M. Paul Lacombe dif-
fère de celui de M. Braesch par le sujet, par le but et la méthode de l'auteur,
par les résultats atteints. M. Lacombe n'étudie pas les événements qui sont
la trame de l'histoire de la première Commune révolutionnaire ; il ne s'inté-
resse qu'aux rapports de la Commune avec la Législative et la Convention.
Cette délimitation très restrictive est parfaitement légitime. Avec une crânerie
qu'il faut souligner, l'auteur cherche à montrer comment les acteurs du drame
de 1792 ont généralement méconnu les règles de la morale et du droit ; il
entend censurer leur conduite. Là est l'originalité qu'il ambitionne : « L'his-
toire de cette période, dit-il, a été souvent écrite avec une indifférence pour
la légalité, pour la probité politique, et une insensibilité pour le crime, dont
on a droit de s'étonner. D'autant plus que les historiens auxquels je pense
[tels Louis Blanc, Michelet, Hamel] faisaient profession d'être à l'avant-garde
de la démocratie, alors qu'ils méconnaissaient une vérité évidente, à savoir
que la légalité est tout à la fois la même chose que la probité en politique,
et la même chose que la démocratie, depuis que la loi n'est plus le fait d'un
individu, ni d'une classe, mais le fait du peuple ; depuis que la lex vient du
démos ». Ce but étant posé, qu'il s'agit de juger l'attitude morale des hommes,
il s'ensuit que leurs actes ne suffisent pas sans les mobiles. Quels sentiments
inspirèrent ces actes, voilà le véritable objet de recherche pour l'historien.
C'est en psychologie humaine que doivent se traduire pour lui les événe-
ments. « Les faits établis dans leur succession, dans leurs rapports de cause à
effet, d'effet à cause, ne sont pas, écrit M. Lacombe, le dernier terme, le
dernier effort d'un historien qui connaît toute l'étendue de sa tâche. La vérité
ultime de l'histoire consiste dans la découverte des mobiles véritables de
chacun des acteurs qui concourent à faire tel drame ou telle comédie histo-
rique ; et c'est là une découverte qui présente plus de difficulté qu'il ne
semble peut-être à beaucoup d'esprits, par ce phénomène très fréquent
qu'une action, la même extérieurement, peut, dans les agents concourants,
procéder de motifs très divers, parfois opposés. L'acte considéré seul, isolé-
ment, est donc un renseignement ambigu. Il ne dit pas d'une manière indu-
bitable le mobile de l'agent. L'acte est dans une certaine mesure comme un
muet qui gesticule. » Ces passages de la préface font comprendre le caractère
et la tendance de ce nouveau livre d'un écrivain, dont nous avons toujours
aimé l'esprit vigoureux, original, ingénieux et pittoresque.
Le point de vue de M. Lacombe, — sur lequel il serait possible de faire des
réserves et de discuter, — commande sa méthode. Où chercher les mobiles
de ces politiciens de 1792, dont la tribune est le principal centre d'action,
sinon surtout dans leurs discours ? Le livre est un résumé des débats de la
Législative et de la Convention, des séances de la Commune ; les paroles de
chaque orateur sont passées au crible par un moraliste et un juriste ému,
indigné, devant qui aucun personnage ne trouve finalement grâce : il n'y a
plus, dit-il, un homme digne de son entière admiration, plus personne qui
Deux études sur la première commune révolutionnaire ■ ■ 143
soit son héros. C'est donc ainsi à une revision des opinions traditionnelles,
et des jugements qu'il avait adoptés sans examen, que M. Lacombe aboutit,
et qu'il nous convie, en remettant sous nos yeux la physionomie des séances,
en accompagnant les discours reproduits de réflexions et d'observations quasi
juxtalinéaires. En des développements étendus, ou en une phrase, ou même
par une exclamation, il souligne et dénonce chez les orateurs les vices de
l'intelligence, du cœur et du caractère. Ainsi, au moyen d'une sorte d'exé-
gèse morale et juridique, il recueille les traits du tableau atroce et sanglant
qui est celui de la domination de la Commune révolutionnaire.
On ne contestera pas la réalité des couleurs de ce tableau, ni les déplo-
rables effets de la mauvaise foi, de la suspicion, de la peur et de la cruauté.
On se demandera seulement quelle doit être au juste la place du livre dans la
littérature du sujet. Ce n'est pas méconnaître les intentions de M. Lacombe,
que de juger cette place exceptionnelle, presque paradoxale. Nous avons ici
les impressions d'un honnête homme très intelligent, plein de reconnais-
sance pour la Révolution, de sympathie pour l'esprit moderne qui en est issu ;
impressions au jour le jour, comme de quelqu'un qui aurait assisté aux
séances qu'il raconte, et entendu les discours qu'il commente. Voilà donc un
morceau d'histoire délibérément subjective. Impartiale tout de même, parce
que l'auteur s'abstient de « parti-pris religieux ou politique » ; il n'a qu'un
parti-pris moral, si l'on peut dire, et il écrit à cœur ouvert, s'abandonne à
sa « sensibilité ». Aussi son explication des événements et des actes entend-
elle se passer des raisons ordinairement alléguées : le danger de la patrie, le
salut public, la crise économique ; ce ne sont, suivant M. Lacombe, que les
prétextes des aigrefins et des maniaques de la démagogie parisienne ; il faut
voir, dit-il, « les vraies causes » dans « les mobiles intéressés, égoïstes,
odieux », qui ont inspiré les crimes de la Commune, assemblée illégale
s'érigeant scandaleusement contre les pouvoirs légaux. Et ces mobiles sont
uniquement ceux que révèlent les discours : les mémoires, les correspon-
dances sont, comme éléments moins sûrs d'information, systématiquement
exclus de la documentation de l'auteur, du moins à titre provisoire.
Si nous avons réussi à noter exactement le caractère des ouvrages de
MM. Braesch et Lacombe, nous recommanderons le premier comme un
tableau d'histoire à la fois large et minutieux et un précieux instrument de
travail ; — le second comme le curieux réquisitoire d'un républicain probe
contre les violences et les illégalités des premiers terroristes.
C. Bloch.
COMPTES RENDUS
J. Boissière. — Propos d'un intoxiqué. — Paris, Louis-Michaud,
s. d. [191 1], 320 pp., in-16, 3 fr. 50.
J. Boissière, né à Clermont-l'Hérault en 1863, est mort à Hanoï, vice-
résident de France, en 1897. H a laissé des vers français et provençaux de sa
prime jeunesse qui sont très bien, et un livre, Fumeurs d'opium, d'abord tiré à
144 — Revue critique des Livres nouveaux
petit nombre, dont il a été rendu compte ici (i) lorsqu'il en fut donné récem-
ment une réédition pour le public.
J. Boissière, rédacteur parlementaire à la Justice de Clemenceau, partit
brusquement, en 1886, pour le Tonkin, avec Paul Bert. Il y fit son service
militaire, puis resta là-bas comme administrateur.
C'était un homme très intelligent et un artiste. Il apprit la langue du pays,
regarda et écouta autour de lui, essaya de comprendre, nota des types et des
paysages. Il apprit aussi à fumer l'opium et s'intoxiqua. On croit volontiers
qu'il est mort à temps.
Il n'a publié, de son vivant, sur les hommes et les choses de l'Indo-
Chine, que quelques plaquettes (dont l'une est précisément intitulée Propos
d'un intoxiqué) et Fumeurs d'opium, qui est un recueil de nouvelles. Mais sa
veuve, née Térèse Roumanille, et ses amis ont trouvé dans ses papiers
l'ébauche d'un grand roman — sorte de roman de la Conquête — qui devait
s'appeler Terre de fièvre, et des carnets de route. Ils ont résolu de publier, en
même temps que les plaquettes précitées, ces « Inédits », en deux tomes
dont celui que voici est le premier. Ils l'ont fait avec piété, avec tact — et
non sans hésitation, car « il ne s'agit point ici d'une opération de
librairie trop fréquente où l'on vide des tiroirs pour exploiter le der-
nier filon d'un auteur en vogue dont les héritiers et l'éditeur conti-
nuent le commerce après décès ». — Le volume est précédé d'une excellente
préface de M. Jean Ajalbert.
Il y a de très belles choses dans ce prtmier volume, que je prends la
liberté de considérer, contrairement à l'avis exprimé par M. Ajalbert, comme
plutôt supérieur à Fumeurs d'opium. J. Boissière était un littérateur très expert ;
il s'ensuit qu'il y a un peu trop de littérature dans ses Fumeurs, qui sont un
ouvrage achevé. Nous avons ici, en plusieurs endroits, des notations plus
parfaitement sincères, l'impression directe, le premier jet. — M. Ajal-
bert a, d'ailleurs, tout à fait raison de dire que le talent de J. Boissière ne doit
rien, ou presque rien, à l'opium. Il en avait avant de fumer ; c'est malgré le
poison qu'il en a eu jusqu'à la fin. Voir pourtant le récit de la vision que
l'auteur eut square Paul Bert, à Hanoï, l'année qui précéda sa mort (p. 313-
316); ce chef-d'œuvre en trois pages a l'odeur vireuse de la toute-puissante
drogue. P. Dubois.
Comtesse de Pardo Bazan. — Le Château de Ulloa. Traduit de
l'Espagnol par A. Fortin. — Mère Nature. Traduit de l'Espagnol par
J. Demarès de Hill. — Paris, Hachette, 1910 et 191 1, in-16, 304 et
300 p., 3 fr. 50.
Mme Pardo Bazan n'est pas, chez nous, une inconnue : elle a parlé
jadis devant le public parisien, elle a collaboré à diverses revues françaises,
plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en notre langue. Mais ces confé-
rences, articles et traductions mêmes ne nous avaient point présenté dans
toute sa plénitude le beau talent de l'auteur, qui, parmi les romanciers de
l'Espagne contemporaine, occupe une place éminente.
(1) Revue, 1910, p. 36.
Littérature ============================^^ 145
Entouré d'un majordome, Primitivo, qui est la scélératesse incarnée, et
d'une servante robuste, Sabel, — la propre fille de Primitivo, — dont il a fait
sa maîtresse et dont il a eu un fils, Perucho, Don Pedro Moscoso, marquis
de Ulloa, grand chasseur, grand buveur, violent, rustre à souhait, insouciant
à l'extrême, mène une vie presque animale dans son château délabré de
Galice. Un beau jour lui arrive un nouveau chapelain, frais émoulu du sémi-
naire, à la fois naïf et tenace, de cette ténacité particulière des timides. Pressé
par ce chapelain et sentant le gentilhomme se réveiller en lui, le marquis de
Ulloa se rend à Saint-Jacques de Compostelle, où il ne tarde pas à épouser
une de ses cousines, créature frêle et sensible. Les premiers temps de
l'union sont délicieusement doux, en dépit de l'hostilité et des menées
sourdes de Primitivo et de Sabel. Mais bientôt la marquise met au monde
une fille, et non pas le fils tant désiré qui aurait continué la lignée des
Moscoso et fait oublier le bâtard Perucho ; de plus, après l'accouchement, la
santé de la jeune mère est à jamais compromise. Le marquis reprend alors sa
vie d'autrefois, et revient à sa servante, à son intendant, à ses chiens et à ses
chasses ; la marquise meurt dans un isolement tragique après avoir connu
les soupçons, les injures, les sévices, et toutes les tortures d'un long martyre
moral. Tel est, en gros, le sujet du Château de Ulloa.
Manuela, fille de la marquise, et Perucho, fils de la servante, ont grandi
côte à côte : Manuela est indifférente à son père ; Perucho, le bâtard, a toute
la tendresse du marquis, dont il est le vivant portrait. Dès leurs plus jeunes
années, les deux enfants ont éprouvé l'un pour l'autre une affection infinie ;
aux heures troubles de l'adolescence, cette affection devient, comme il est
naturel, de l'amour. Or, un oncle maternel de Manuela se rend au château
de Ulloa avec le ferme propos de sauver sa nièce qu'il croit abandonnée de tous,
de l'arracher au milieu où elle vit et où il la croit désemparée, bref de lui
faire connaître le bonheur et cela, — solution inattendue, — en l'épousant.
Mais cet oncle, si bien intentionné, et si maladroit, cet homme qui n'est
qu'un rêveur, qu'un utopiste, provoque un drame : Perucho, apprenant, au
cours de scènes violentes, qu'il est le propre frère de Manuela, s'enfuit
éperdu à Madrid ; anéantie par le départ de Perucho, dont elle ignore le vrai
motif, Manuela entre au couvent, non sans avoir fait jurer à son oncle de
renvoyer au château de Ulloa ce Perucho qu'elle a si ardemment aimé, qu'elle
aime encore de toute la force de son âme, et dont l'absence prolongée cau-
serait, à court terme, la mort du marquis. Ainsi se termine Mère Nature.
Le Château de Ulloa remonte à 1886; Mère Nature à 1887: c'est dire
que ces deux romans ont quelques rides. A cette époque, Mme Pardo Bazan
subissait, de façon plus ou moins directe, l'influence de l'école naturaliste
française ; et il serait facile de trouver ici des traces de cette influence ;
mais passons, car école naturaliste, école réaliste, au sens étroit des mots, cela
est déjà loin, bien loin de nous. N'insistons pas davantage sur le caractère
tumultueux de ces deux livres, du premier surtout, où se heurtent tant d'épi-
sodes, où s'agitent tant de personnages, où l'on rencontre, entremêlés, con-
fondus, de la brutalité et de la vigueur vraie, des longueurs et de la sobriété,
des truculences ut des demi-teintes, du mauvais goût et des traits d'une
exquise délicatesse. Notons en revanche ce qui fait l'intérêt durable et le
charme de ces romans, à savoir qu'ils nous offrent un tableau très coloré,
très vivant, très pittoresque des mœurs seigneuriales, bourgeoises et
paysannes d'une province espagnole à la fin du XIXe siècle : les types sociaux
146 — Revue critique des Livres nouveaux
les plus divers, depuis le noble jusqu'au rustre, en passant par le curé, le
médecin, le cacique et le rebouteux ; les passions locales, toujours prêtes à se
déchaîner, la politique de clocher batailleuse, implacable et parfois sangui-
naire, voilà ce qui est pris sur le vif et décrit avec une précision, une exac-
titude de touche singulièrement instructives. Puis, Mme Pardo Bazan, qui
a voué un culte à la Galice, sa terre natale, a su trouver, pour en évoquer
le merveilleux décor, des termes d'une rare poésie ; et ce n'est pas là
un des moindres mérites de ces romans, considérés à juste titre comme
les chefs d'œuvre de l'auteur.
On ne parlera guère des traductions, parce qu'il y aurait trop à en dire
(surtout de celle qui est signée A. Fortin). Un jour viendra peut-être où
le commun des traducteurs n'éprouvera plus le besoin impérieux d'employer
un jargon franco-espagnol ; alors, sans doute, nous ne verrons plus défiler
sous nos yeux agacés des locutions telles que « le senor marquis »,
« votre senor papa », « le senor abbé », etc., etc. En attendant, prenons
patience, mais songeons, non sans tristesse, aux innombrables méfaits com-
mis au nom de la « couleur locale ». L. Barrau-Dihigo.
P. Acker. — Les Exilés. — Paris, Pion, s. d. [191 1], in-16,
293 p., 3 fr. 50.
A. Lichtenberger. — Juste Lobel, Alsacien. — Paris, Pion, s. d.
[191 1], in-16, 600 p., 3 fr. 50.
Par son sujet et par son esprit, le premier de ces romans rentre dans la
série qu'inaugurèrent « les Oberlé », et qui sans doute n'est pas close. — Il y
a quinze ans que Claude Héring, fils de Colmariens émigrés, n'a revu son
pays natal, quand le hasard d'une excursion l'y ramène. Hasard bienfaisant,
d'où résulte une crise décisive. L'homme fait s'imprègne de sensations qui
avaient glissé sur l'âme de l'enfant. Tandis que son cœur se prend au charme
des souvenirs et des traditions, son esprit perçoit avec netteté les raisons
qui l'obligent à leur rester fidèle. Et le spectacle de l'Alsace maintenant avec
une fière énergie sa personnalité morale achève, pour le reconquérir,
l'œuvre des influences ataviques.
Toutes les parties du livre ne sont pas d'égale qualité. Claude visite
l'Alsace en automobile, et il y paraît quelque peu. On le soupçonne d'ailleurs
distrait de la contemplation des paysages par celle de la jolie femme qu'il
initie à leur grave douceur. Plus intéressantes sont les pages où s'exprime
son patriotisme alsacien (une émotion de bon aloi anime le récit de la mémo-
rable cérémonie de Wissembourg) et celles où l'on voit aux prises les deux
tendances qui se disputent l'âme alsacienne : ici le respect de la force alle-
mande, l'orgueil de faire partie d'un puissant empire, là un attachement
invincible aux manières de sentir et de penser qui procèdent d'une culture
française. Je ne ferai à M. Acker qu'une petite querelle. Il est très frappé de
ce que le français reste, dans la Haute-Alsace, la langue dominante. Il a
raison ; mais l'insistance qu'il met à le répéter pourrait faire croire que c'est
là pour lui la condition nécessaire d'une mentalité française. On doit reven-
diquer pareillement le titre de tributaires du génie français pour les popula-
tions de la Basse-Alsace, en dépit de leur inélégant dialecte.
Comme son compatriote Claude Héring, mais de plus loin encore, des
Histoire 147
régions idéales du Pacifisme où l'entraîna le charme équivoque d'une éner-
gumène Scandinave, Juste Lobel est rappelé à la claire notion de sa nature
et de son devoir en reprenant contact avec le sol natal et avec l'esprit de sa
race. Une visite émouvante aux champs de bataille et aux places fortes de la
frontière, des souvenirs d'enfance retrouvés au foyer d'une vieille nourrice,
un déserteur qu'emmènent les gendarmes et en faveur duquel il ne peut
obtenir l'appui d'un pacifiste allemand — l'aident et aident l'auteur à con-
clure : i° que les pacifistes se trompent quand ils « prétendent dénouer les
liens légitimes du sang et de l'espèce » ; 2° qu'il est naïf et dangereux de
prêcher le désarmement d'un côté de la frontière, tandis que de l'autre on
arme à outrance.
Livre sobre, parfois austère, comme il sied en un tel sujet, mais qui
échappe à la sécheresse où tombent souvent les romans à thèse par le soin
que l'auteur a pris d'y faire mouvoir d'amusantes silhouettes, et surtout
par l'émotion discrète, contenue, mais toujours présente, qui sous l'auteur
fait deviner l'homme. M. Lange.
J. Labourt et P. Batiffol. — Les Odes de Salomon. Traduc-
tion française et introduction historique. — Paris, V. Lecoffre, 191 1,
in-8, 123 p., 4 francs.
Un savant anglais, M. Rendel Harris, s'est rendu acquéreur d'un
manuscrit syriaque du xvie siècle, contenant deux recueils apocryphes attri-
bués au roi Salomon : les Psaumes et les Odes. Les Psaumes étaient déjà
connus ; il est démontré que c'est un apocryphe juif du demi-siècle qui
précéda l'ère chrétienne. Des Odes on ne savait que peu de chose, sinon que
l'Église les avait bannies du canon de l'Ancien Testament et que Lactance en
avait cité un passage, cru par lui prophétique, où il est question de la naissance
miraculeuse. Lactance n't pas découvert ce passage tout seul ; il a dû l'em-
prunter à saint Cyprien (vers 250). L'auteur de la Pisfis Sopbia, au début du
111e siècle, connaît aussi et cite longuement les Odes, au même titre que le
Psautier dit de David.
La publication du texte syriaque des Odes et de la traduction anglaise de
M. R. Harris, bientôt suivie d'une traduction allemande de M. Fleming et
d'un long commentaire de M. Harnack, a mis aux prises un grand nombre
d'exégètes. Pour M. Harris et surtout pour M. Harnack, les Odes sont juives,
mais fortement interpolées par un chrétien ; pour d'autres, elles sont d'une
seule venue, chrétiennes, mais l'accord cesse dès qu'il s'agit de déterminer le
but et les idées de l'auteur, successivement qualifié de montaniste, de valen-
tinien, de gnostique, etc. M. Batiffol veut qu'il soit docète, adhérent de la
doctrine fort ancienne qui faisait du Christ une simple apparence, et qu'il ait
écrit entre l'an 100 et l'an 120 après notre ère, sous le nom de Salomon,
usurpé comme celui de la Sibylle et bien d'autres. La question est d'autant
plus difficile que le texte syriaque, traduit du grec, est souvent corrompu et
inintelligible. La traduction de M. Labourt est l'œuvre d'un savant d'une
compétence reconnue ; elle est accompagnée de notes copieuses ; on peut y
recourir avec confiance pour se faire une idée d'un problème complexe qui
ne cesse pas d'occuper les théologiens. S. Reinach.
148 Revue critique des Livres nouveaux
Fra Angelico da Fiesole. — L'œuvre du Maître en 327 repro-
ductions. — Paris, Hachette, 191 1, petit in-4, 254 p., 12 fr. (Nouvelle
Collection des Classiques de l'Art).
Nouvelle collection, en effet. Ces 327 reproductions, qui nous
mettent entre les mains toute une vie de travail et de prière, n'ont plus la
sécheresse des « zincs » tirés sur papier plâtré, et dont pouvait encore s'ac-
commoder Mantegna, dont les panneaux métalliques et les gravures avaient
précédé, dans cette série, les délicieuses miniatures a tempera et les grandes
fresques religieuses de Fra Giovanni. Un procédé qui reste mystérieux pour
moi, et, je pense, pour d'autres, a laissé aux claires visions leur douceur pro-
fonde, en donnant au simple « simili », tiré sur un papier mat, le velouté
de l'héliogravure. C'est une révolution, pour tous ceux qui s'occupent de
l'enseignement de l'art, c'est-à-dire de l'enseignement par l'image. Il faut
savoir gré à la maison Hachette d'avoir importé en France ce procédé, qui
est, je crois, allemand. Le volume qui vient de paraître à Paris a été publié
presque en même temps par la Deutsche Verlags-Anstalt. C'est la maison
allemande qui a fourni le texte, en même temps que les clichés. Il ne faut
pas le regretter : introduction et reproductions sont également louables. La
série des gravures comprend l'une des plus récentes acquisitions du Louvre :
le petit livre de la collection Victor Gay. Le texte est au courant des der-
nières études publiées en Allemagne ; les charmants dessins de Fra Ange-
lico qui accompagnent l'introduction sont bien ceux que M. Berenson attri-
bue au maître lui-même dans son admirable et monumental catalogue des
Dessins de peintres florentins. L'auteur montre fort bien comment «le mys-
ticisme de l'Angelico a fini par se rencontrer avec le réalisme de son temps » ;
il .parle justement du « franciscanisme » du peintre dominicain. Cet auteur,
qui se révèle comme un écrivain d'art de premier rang, n'est pas nommé
dans la publication française. Pourquoi nous avoir caché que c'est une assis-
tante du Musée de Berlin, Mademoiselle Frida Schottmuller ? Et pourquoi,
en même temps, n'avoir pas effacé des légendes les taches d'une traduction
hâtive, qu'il ne serait que trop facile de relever ? « Pièce d'autel », pour
tableau d'autel, c'est de l'allemand que l'on dirait traduit en français d'après
une traduction anglaise (altar pièce). E. Bertaux.
C. Photiadès. — George Meredith. — Paris, A. Colin, 191 1,
294 p., in-16, 3 fr. 50.
Ce livre a le mérite d'être le premier en France sur un admirable écrivain
qui domine en Angleterre la fin du dernier siècle. L'auteur rappelle les rai-
sons pour lesquelles le génie de Meredith n'est point apprécié de la foule
dans son propre pays. Les esprits français seraient peut-être mieux faits pour
le comprendre, si ses romans et ses poèmes n'étaient presque intraduisibles ;
du moins l'élite qui pense, et tous ceux qui connaissent la langue anglaise,
devraient-ils posséder quelque notion de son œuvre. M. Photiadès réunit en
volume ses articles de la Revue de Paris, écrits peu après la mort récente de
Meredith. Son étude porte les marques de l'actualité qui l'a suggérée ; elle
est rapide, et ne saurait être évidemment que provisoire. Elle se propose seu-
Histoire —~- 149
lement, il est vrai, de préparer les voies aux travaux plus sérieux. Elle réalise
honorablement cette ambition. Une esquisse biographique apporte sur la
personne de l'écrivain, si originale, sa vie si mal connue, des renseignements
utiles. Suit l'analyse bien longue d'un roman, Harry Richtnond, destinée à
illustrer l'imagination de Meredith. Les deux derniers chapitres, consacrés à
l'art et à la doctrine du maître, sont au contraire de simples esquisses ; mais
suggestives, et heureusement inspirées de livres plus approfondis, comme
celui de G. M. Trevelyan. Une sincère admiration, une chaleur généreuse
d'accent, des notations fines, donnent un caractère personnel à l'ensemble.
Au total, quiconque ignore Meredith pourra lire cette étude avec agrément
et profit. L. Cazamian.
A. Pougin. — Marie Malibran, histoire d'une cantatrice. —
Paris, Pion, 191 r, in-12, 284 p., 3 fr. 50.
Assurément la Malibran valait un livre. Nous lui devons une pièce de
Musset qui est illustre et qui est belle. « Maria Felicia » est un document
notoire pour discuter le Paradoxe sur le Comédien ; elle fut de celles qui se
livrent et se consument, de celles qui entraînent les âmes non par l'apparence
d'un jeu savamment calculé, mais par l'emportement de passion qui confond
pour elles la fiction scénique et l'illusion de la vie ; M. Pougin ajoute aux
exaltations de Musset des anecdotes qui en font foi. Elle eut une destinée
éblouissante et mélancolique ; elle fait figure de muse, d'idole et de martyre ;
elle enchaîna les cœurs sensibles. Elle est enfin un signe des temps. Elle
traverse la période aiguë du romantique ; elle en exprime, par sa vie et par
son art, par ce qui s'y mêle d'énergies, de fièvres, de caprices, de surprises,
d'inquiétudes et de mélancolies, toute l'âme incertaine et acharnée.
Le livre de M. Pougin est bien fait ; il est solide et il est pittoresque ; il
choisit et il encadre des anecdotes agréables et singulières. Il est clair et il
est discret ; de la vie intime de la Malibran il n'a rien voulu dire que les con-
séquences extérieures et certaines ; c'est une dignité qui est rare et qui est
louable. Il ne manque peut-être à l'ouvrage qu'un cadre plus large. On com-
prendrait mieux la cantatrice si M. Pougin avait animé autour d'elle un peu
de l'âme des contemporains. De 1832 à 1840, on vit dans la passion et l'extase
et dans l'angoisse du néant. Les épidémies de choléra sont constantes ; en
1836 le peintre Robert se suicide à trente ans ; Carrel est tué par de Girardin,
etc. Il y a tout cela, comme la mort de la Malibran, dans le lyrisme éperdu
de Musset.
Dans la Bibliographie il faudrait noter les articles de Castil-Blaze dans la
Revue de Paris, en 1836 ; ce sont eux pour une part qui ont inspiré Musset.
D. Mornet.
P. F. Simon. — A. Thiers, chef du pouvoir exécutif et Président de-
là République. — Paris, Cornély, 191 1, in-8, 358 p., 10 francs.
Ce livre, couronné par la Faculté de Droit de Paris, se présente, avant
tout, comme une étude juridique. Le problème qui intéresse principalement
l'auteur est celui des relations entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif
150 — Revue critique des Livres nouveaux
dans une démocratie. Le second ne doit-il être qu'une émanation du pre-
mier ? Oui, avait soutenu Grévy dans son fameux amendement de 1848;
oui, décide encore l'Assemblée nationale par sa Déclaration du 17 février 1871.
Il semble que ce soit le moyen de rendre toute dictature personnelle impos-
sible ; et cependant c'est un véritable pouvoir dictatorial que Thiers a exercé
jusqu'au 24 mai 1873, pendant plus de deux ans. Cette anomalie apparente
s'explique par deux raisons. D'abord une raison d'ordre juridique : en même
temps que celles de chef du pouvoir exécutif, Thiers remplissait les fonctions
de président du Conseil, et à ce dernier titre il était responsable devant
l'Assemblée ; or, c'est un des paradoxes classiques du droit politique que
la responsabilité d'une autorité en fait la force. Tout de même, s'il n'est
pas d'arme plus efficace entre les mains d'un gouvernement constitutionnel
que la faculté d'offrir sa démission, encore faut-il que la situation parlemen-
taire ou nationale ne rende pas l'acceptation de cette démission trop facile ;
l'explication profonde de la dictature de Thiers est d'ordre historique :
Thiers gouverna presque souverainement pendant deux ans parce qu'il était
l'homme nécessaire pour achever les négociations avec l'Allemagne. N'eût-il
pas même accentué son évolution vers la République, et la majorité de l'As-
semblée eût-elle été moins décidée à tenter un essai de restauration monar-
chique, — à partir du mois de mars 1873, quand la libération du territoire
fut complète, la dictature présidentielle ne pouvait se prolonger : Mac-
Mahon, jouissant en principe des mêmes prérogatives que Thiers, fut tout
le contraire d'un dictateur. C'est donc que les effets d'une constitution
dépendent beaucoup moins des intentions des hommes qui l'ont votée et des
principes qui s'y trouvent appliqués que des circonstances au milieu des-
quelles elle est mise en pratique. Notre auteur, pourtant, qui est plus juriste
qu'historien, ne s'attarde pas à développer cette leçon de relativisme juri-
dique, qui ne présente peut-être à ses yeux que l'intérêt un peu décevant
d'une solution négative. Poursuivant l'examen des faits, il se demande ce
qui s'est produit au lendemain de la chute de Thiers : la dictature du Prési-
dent, inévitable la veille, s'évanouit comme par enchantement ; mais c'est la
dictature de l'Assemblée qui s'établit. Il semble, par conséquent, que le sys-
tème qui consiste à subordonner étroitement le pouvoir exécutif au pouvoir
législatif aboutisse, d'une manière ou d'une autre, à la dictature, soit person-
nelle, soit collective. Une vérité importante se dégagerait ainsi des expériences
politiques instituées dans -notre pays depuis plus d'un siècle : savoir, qu'un
certain équilibre des pouvoirs représentatifs est indispensable pour assurer
• l'exercice effectif et régulier de la souveraineté populaire.
Le livre de M. Simon est écrit avec facilité, composé avec clarté ; la dia-
lectique y est toujours appuyée sur une documentation abondante et précise.
Cette étude historique de droit constitutionnel, dont les spécialistes ont déjà
reconnu les mérites, apporte en même temps une intéressante contribution à
l'histoire générale des origines de notre République. G. Weulersse.
H. Bourgin. — Le Socialisme et la Concentration industrielle. —
Paris, 191 1, Marcel Rivière et Cie, in-18, 88 p., o fr. 75.
M. Hubert Bourgin, avantageusement connu déjà par des travaux
savants et rigoureux sur l'évolution économique, ne s'est pas proposé dans
Voyages - 151
ce petit volume de traiter à fond le problème si complexe de la concentra-
tion industrielle. On sait aujourd'hui que le phénomène ne se produit pas
avec la régularité, l'universalité ni surtout avec la rapidité que lui ont prê-
tées Marx et d'autres théoriciens. La question a besoin d'être reprise en sous-
œuvre. C'est pourquoi l'auteur s'attache à donner, pour ainsi dire, une leçon
de méthode à ceux qui veulent l'étudier.
11 montre qu'il faut distinguer soigneusement différents aspects sous
lesquels peut se présenter cette concentration. Elle se révèle tantôt dans
l'augmentation des capitaux engagés, tantôt dans la dimension croissante
des usines ou des machines, ici dans la fusion ou la multiplication des grands
établissements, ailleurs dans une structure qui coordonne et subordonne les
diverses parties d'une entreprise pour en faire un vaste organisme. Des cas
curieux et contradictoires en apparence méritent l'attention ; il arrive d'or-
dinaire que le personnel ouvrier augmente avec la puissance de la fabrique ;
mais il peut arriver aussi qu'il diminue dans une circonstance analogue, par
exemple quand l'électricité se substitue à la vapeur comme force motrice.
Des concentrations locales se sont opérées autour des mines de houille ou
de fer ; au contraire, le transport à distance de l'énergie fournie par les
chutes d'eau permet une dé-concentration.
M. Bourgin illustre son sujet par des chiffres précis empruntés aux sta-
tistiques allemandes. Sa conclusion provisoire (car cette brochure n'est
qu'une bonne introduction aune étude plus complète) est que, dans certains
ordres d'industries et non dans tous, sous les réserves indiquées, le phéno-
mène est général, d'une ampleur considérable et presque identique à lui-
même dans les différents pays. G. Renard.
F. Sartiaux. — Filles mortes d'Asie Mineure. Pergame, Éphèse,
Priène, Milct, le Didymeion, Hiérapolis. — Paris, Hachette, 191 1,
in-8, 233 p., 40 vues photographiques et 8 cartes, 4 fr.
Ce livre sera très utile aux touristes qui, de plus en plus nombreux,
se sentent attirés par la renommée des sites d'Asie Mineure. La Grèce,
l'Egypte, la Tunisie et l'Algérie deviennent des croisières presque banales.
On connaît moins l'Orient asiatique et c'est un charme que d'y aller à la décou-
verte de paysages en quelque sorte inédits. Déjà Gaston Deschamps nous
avait révélé avec un livre bien vite populaire, Sur les routes d'Asie Mineure, la
beauté originale de ces contrées où ne pénétraient que de rares voyageurs.
La relation de M. Sartiaux a des visées moins ambitieuses et elle se borne à
offrir aux amateurs des explorations faciles et des escales commodes, où tout
le monde peut jouir aisément d'une belle tournée à faire. Mais elle est écrite par
un homme qui sait voir et qui est bien informé sur les parties scientifiques
du sujet. Il a lu et il s'est assimilé avec aisance les ouvrages d'histoire et
d'archéologie qui constituaient la préparation nécessaire de son voyage ; il
expose sans pédanterie et sans longueurs les faits essentiels. Son goût natu-
rel lui inspire en présence de la nature des descriptions qui sont sobres,
mais colorées. Son éducation générale lui suggère des réflexions où l'on sent
O DO
un cerveau qui sait réfléchir par lui-même et qui ne se contente pas des im-
152 — Revue critique des Livres nouveaux
pressions d'autrui. Ecrits pour des conférences faites à un public d'amis,
tous ces chapitres réunis forment un volume très agréable à lire. Ceux qui
connaissent déjà le pays y retrouvent des visions plaisantes à évoquer ; ceux
qui ne le connaissent pas auront le désir d'y aller. E. Pottier.
W. Ostwald. — Esquisse d'une Philosophie des Sciences, traduit de
l'allemand par Dorolle. — Paris, Alcan, 1911, in-16, 182 p., 2 fr. 50.
Il est question dans cet opuscule de laformation des concepts, du principe
de causalité, de l'induction, de la déduction, du déterminisme, du libre arbitre,
de la théorie logique des classes, des principes de l'arithmétique et de l'al-
gèbre, des principes de la linguistique, de l'idée de continuité, de la méca-
nique et du mécanisme, de la loi de conservation de l'énergie, du principe
de Carnot, de la nature de la vie, de la nature de l'âme, de la société, du
commerce et de la civilisation. Cette course à travers les idées générales
paraît devoir être également inutile aux philosophes et aux savants : car l'au-
teur ignore visiblement la plupart des problèmes philosophiques qui ont été
soulevés à propos des idées dont il traite avec tant de précipitation ; et,
d'autre part, il ne distingue jamais, dans les généralités qu'il expose, ce qui
représente un résultat scientifique établi et ce qui constitue seulement une
opinion personnelle. On sait que M. Ostwald a acquis une certaine réputa-
tion scientifique comme fabricant de manuels et comme vulgarisateur, en
Allemagne, des découvertes et des théories du Suédois Arrhenius, du Hol-
landais Vant'hoff et de l'Américain Gibbs ; par ces travaux de vulgarisation
et de polémique et par quelques expériences personnelles dont il les a accom-
pagnés, M. Ostwald a rendu autrefois des services. Mais ces travaux ne lui
assuraient aucune compétence spéciale pour les exercices auxquels il s'adonne
maintenant. Et il faut regretter qu'on ait pris la peine de traduire en français
ce petit volume. Ph. A.
E. Gautier. — L'année scientifique et industrielle. — Paris, Hachette
et Cie, 1910, in-16, 394 p., 3 fr. 50.
Depuis cinquante quatre ans, cette revue annuelle des progrès scientifiques
et industriels continue sa publication avec régularité. Le plan général de
l'ouvrage reste immuable, et la qualité varie peu. On serait étonné si, dans
un livre qui exige une compétence aussi universelle, quelques légères erreurs
ne se glissaient pas. Ainsi, on lit (p. 118) que « l'état colloïdal est l'état de
la matière quand elle a été soumise aune division infinie », et (p. 359), à
propos des propriétés pyrophoriques du ferro-cérium, que ce tous les métaux
radio-actifs pourraient aussi bien tenir l'emploi. On pourrait même avoir des
briquets au radium, si le radium ne coûtait pas si cher. » De telles proposi-
tions ne sont pas défendables ; en particulier, c'est faire de mauvaise vulgari-
sation que d'en appeler aux propriétés des corps radioactifs pour interpré-
ter un phénomène dont les lois les mieux connues de la science nous don-
nent l'explication immédiate.
Mais ces légères taches changent peu la qualité générale de l'ouvrage ;et
il faut reconnaître que M. Emile Gautier, astreint par la tradition et par les
Sciences = 153
goûts de ses lecteurs à se limiter aux faits divers de la science, sait chaque
année soutenir l'intérêt de son livre par la richesse de sa documentation,
par l'habile choix des sujets et par l'aisance du style.
La revue d'astronomie, qui forme la première partie de ce recueil, en est
aussi la meilleure. Il y a en particulier une monographie consacrée à la créa-
tion de l'observatoire du Mont Wilson, qui renferme une admirable leçon
d'énergie donnée par les savants américains a leurs confrères du vieux con-
tinent ; c'est aussi une leçon de générosité donnée par les Mécènes des Etats-
Unis et que l'Europe ferait bien d'imiter, si elle ne veut pas laisser au nou-
veau continent le monopole des découvertes en astrophysique.
Les autres sciences paraissent, dans le livre de M. Gautier, assez injus-
tement sacrifiées ; même en s'en tenant à l'anecdote, au petit détail topique
ou amusant, on ne voit pas l'impossibilité de glaner quelques épis dans les
admirables travaux de Perrin, qui ont transformé la théorie cinétique en une
réalité vivante, ou encore dans les belles expériences de Rubens qui vien-
nent d'accroître le domaine des radiations infra-rouges actuellement con-
nues ; il paraît même que l'éclairage électrique par le néon et les autres gaz
raréfiés a fait, depuis un an, des progrès qui méritent une courte mention.
Ainsi, au cœur même de la science, on peut trouver, en cherchant bien, des
questions capables d'intéresser d'autres gens que de vieux savants à lunettes.
J'estime que M. Gautier, en faisant une part raisonnable à ces travaux qui
comptent et qui restent dans la science, accroîtrait sensiblement la valeur
de son ouvrage ; d'ailleurs, il n'est point de question qu'il ne sache rendre
intéressante par son exposition claire et colorée. Puisse-t-il nous réserver,
pour l'année prochaine, une agréable surprise ! L. Houllevigue.
J. Andrade. — Le Mouvement, mesures de l'étendue et mesures du
temps. — Paris, Félix Alcan, 191 1, 1 vol. in-8, 328 p., 6 fr.
M. Andrade, qui est le fondateur de l'enseignement horloger à l'Univer-
sité de Besançon, est aussi un mathématicien très compétent dans les ques-
tions les 'plus générales de la Géométrie et de la Mécanique. Cette double
qualité se retrouve dans l'élégante et originale synthèse qu'il publie aujour-
d'hui et qui fait partie de la Bibliothèque scientifique internationale.
La première partie est une philosophie de la Géométrie où l'auteur, par
des méthodes personnelles, dégage et relie les notions fondamentales de la
manière la plus intuitive. On y retrouve, encore simplifié sur certains
points, l'exposé que l'auteur a donné ailleurs de la Géométrie qualitative (voir
en particulier : Le Premier livre de la Géométrie naturelle, Paris, Cornély). Les
propriétés métriques exposées d'abord dans la géométrie d'Euclide sous une
forme très simple, en partant de la notion de figures semblables différant
seulement par l'échelle, sont étudiées ensuite dans les deux autres géomé-
tries, en partant des notions de rotation et de composition des mouvements.
La deuxième partie est une philosophie de la Mécanique. L'auteur a déjà
publié d'originales Leçons de Mécanique Physique (Société d'éditions scienti-
fiques, Paris, 1897). Ici, il nous fait d'abord assister à la genèse des concepts
mécaniques en suivant le développement des idées des fondateurs de l'Astro-
nomie et de la Mécanique, d'Hipparque à Newton. Il expose d'une manière
très personnelle les lois de l'équilibre par la considération ingénieuse et très
154 Revue critique des Livres nouveaux
inductive de fils et de poulies ; citons encore l'exposé géométrique si intui-
tif des lois des mouvements oscillatoires. Le philosophe trouvera dans cette
seconde partie des aperçus tout nouveaux sur les absolus de la Mécanique.
La troisième partie est relative à la mesure des étendues : géodésie,
d'après les exposés du colonel Bourgeois ; métrologie, d'après les travaux de
M. Ch. Guillaume. La quatrième partie est relative à la mesure mécanique
du temps, au sujet de laquelle l'auteur a déjà publié un livre (Cbronomchic,
Paris, Doin, 1908) ; on y trouve les résultats personnels que M. Andrade a
établis à la suite des découvertes de M. Caspari, de Phillipps.
En unissant dans son livre de la manière la plus heureuse la préoccupa-
tion philosophique et la préoccupation technique, M. Andrade montre
qu'une éducation géométrique inductive pourra assurer aux écoles tech-
niques et professionnelles l'assimilation d'une culture scientifique à la fois
simple et solide. G. Sagnac.
J. Dejerine et E. Gauckler. — Les manifestations fonctionnelles
des psychonévroses, leur traitement par la psychothérapie. — Paris,
Masson et Cie, 191 1, 1 vol. gr. in-8° de ix-561 p., avec 1 planche
hors texte, 8 fr.
Dans cet important ouvrage les auteurs mettent en' lumière l'existence
des troubles fonctionnels qui. ont pour origine une modification psychique
ou morale antécédente, troubles dont la symptomatologie est tout entière
réalisée par une altération primitive de l'état mental et par une série de
désordres organiques secondaires. La neurasthénie et l'hystérie sont étudiées
en tant que syndromes valables, nettement isolés, et leur diagnostic est
soigneusement établi. Ce sont là des affections autonomes, la neurasthénie
étant caractérisée par la préoccupation émotive envahissante avec perte du
contrôle intellectuel, l'hystérie, par l'action dissociante des émotions, action
qui peut aller jusqu'à soustraire un organe ou un groupement fonctionnel à
la volonté, jusqu'à oublier ceux-ci en un mot. Le neurasthénique est un
obsédé, l'hystérique un incooraonné. Cette étude de l'hystérie et de la neu-
rasthénie (deuxième partie de l'ouvrage) nous a paru, à une époque où tant
de médecins cessent de croire à l'autonomie de ces syndromes, particu-
lièrement originale et digne d'intérêt.
Dans une première partie, les auteurs passent en une revue détaillée les
différents troubles afférents à chaque organe ou à chaque fonction, et en
exposent le mécanisme psychologique. La dernière partie de l'ouvrage est
consacrée au traitement des psychonévroses. Les auteurs, qui tiennent tous
le-s symptômes de ces maladies pour accidents émotionnels, n'admettent
qu'une psychothérapie légitime, la psychothérapie par persuasion. Il convient
de gagner la confiance du malade, d'éveiller entre le thérapeute et lui une
communauté de sentiment, plutôt que de chercher à étourdir son jugement
par des démonstrations en appelant uniquement à ses facultés logiques.
Dr François Moutier.
Livres annoncés sommairement - 155
LIVRES ANNONCÉS SOMMAIREMENT.
LITTÉRATURE.
U. Gohier. Un peu $ idéal. — Paris, A. Messcin, 191 1, 3 fr. 50. — Il y a deux
hommes en M. Urbain Gohier : un pamphlétaire précis et foudroyant, qui
n'a pas d'égal ; et un littérateur qui s'amuse quelquefois à brocher des saynètes
et des romans. Ceux qui, comme moi, ont la plus vive admiration pour le polé-
miste, n'ont jamais pu s'expliquer l'insignifiance, en comparaison, du littérateur,
que nous connaissions surtout, jusqu'à présent, par le recueil intitulé Plaisir des
Dieux. Voici un nouveau recueil du même genre, et derechef assez peu digne
d'un si vigoureux artiste. Cependant le polémiste y transparaît ça et là, et cela
suffit à faire passer sur le reste, qui est un peu fade • (Les neveux d'Agathe, etc.)
ou frénétique (Le bruit, La paix aux champs). Voir surtout les articles sur Cons-
tantinople et la Guyane, où l'auteur a été, et sur le Boulevard : « Nulle attraction
de farce ou de mélodrame ne vaut les heures passées à la terrasse d'un café, sur
le Boulevard, à scruter les milliers d'inconnus qui défilent... Quelle faune incom-
parable apparaît dans les profils de passants : profils de loups, profils de renards,
profils de chats-huants, profils de moutons ou de chèvres, profils de poules, de
bull-dogs, de singes, de grenouilles, profils de fouines, profils de porcs ! » P. D.
P. Jaudon. Dieudonné Tète. — Paris, Figuière, in- 16, 3 fr. 50. — Il nous est né un
humouriste, un humouriste philosophe. Américain par dessus tout, naturelle-
ment, et frotté de Schopenhauer, Nietzsche et autres pessimistes influents. Le
tout fait une mixture personnelle. D'intrigue, point. Choqué de la cacophonie
sociale, M. Jaudon promène son docteur Dieudonné Tête dans ce monde
aberrant, et « donne le coup de balai à la civilisation ». Sans amertume. Il tra-
verse le chaos sans s'en affliger, il y patauge à plaisir ; c'est gaîment, avec une
abondance inusable, une trépidation effarante qu'il jette en rébus un flux de
fantaisies grotesques. L'humour est encore trop dans le mot et dans la phrase.
C'est une ivresse de mots cherchés et boursouflés, une enflure du verbe dans
le ricanement du ton, une cascade de coq-à-1'âne et de pirouettes. La pensée ne
va pas toujours assez son chemin dans tout cela. Heureusement les notes,
moins ivres, la ramassent, zigzaguante, sérieuse tout de même. A. Beau.
La pensée d'Ed. Rod. Morceaux choisis, publiés avec une Préface par J. de Mestral
Combremont. Portrait et autographe. — Perrin, 191 1, in-18, 3 fr. 30. — Une
préface pieuse, qui apprend sur l'enfance d'Éd. Rod quelques détails précieux, —
sur ses débuts dans la littérature, des renseignements justement mesurés pour éveiller
de nouvelles curiosités, — sur son caractère, sur « le don merveilleux de sympathie »
qu'il possédait, quelques pages attendries où de l'inédit se mêle à des fragments
de Faguet ou de Doumic ; puis des extraits ingénieusement classés, sur la Morale
et la religion, l'Homme et la vie, la Femme et l'amour, la Société, l'Art et la littéra-
ture. Tout cela fait un ensemble de valeur. On a vraiment là l'Esprit d'Éd. Rod.
Quelques fragments font double emploi, — mais pouvait-il en être autrement ?
il y a des pensées qu'on aime à retrouver, quand elles donnent assistance et
réconfort, et l'œuvre de Rod est pleine de celles-là. J. Merlaxt.
A. Berthet. Les Expériences d'Asthénéia au Jardin de la Connaissance. — Paris,
G.Serge, 191 1, in-12, 2 fr. — Éprise de beauté, de justice et de bonheur,
anxieuse aussi de connaître le secret du grand mystère, la jeune Asthénéia entre
dans le jardin merveilleux où les artistes et les sages donneront satisfaction,
pense-t-elle, aux exigences de sa naïve et audacieuse curiosité. Hélas ! elle va de
déceptions en déceptions : les sages et les artistes n'ont à lui offrir que des
réponses incomplètes ou vaines, et son angoisse intellectuelle redouble avec
156 — Revue critique des Livres nouveaux
l'effort qu'elle fait pour poursuivre son douloureux voyage. Elle l'achève enfin,
et, sortie du jardin décevant, elle trouve la paix et la joie intérieure dans une
résignation consciente, qui la soumet aux lois de la vie. Tel est le dessein de ce
petit livre : il se recommande par une grande pureté de lignes, par une sincérité
étudiée, et par l'effort que fait l'auteur pour prêter à la nudité abstraite de ses
pensées les formes et les couleurs d'un beau rêve. M. Morel.
F. Mauriac. L'Adieu à V adolescence, poème. — Paris, Stock, 191 1, in-12, 3 fr. 50. —
M. Barrés, parrain de ce jeune poète, ne compte pas sur lui, j'imagine, pour
ranimer l'énergie nationale. Encore un visage d'adolescent noyé de molles
larmes, un grêle recueil où gémit, entre les blancs multipliés, au lieu du désir, la
peur de vivre. Comme un vieillard « tombé de lassitude au bout de tous ses
vœux », cet adolescent, sans histoire encore, se retourne vers son enfance, où du
moins il n'a pas vécu, qui s'est passée sage et pieuse, en jeux, en prières, en rêves
innocents d'amitié et de pieuses et sages fiançailles, dans un vieux salon de
famille et dans la chapelle d'un collège ecclésiastique. La plainte exhalée de ce
vouloir débile est irritante et significative, monotone — et intéressante. La lan-
gueur de la forme aussi, mi-traditionnelle, mi-jammiste, avec le charme de quel-
ques images menues et précises, nettement évocatrices du milieu, curieusement
candides, à la manière du maître d'Orthez. J. B.
HISTOIRE.
F. W. MAEIASSY. Aperçus de philologie française. — Paris, Reinwald, in-12, sans
indication de prix. — En 319 pages, M. F. W. Mariassy fournit au lecteur une
histoire du français depuis l'indo-européen jusqu'à nos jours (90 pages), une
grammaire historique du français (60 pages), une analyse de la langue moderne,
alphabet, orthographe, prononciation, grammaire, syntaxe, vocabulaire, poétique
(90 pages); il v a ajouté quelques vues d'ensemble sur la linguistique, sur la com-
paraison du sanscrit, du grec, du latin, de l'allemand, de l'anglais et du français,
• et sur l'étude des langues comme moyen de culture générale. Son livre ne peut
donc être qu'un chapelet d'aperçus très sommaires et sans originalité ; aussi bien
s'adresse-t-il à ceux qui ignorent tout de la linguistique et de la philologie. Il
pourra leur donner l'idée et peut-être le goût de ces études. Il eût été bon d'in-
diquer aux futurs néophytes les quelques livres où ils pourraient poursuivre leur
initiation. Il y a deci delà quelques inexactitudes sur les e muets, sur l'article et
aussi sur l'orthographe ; une erreur plus grave est de croire que les langues sont
des organismes qui se développent et vivent par elles-mêmes ; il serait plus
exact de penser que les langues sont des produits humains de la vie en société.
La meilleure paitie et la plus originale est sans doute le chapitre sur le langage
. poétique et la poésie, où il y a d'excellentes observations sur la rime, la prosodie,
le sentiment poétique. M. Mariassy n'est-il pas poète et n'a-t-il pas voulu avoir des
idées précises sur la langue qu'il emploie? On peut supposer qu'il a désiré ensuite
faire profiter de ses connaissances linguistiques le public qui ne lit pas les lin-
guistes. Un tel souci n'est pas commun et témoigne d'une bonne volonté méri-
toire. Th. Rosset.
F. A. Hedgcock. David Garrick et ses amis français. — Paris, Hachette, 191 1,
in-12, 3 fr. 50. — Intéressante contribution à l'histoire des relations littéraires
entre l'Angleterre et la France, présentée comme thèse complémentaire pour le
doctorat es lettres à l'Université de Paris. Les recherches sont diligeutes et mé-
thodiques, la composition nette, avec quelques tendances à la dispersion et une
crainte exagérée de répéter les devanciers, qui nous prive de quelques vues d'en-
semble essentielles, sur la psychologie de Garrick par exemple et sur l'état de la
question Shakespeare au moment où le grand acteur anglais arrive sur le con-
tinent. L'ouvrage est agréable à lire et ne décèle que par quelques rares angli-
Livres annoncés sommairement ■ 157
cismes l'origine de l'auteur. M. Hedgcock a exécuté un véritable tour de force
en écrivant dans une autre langue que la sienne un livre que beaucoup de Fran-
çais, même lettrés et érudits, seraient très heureux de signer et assez embarrassés
de composer. Une typographie élégante et d'excellentes illustrations documen-
taires ajoutent encore à l'intérêt de cet ouvrage très distingué. F. Gaiffe.
P.-L. Hervier. Charles Dickens. — Paris, Michaud, 191 1, 2 fr. 25. — Ce petit volume
est le dernier paru de la collection : « La vie anecdotique et pittoresque des grands
écrivains », qui comprend déjà Verlaine, Baudelaire, Byron, Tolstoï, et quelques
autres. Les auteurs s'y interdisent toute appréciation littéraire. — Les rensei-
gnements groupés par M. Hervier sur le grand écrivain anglais qui « s'éleva lui-
même » et mourut épuisé par le travail, sont souvent pittoresques. L'illustration
est fort bonne, comme dans tous les volumes de la collection, dont c'est un des
principaux mérites. R. L.
L'année artistique. En France par Rager Miles ; en Angleterre par Cecil Howard
Turner ; en Allemagne par Pascal Forthuny ; en Italie par Gabriel Mourey. —
Figaro illustré, novembre 1910, 3 fr. — Accompagnées de reproductions bien
venues en général, mais choisies presqu'au hasard, ces études répondent fort
mal à l'objet qu'elles se sont proposé et, sauf celle de M. Forthuny qui est
vivante et suggestive, ne méritent pas de retenir l'attention. L. Rosenthal.
Dorbec. Théodore Rousseau (Collection des grands artistes). — Paris, Laurens, 191 1,
1 vol. in-8, 3 fr. 50. — Théodore Rousseau (1812-1867) a été un paysagiste de
génie, un novateur puissant, un admirable caractère. L'étude très solide et très
précise que lui consacre M. Dorbec aidera à l'intelligence d'oeuvres qui dérou-
tèrent d'abord le public et qui demandent toujours une attention intense parce
que l'artiste a cherché à y inscrire un monde de sensations et de pensées. Cette
étude montre aussi à quel point le paysage contemporain est redevable à un
maître dont la vie se passa en perpétuelles trouvailles et en perpétuelles recher-
ches et qui, jamais, ne parvint à se satisfaire. Une note bibliographique, des illus-
trations typiques, choisies avec le soin le plus heureux, complètent ce travail dont
la lecture attachante serait plus facile si le style en était moins dense et touffu.
L. R.
Histoire des partis socialistes en France, publiée sous la direction d'Alexandre Zévaès.
I et IL — Paris, Rivière, 191 1, in-18, o fr. 75 chaque. — Cette histoire com-
prendra 12 fascicules. Deux viennent de paraître; l'un, de M. Chaboseau, traite
De Babeuf à la Commune, l'autre, de M. A. Zévaès, De la Semaine sanglante au
Congrès de Marseille. La besogne de M. Chaboseau, consistant à faire tenir en si
peu de pages le développement des idées et des partis socialistes en France de
1789 a 1871 était ardue : on peut dire qu'il n'y est pas entièrement parvenu ;
le chapitre III, en particulier, est horriblement confus, il n'y a rien sur les com-
munistes et trop peu sur l'Internationale ; en revanche, quelques textes sont
insérés, qui seront utiles. — M. Zévaès au contraire raconte avec des détails et des
précisions bibliographiques les procès contre les Internationaux, l'amnistie, le
procès contre les socialistes révolutionnaires, les débuts de la grande propagande
aboutissant au congrès de Marseille ; mais il ne dégage pas suffisamment l'his-
toire du socialisme de l'histoire du mouvement ouvrier. G. Bourgin.
E. Picard. iSjo. La Guerre eu Lorraine. — Paris, Pion, 191 1, 2 vol. in-16. 10 fr. —
Après avoir exposé les événements militaires qui aboutirent à « la perte de l'Al-
sace » (Paris, Pion, 1907), le colonel Picard retrace, avec la précision que com-
porte un récit d'opérations stratégiques, les différentes phases de la lutte qui se
déroula en Lorraine du 15 au 18 août 1870 : Forbach, la retraite sur Met/.
Borny, Rczonville, Saiut-Privat. Ses conclusions sont très nettes : si le haut com-
158 ■ Revue critique des Livres nouveaux
mandement allemand — qui d'ailleurs commit des fautes graves — dut la vic-
toire en partie à l'unité de ses vues, à une préparation méthodique de la guerre
d'armées, à l'énergie, à l'initiative, à l'esprit de solidarité dont firent preuve les
chefs en sous-ordre, — il n'eut pas de meilleurs auxiliaires que les généraux fran-
çais : Bazaine, incapable et inerte, purs, pour commander nos 29, 3e, 4e et
6e corps, des « Africains », des « Mexicains », braves, mais pour la plupart trop
âgés, fuyant les responsabilités, ne sachant pas marcher au canon, superstitieu-
sement convaincus de la supériorité de la défensive sur l'offensive, bref, profon-
dément ignorants des règles de la guerre moderne en Europe. M. Lange.
A. Beaunier. Visages d'hier et d'aujourd'hui. — Paris, Pion, 191 1, in-12, 3 fr. 50. —
Ce sont 24 silhouettes de personnages presque tous intéressants ; parmi les plus
réussies : Albert Vandal, Albert Samain, Jules Renard, Charles-Louis Philippe,
Jean Moréas, Henri Poincaré, Gabriel Fauré, Jules Lemaître, Mgr Duchesne,
etc.. — L'auteur, très généralement bienveillant, est le plus souvent, d'expres-
sion comme de pensée, assez subtil, mais délicat, ce qui est agréable. — Il faut
ajouter qu'il y a, derrière les silhouettes, un aperçu plus ou moins poussé des doc-
trines ou des idées en vogue. Rien d'ailleurs de systématique ou de dogmatique:
« Je ne t'offre pas un miroir, dit André Beaunier à son ami Francis Chevassu, en
lui dédiant son livre, mais seulement quelques morceaux d'un miroir brisé. »
A. Cassagne.
C. L. Dake. Jo^ef Isracls. — Paris, Librairie artistique internationale, s. d., in-4,
sans indication de prix. — Jozef Israël, qui vient de mourir presque nonagé-
naire, a été depuis plus de cinquante ans tenu pour un maître peintre, non seu-
lement en Hollande, sa patrie, mais dans tous les pays civilisés. M. Dake, qui
fut son élève et a gravé plusieurs de ses tableaux, lui consacre une étude, toute
pleine d'admiration pieuse, mais qui ne tourne pas pourtant à l'apothéose. C'est
lui aussi sans doute qui a choisi les nombreuses et belles reproductions, grâce
auxquelles on peut se faire une idée de l'œuvre de l'artiste, œuvre d'un
' réalisme vigoureux et franc, mais pénétrée en même temps de tendresse et de
poésie. J. Monthizon.
SOCIOLOGIE.
J. Guesde. En garde ! — Paris, Jules Rouff et Cie, [191 1], in-16, 3 fr. 50. — Ce
volume est un recueil d'articles, dont beaucoup sont anciens. Mais en un sens,
comme dit la préface de M. Bracke, les articles de Jules Guesde « ne vieillissent
pas », car sa pensée est peu muable. — Trois séries : i° Contrefaçons et mirages :
ï'anarchisme, le manuélisme, l'antisémitisme, le communalisme, le coopéra-
tisme, le syndicalisme, le pacifisme, etc. 2° La fausse monnaie des reformes :
l'enseignement primaire, la participation aux bénéfices, les retraites ouvrières,
etc. 3° Polémiques : MM. Louis Blanc, Littré, Fernand Faure, Spuller, Ranc,
Jules Simon, Yves Guyot, Edmond Demolins, Georges Leygues, Joseph Rei-
nach, etc. H. B.
Edm. Théry. L'Europe économique. 2e éd. — Paris, 191 1, in-18. — Ce volume,
comme ouvrage, n'a guère de valeur ; comme mémento, il peut rendre des
services. Il contient les données essentielles sur l'organisation économique de
l'Europe depuis 50 ans, en particulier sur les finances publiques, sur les banques
et sur la circulation métallique. H. B.
Paul Louis. Histoire du mouvement syndical en France (1 789-1 910). 2e éd. — Paris,
Alcan, in-16, vni-282 p., 3 fr. 50. — Cette seconde édition du volume paru en
1906 met au courant l'historique et les données statistiques utilisées par l'auteur.
Rappelons que M. Paul Louis s'est proposé, non d'écrire une véritable histoire,
Livres annoncés sommairement ================================== 159
mais de « présenter un aperçu succinct du mouvement syndical ». Après trois
chapitres d'ordre général, il suit le développement historique de ce mouvement
jusqu'à la doctrine actuelle du syndicalisme. Syndicaliste lui-même, il indique
souvent ses propres idées au cours de son exposition. H. B.
GÉOGRAPHIE.
E. Garzon. L'Amérique latine. La République Argentine, son histoire, sa vie écono-
mique, ses finances. 2e éd. — Paris, Conard, 191 1, in- 12, 3 fr. 50. — Nous
considérons les affaires de l'Amérique du Sud avec « un regard d'ancêtre, trop
calme ». Le point de vue américain n'en doit pas être négligé : il est intéressant
en ce que les événements y prennent une importance plus vaste, plus mondiale.
Nous ne donnons pas à des faits que nous connaissons mal toute leur portée
historique. Parlant de la fondation, du développement et de l'avenir des répu-
bliques sud-américaines, M. Eugenio Garzon remet en partie les choses au
point. Son ouvrage pourtant est inégal et manque d'homogénéité. Il étudie
d'abord, dans un style trop abondant et trop mêlé d'expressions du jargon philo-
sophique, les causes et les premiers événements qui présidèrent à la naissance de
ces républiques — colonisation espagnole faible et maladive — exemples de
l'émancipation des États-Unis et de la Révolution française, etc. Il consacre, avec
enthousiasme, toute la seconde partie de son ouvrage au passage des Andes par
le général libérateur San Martin, et arrête ainsi en 1817 une étude historique
qu'il eût été précieux de voir poursuivre plus avant. Enfin, il s'attache par-
ticulièrement à la République Argentine ; il en donne une description politique,
économique et financière, claire et riche en renseignements de toute sorte.
J.-E. Martin.
PHILOSOPHIE, TECHNOLOGIE ET SCIENCES.
H. Berr. La Synthèse en histoire. — Paris, Alcan, 191 1, 5 fr. — Le public qui
s'intéresse à la théorie de l'histoire lira cet ouvrage avec empressement ; il y
verra « comment les problèmes se posent dans cette partie de la logique des
sciences », ce qu'est (selon M. Berr) « la synthèse proprement scientifique »,
comment « elle embrasse et dépasse la sociologie » et « quelles semblent devoir
être les formes futures du travail historique ». L'auteur, directeur de la Revue
de Synthèse historique, qu'il a fondée et qui a rendu, depuis dix ans, des services
notoires aux études, était parfaitement qualifié pour écrire un pareil ouvrage. Il
l'a fait avec la conscience, l'honnêteté et l'information étendues qu'on lui connaît.
Il prépare un second volume sur l'histoire des « systèmes » historiques et notam-
ment sur le mouvement relatif à cet ordre de problèmes qui s'est produit depuis
vingt ans en Allemagne. Ch.-V. L.
R. W. Emerson. Société et solitude, trad. de M. Dugard. — Paris, A. Colin, 191 1,
in-12, 3 fr. 50. — Ce livre mérite le magnifique éloge, justement reproduit dans
l'avant-propos, dont Cariyle en salua l'apparition. Il est la preuve éclatante que
les lieux communs de la sagesse humaine n'ont point épuisé leur vertu, peuvent
redevenir actuels et vivants, faire encore l'objet de réflexions personnelles, neuves
et profondes. Qu'il traite de « la Société et de la Solitude, — de l'Art, de la
Civilisation — des Travaux et des Jours, — des Clubs, — de la Vieillesse, etc.»,
Emerson étonne et ravit ses lecteurs par la notation pénétrante et aiguë des faits,
par le tour pittoresque et humoristique de ses impressions, la sincérité, la droi-
ture et la sûreté de ses jugements, l'élévation morale de ses vues. Le calme
regard du philosophe démêle, à travers l'agitation des hommes, le sens profond
des harmonies sociales, l'éternel intérêt des passions éphémères et des événe-
ments du jour. Un grand souffle moral, le souffle « épique » (Cariyle) ou philo-
sophique, anime la forte analyse, la large et puissante esquisse des sentiments,
des idées et des mœurs. L. Dugas.
160 Revue critique des Livres nouveaux
C. Patissié. Initiation à la Composition décorative. — Paris, Nathan, 191 1, in-8,
2 fr. 75. — Cet ouvrage a pour objet de développer, dans l'esprit des enfants et
des personnes curieuses d'être initiées à la composition décorative, le goût de
l'invention personnelle, qui leur permettra de découvrir par eux-mêmes, et comme
en se jouant, des formes de décoration très simples, mais déjà intéressantes. La pre-
mière partie porte sur des motifs empruntés à des éléments géométriques, le rectangle,
le carré, etc.. Dans la seconde, on a eu en vue la copie des éléments naturels et
leur emploi décoratif. Le livre se recommande par la clarté d'une exposition
qui sait se mettre à la portée de tous, et par l'excellence de la méthode qui, de
page en page, suggère les idées sans les imposer, et paraît fort propre à exciter et
à développer la recherche individuelle. M. Morel.
G. Eisenmenger. La Géologie. Ses phénomènes. — Paris, Pierre Roger, 191 1, in-12,
4 fr. — Ce livre est écrit avec élan. Sans doute les erreurs de détail n'y sont
point rares ; et l'on s'étonnera, par exemple, d'entendre parler (p. 40) du quartz
non cristallisé des filons, ou bien encore de voir (p. 126) la nationalité anglaise
attribuée au célèbre géographe américain M. W. M. Davis. Mais ce sont là
vétilles légères. Et, pour le reste, il faut savoir gré à l'auteur de donner sur l'en-
semble des phénomènes géologiques un aperçu rapide, enthousiaste et intéres-
sant. — L'ouvrage obéit même à un louable désir d'actualité. Les questions
volcaniques empruntent une large part aux travaux de M. A. Lacroix sur la
Montagne Pelée et la dernière éruption du Vésuve. Les tremblements de terre
sont traités d'après la théorie géologique si féconde de M. de Montessus de
Ballore. Relativement aux dislocations de l'écorce terrestre, M. Eisenmenger
. expose succinctement, suivant les limites du cadre qu'il s'est tracé, l'essentiel de la
synthèse récente des chaînes alpines. — Au total, le nouvel ouvrage de vulgari-
sation, qui fait l'objet de cette analyse, pourrait assez bien répondre au désir si
souvent exprimé par le public non informé, d'avoir le titre d'un livre de géolo-
gie très élémentaire, facile à lire et au courant des questions contemporaines.
Ch. Jacob.
Dr H. Dufour. Manuel de Pathologie à l'usage des sages-femmes et des mères. - Paris,
Alcan, in-8, 53 gravures dans le texte et 14 planches en couleurs, 6 fr. — Ce
livre est destiné aux personnes qui auront à soigner des femmes enceintes et des
enfants. Dans une forme claire et précise l'auteur expose successivement
les différentes questions relatives à l'alimentation, au développement et
aux principales maladies des enfants. Les maladies qui peuvent amener
des complications dans l'état d'une femme enceinte ou récemment accouchée,
sont étudiées de ce point de vue particulier. Un bref et utile exposé sur les
microbes, en général, ouvre ce manuel. — L'ouvrage, qui est un recueil de
conférences faites à des élèves de la Maternité, paraît plus spécialement destiné
aux sages-femmes. Une femme, non préparée par une éducation scientifique
préalable, y cherchera peut-être plus de sujets d'inquiétude que de conseils utiles.
L'auteur pourrait envisager la possibilité d'une nouvelle édition en deux volumes :
l'un réservé aux sages-femmes, l'autre destiné à toutes les mères.
D>" M. Herer.
Imp. F. Paillart, Abbeville. Le Gérant : Éd. Cornély.
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VI" Année, n" 9. (deuxième série) i5 Novembre 1911
UN LIVRE SUR LE CULTURKAMPF.
G. Goyau. — Bismarck et l'Église. Le Culturkampf (1870-1878).
— Paris, Perrin, 1911, 2 vol. in-16, xxxiv-487 et 435 p., 8 fr. les
deux volumes.
On sait les qualités et les défauts ordinaires des livres de M. Georges
Goyau. On sait sa facilité de travail, la connaissance qu'il a des choses
d'Allemagne, sa mise en œuvre adroite, sa rhétorique d'improvisateur
verveux qui contraste agréablement avec la prose de la plupart des autres
collaborateurs de la Revue des Deux Mondes. Ces deux volumes-ci ne sont,
comme les précédents, qu'un recueil d'articles élégants, un peu rapides, et,
tels quels, très adaptés aux goûts, aux susceptibilités et à la courte patience
des lecteurs pour lesquels ils sont écrits. Le mérite principal du livre est
l'abondance de sa documentation nouvelle. Par là il innove très utilement
sur le livre analogue publié en Allemagne par Mgr Briick et continué par
J.-B. Kissling (1900 à 1905). Ces deux écrivains avaient déjà pu se servir
des grandes monographies existantes sur Pierre et Auguste Reichensperger,
sur Kettelcr, et des livres plus modestes consacrés à Mallinckrodt, àWindt-
horst ou à Stamm, tous protagonistes importants du Culturkampf. M. Goyau
a pu dépouiller beaucoup d'autres biographies, des mémoires, des recueils de
discours plus récents (sur Reinkens, Melchers, de Schorlemer-Alst, le
cardinal Rauscher, Ledochowski, l'évêque Greith, Linhofî", Alfred von
Recemonte, Wick, etc). Il ne néglige pas les adversaires vieux catholiques. Ce
qu'on sait à présent sur Doellinger et sur Huber est utilisé à merveille. Les
théologiens, les hommes de loi et les hommes politiques du parti adverse,
Falk, Hohenlohe, Koegel, Forckenbeck, Bennigscn ; les alliés occasionnels
des catholiques, Gerlach, ou le bourgmestre de Bonn, Kaufmann, ou Stoecker,
sont connus d'après les sources les plus récentes et les meilleures. Les notes
réunies en appendice aux deux volumes forment à cet égard une véritable
bibliographie éparse, mais utile, et où les plus exercés trouvent encore à
apprendre.
On n'attendra pas de M. Goyau un livre impartial. Le desideratum qu'on
exprimerait de lui voir une impartialité plus réelle paraîtrait suspect à s.i foi
militante. « Devrait-on, parce qu'on écrit l'histoire, cesser d'être d'une
religion ? 11 y a des partis pris d'abstraction qui ne sont ni possibles ni
même souhaitables. » (I, p. XXXIII.) Il faut nous tenir pour avertis. Ce livre
est écrit pour îles catholiques ; et il juge Bismarck avec la mansuétude calme
162 Revue critique des Livres nouveaux
et un peu dédaigneuse d'un prince de l'Église, initié à la marche éternelle des.
choses. « C'est une force immense que de pouvoir parler pour toujours, » et
M. Goyau en use. « Le Calvaire domine le monde ; mais il n'y a pas à la base
du Calvaire un gradin réservé dont le « surhomme » puisse se faire un marche-
pied pour maîtriser l'humanité. » (I, 26.) Bismarck s'est-il cru un « sur-
homme » ? a-t-il voulu maîtriser « l'humanité » ? L'historien est surpris de
l'entendre dire. Mais dans le livre de M. Goyau, il n'y a pas que de l'histoire.
Il procède du genre homilétique et tire des événements des consolations et
des leçons pour la foi.
La teneur du livre appelle des remarques de fond. M. Goyau se défend
de donner une définition du grand événement qu'il décrit : « et les mots
mêmes de combat pour Inculture, si suggestifs soient-ils, n'étreignent ni ne
résument, à son avis, tout le Culturkampf. » (I, xvi.) Mais le titre, qu'il a
choisi pour son livre et qui met en présence Bismarck et l'Église, est implicite-
ment une définition, et par surcroît une définition contestable. Bismarck a
peut-être déchaîné le Culturkampf et il y a sûrement mis un ternie. Mais il ne
l'a pas conduit seul ni tout entier ; et ce mouvement d'esprit, qu'il a laissé
grandir et dont il s'est servi, a subsisté en dehors de lui. La législation du
Culturkampf n'est pas une œuvre bismarckienne, bien qu'il l'ait encouragée,
tolérée, puis réduite. La définition implicite que renferme le titre du livre a
induit M. Goyau à la faute où étaient précédemment tombés Majunke ou Brùck;
il a présenté surtout l'histoire parlementaire du Culturkampf. Les grands
orateurs sont au premier plan. Au fond, dans les entr' actes des tournois
oratoires, les prêtres et les évêques prennent des poses nobles ou persécutées.
La multitude s'agenouille, ou manifeste sa foi par des cortèges et des accla-
mations. Tout semble se passer en paroles, en gestes, en objurgations, en
menaces, en insolences. C'est un échange de discours, d'articles de journaux,
de pamphlets. Les négociations diplomatiques elles-mêmes entre Pie IX et
les ambassadeurs bismarckiens semblent de pures chicanes verbales. « La
guerre à laquelle nous pensions est la guerre parlementaire, » a dit un jour
naïvement Schorlemer-Alst. Est-ce là tout le Culturkampf? Dans cette
comédie parlementaire «l'on rit beaucoup. » (I, 286.) Les chansonnettes de
théâtre ne sont pas oubliées (I, 299.) N'y a-t-il que cela ? Pour M. Goyau il
y a aussi « la guerre civile ». Elle est représentée par quelques camouflets à
des prêtres, quelques suspensions de traitement, quelques incarcérations.
Quelle tristesse de penser qu'aux fêtes de Marienbourg « la franc-maçonnerie
parada », tandis que l'Église fut exclue ! (I, 321). Personne ne sera assez
puéril pour approuver le pouvoir d'avoir mis des gendarmes balourds aux
trousses des prêtres agiles dans les couloirs des évêchés ou de les avoir fait
arrêter aux pieds des autels, en sorte que les policiers furent parfois sur le
point d'arracher le ciboire des mains de l'officiant. Ces scènes furent ridicules
ou inconvenantes. Mais il est de mauvais goût d'enfler la voix à ce propos.
Ces vexations de police ne constituent pas une persécution dioclétienne. La
narration de ces anecdotes peut distraire ou émouvoir des lecteurs mondains.
Elle ne contribue pas à faire comprendre réellement le Culturkampf.
Le procédé anecdotique, littéraire et éloquent de M. Goyau obscurcit
parfois l'intelligence du phénomène, qui serait mieux assurée par un exposé
moins papillotant, moins discursif, et plus directement attaché aux faits
fondamentaux. M. Goyau en a quelquefois le sentiment : « Ne craignons pas
de le dire : les origines du Culturkampf s'embrouillent davantage, à mesure
Un livre sur le Culturkampf ======================== 163
que le regard est plus patient à les scruter. » (I, xvi.) Ce ne sont pas les
origines seulement du Culturkampf qui pour M. Goyau s'embrouillent ; c'en
est l'essence. Et la parole d'un grand historien reste vraie ici, comme ailleurs :
« La maîtrise consiste à réduire les problèmes et non pas à les compliquer.
Celui qui les complique a abdiqué toute prétention à la maîtrise. » L'attitude
de Bismarck est commandée par des circonstances diverses et complexes.
Elle n'a jamais varié en elle-même. C'est ne pas le comprendre que de
parler ici de « contradiction entre des attitudes successives ». Bismarck est un
serviteur de l'Etat, personne ne l'a dit plus explicitement que M. Goyau.
Il suit de là diverses conséquences vérifiables à travers tout le Culturkampf.
i° Bismarck ne met l'État à la remorque d'aucune Église. Il refusera de
rétablir militairement le pouvoir temporel du pape, comme le lui deman-
daient, avec un touchant accord, le cardinal français de Bonnechose et
l'archevêque prussien Ledochowski. Aux insultes dont il est aussitôt couvert
dans la presse ultramontaine, il oppose, bien entendu, les répliques de sa
propre presse. — 2° Il n'admet pas l'idée de « l'indépendance des Églises » dans
l'État. Cette formule, insérée dans la Constitution prussienne de 1850, lui
paraissait un contre-sens. Lui demander d'étendre à la Constitution du nouvel
Empire cette formule vieillie, comme le voulaient Ketteler et les chefs du
Centre, c'était lui chercher une querelle, qui devait le trouver intraitable
pour toujours. — 30 Bismarck n'admet pas que les autorités des Églises
changent de leur propre gré les contrats, tacites ou explicites, et tout
l'équilibre des forces entre les Églises et l'État. De là son attitude envers le
dogme nouveau de « l'infaillibilité » pontificale. Il ne peut donc pas tolérer
que les communautés dites « vieilles-catholiques » et qui vivent sur une
ancienne foi jusque là respectueuse et respectée de l'utat, soient molestées et
privées de sacrements, tandis que leurs prêtres sont punis, destitués ou incar-
cérés. Aux vexations de cet ordre, commencées par l'Église ultramontaine, il
prescrira de répondre par des vexations analogues. Ses mesures seront calquées
sur celles de l'église catholique. M. Goyau a laissé prudemment ignorer ce
début des hostilités, imputable aux autorités ultramontaines. — 40 Mais on n'a
pas le droit de laisser entendre qu'il ait jamais pu être question, dans les con-
seils du gouvernement allemand, de « détruire l'église catholique », d' « ex-
pulser les catholiques », ou de « fonder une Église nationale unique ». Les
dires de quelques folliculaires n'ont pas d'importance. Il n'a même jamais pu
être question de séparer les Eglises et l'utat en Prusse. Quelques pamphlets de
juristes ne doivent pas nous faire illusion à cet égard. M. Goyau le sait bien.
Il essaie d'insinuer que la séparation des Églises et de l'État, souhaitée
peut-être par les libres-penseurs allemands, était impraticable parce que
l'hglise protestante, « depuis longtemps encadrée dans l'htat, risquait de
péricliter, si elle était détachée de son cadre. » (II, 102.) Il lui plaît à dire.
Aucune religion n'a enfanté plus d' « fcglises libres » durablement orga-
nisées que la protestante. Le pouvoir bismarckien a toujours su estimer
dans l'Église catholique une puissance conservatrice comme lui-même. Il
ménageait l'Église comme une alliée nécessaire dans le conflit prochain
contre la démocratie socialiste. Il n'a jamais pu entrer dans sa pensée
de séparer l'utat de l'hglise. Il a projeté toujours de rattacher plus
fortement l'hglise à l'État, et de l'y intégrer par un contrat juridique mieux
défini. Toutes ses mesures sur l'inspection scolaire, sur les études ecclésias-
tiques, sur le mariage civil, sur les associations cultuelles s'expliquent par là.
164 Revue critique des Livres nouveaux
M. Goyau effleure à peine et tait parfois complètement cette œuvre
législative considérable, qui fut l'enjeu substantiel du Cuiturkampf, et qui en
est l'acquis définitif. Il s'ensuit que, chez M. Goyau, à travers les criailleries
d'uglise recueillies par lui sans distinction, on ne distingue le sens ni de
l'offensive ni de la défensive bismarckienne. A le lire, on pourrait croire
que le Cuiturkampf allemand ressemble à la lutte de la République française
contre le cléricalisme. Les deux mouvements en réalité vont en sens con-
traire, puisqu'ils aboutissent, l'un à un contrat plus serré entre l'Église et
l'htat, et l'autre à la séparation. M. Goyau s'est contenté là encore, selon
les méthodes de l'éloquence de la chaire, de formules vides, qui donnent
à sa rancune catholique une satisfaction d'amour-propre. A l'entendre,
deux forces « mystérieusement vivaces » et que Bismarck avait ignorées
jusque-là, se seraient « révélées » à lui par son contact avec l'Église catho-
lique : « la souveraineté spirituelle, toute puissante sous les dehors de la
faiblesse, et la liberté de l'homme intérieur. » (II, 368.) La vérité est que
Bismarck a retiré les lois de combat, qu'il n'a pas faites, mais qu'il a laissé
faire assez maladroitement, quand il a eu la certitude que ses lois organiques
étaient acceptées par l'Église.
Il y a pourtant un point d'histoire que M. Goyau a mis en lumière avec une
clarté qu'on n'avait jamais atteinte : c'est l'usage que fit Bismarck du
Cuiturkampf dans sa politique extérieure. Une intervention fameuse de
Challemel-Lacour au Sénat, en décembre 1874, ouvrait à M. Goyau l'intel-
ligence de cette intrigue. Les mémoires de Gontaut-Biron, de Lefebvre de
Béhaine, de Hohenlohe lui permettaient d'en saisir mieux le fil. L'affaire
avait besoin d'être menée à grand renfort de polémiques de presse.
En sorte que la méthode de M. Goyau qui consiste à collectionner les
manifestations oratoires, les insultes impressionnantes et les ripostes incisives,
a pu ici le servir. M. Goyau a donc établi mieux qu'on ne l'avait fait
jusqu'ici que le Cuiturkampf est, avant tout, une manœuvre contre la
France. Bismarck après 1870 avait besoin, provisoirement, de passer pour
l'ennemi du catholicisme, pour que la France, par haine de Bismarck, se
jetât plus complètement dans les bras du parti ultramontain. Après quoi il
nouait la coalition européenne contre la France ultramontaine. L'Italie,
menacée la première par les visées qu'on prêtait à la France de rétablir le
pouvoir temporel, se rapprochait de l'Allemagne. Et si une nouvelle guerre
franco-allemande redevenait nécessaire, comme on le crut dès 1875,
l'Allemagne aurait pour elle la force croissante du sentiment libéral et
démocratique de l'Europe. Les primaires héroïques de l'émancipation
européenne, Garibaldi et Bjœrnstierne Bjœrnson, furent dupes de la
manœuvre et leurs manifestations anti-françaises d'alors ne sont pas pour
accroître le crédit de leur intelligence politique.
Tout historien impartial aurait compris, comme Challemel-Lacour, que le
peuple français, en donnant la victoire au parti républicain lors des élections
au Sénat et à la Chambre en 187e et 1877, prit littéralement une mesure de
défense nationale. La guerre était ajournée, sinon évitée; et, si elle éclatait,
ce ne pouvait plus être pour les mêmes prétextes. La France retrouvait la tra-
dition de la guerre défensive révolutionnaire, et elle avait pour elle les sym-
pathies de l'Europe libérale. Pour M. Goyau, la tradition française unique est
la tradition ultramontaine : il ne s'aperçoit pas que, plaidant pour elle, il
justifierait, après coup, la coalition bismarckienne qu'il dénonce. Il réédite,
Littérature =====================^========^^ 165
sans les contredire, les dires de Windthorst : « M. Gambetta est le fils
adoptif de la presse officieuse (allemande) » (II, 361) ; et la parole de
Spuller : « L'anticléricalisme, prenez-y garde, il est prussien. » (II, 362.) La
rencontre projetée de Gambetta et de Bismarck paraît, à ce compte, une
offre que Gambetta eût apportée « du concours de la France pour une
politique commune de l'Allemagne et de la France contre Rome. » (II, 363.)
Des politiciens amateurs, tels que Henckel von Donnersmarck, et des jour-
nalistes sans mandat, ont pu sans doute penser de la sorte. Mais les faits
parlent plus haut que l'interprétation des journalistes. Il n'est pas possible
de se méprendre plus complètement que n'a fait ici M. Goyau sur le sens des
faits qu'il avait mis lui-même en évidence. Ch. Andi.f.r.
COMPTES RENDUS
E. Dagen. — Le Père ~Billon dans sa ferme. — Paris, B. Grasset,
191 1, in-12, 305 p., 3 fr. 50.
Contes de terroir, scènes rustiques, romans ruraux même vont foison-
nant. Moissonner ou glaner dans ce champ serait-il donc facile ? Je ne sais,
mais le genre est naturellement inépuisable quand on y entre avec des yeux
sincères, une mémoire vierge ou résolument rafraîchie, un art probe, sans
affectation ni de poésie, ni de crudité, ni de stylisme. C'est le mérite de ce
volume, qui nous fait bonne mesure d'anecdotes de la terre dans une ferme
et un bourg du Roannais : cinq douzaines de courtes scènes, parfois simples
propos ou simples gestes, historiettes parfois, groupées avec aisance en une
sorte de biographie. Le tout fleure bon la vérité, l'observation directe, à
travers la netteté sobre, la verdeur saine et sans pruderie de la forme. Une
pointe d'humour, mais pas d'ironie ; de la bonté, mais pas d'apitoiement ;
quelques idées sur les rapports des champs et de la ville, sur les vertus et les
vices des paysans, mais pas de théories, pas même d'explications. Livre de
bonne foi et livre charmant.
Dans l'ensemble, la manière, avec quelque chose de plus uni, de moins
voulu, et toutes proportions gardées, fait penser au maître Jules Renard ,
mais pas un trait en particulier n'évoque, je pense, un trait déjà lu. Tout au
plus font tache quelques expressions justes qui ont trop servi : « coqs ver-
nissés », « joues rouges comme des pommes d'api », ou encore un lieu
commun sur le brouillard et le mysticisme lyonnais : c'est très peu de chose.
J. BURY.
F. Ramuz. — Aimé Pache, peintre vaudois. Roman. — Paris,
Fayard, s. d., in-12, 350 p., 3 ir. 50.
Rien de plus banal, et volontairement banal, que l'intrigue de ce roman.
Aimé Pache est le jeune « sujet » venu à Paris pour y apprendre son art, s'y
éprenant d'une femme, revenant au pays à la suite d'une rupture cruelle, et
y retrouvant, après le temps normal des regrets, le goût de la vie saine et
rustique. Ajoutons encore que, dans ce roman d'un peintre, il n'est presque
166 Revue critique des Livres nouveaux
pas question de peinture. On y chercherait en vain la trace des aspirations
et des théories esthétiques d'une époque telles que nous les révèlent
cTL'œuvre » de Zola ou « Le chef-d'œuvre inconnu » de Balzac ; la psycho-
logie même de l'artiste tient en trois pages, et encore paraît-elle tirée de la
correspondance de Fromentin. C'est que Ramuz préfère la nature à l'art, la vie
fruste, lente, végétative, aux combinaisons factices de la pensée. Il n'a pour-
tant rien d'un Rousseau, il ne ressemble à personne ; tout au plus compa-
rerait-on sa technique à celle de Ch. -Louis Philippe. Son roman est une
suite de descriptions exactes, minutieuses, des menus gestes, des attitudes
familières des hommes, ou bien encore des apparences, des reflets, du miroi-
tement des choses. Ramuz nous force à regarder vivre ses personnages len-
tement, au jour le jour, à les suivre dans leurs plus puériles occupations.
Telle Marianne tricotant dans la vieille maison : « Il y avait ainsi un sou-
venir et un regret dans le fil qui serpente et fait rouler le peloton au fond de
la corbeille, un souvenir dans le tintement des aiguilles, qu'à peine on entend,
mais on l'entend quand même, — comme on entend aussi le grésillement de
la lampe, tellement il y a de silence partout ». Il nous promène avec Pache,
son héros, en interminables flâneries par les champs et les prés « aux molles
pentes bigarrées », devant la montagne « assise dans sa robe bleue à gros
plis cassés de rochers ». De cette accumulation de petits faits, de descriptions
familières, de tableaux intimes, se dégage, par analogie avec notre façon
habituelle de sentir et d'observer, un sentiment intense et dramatique de la
vie. Ramuz est un des écrivains originaux de notre époque, un romancier
habile, mais d'une formule qui serait parfois lassante, s'il ne devait à sa patrie
vaudoise des qualités littéraires très spéciales. Il a eu comme son héros « le
bonheur de naître planté profond en terre comme un arbre avec ses racines »,
dans ce pays où les hommes cachent leur finesse sous une apparence de
lourdeur et de lenteur, et « où l'on parle la chère langue un peu traînante, un
peu chantante qui est encore du latin ». Son style est très savant, semé
d'archaïsmes, de petites phrases vieillottes ou enfantines ; sa psychologie
est aiguë, pleine de traits mordants sous une feinte bonhomie ; enfin, il tient
du milieu vaudois, et il laisse percer dans toutes ses œuvres cette ironie
latente toute voilée de candeur qui a déconcerté souvent la critique « Et
ils se moquent d'en dessous, étant moqueurs, mais n'osant pas le laisser
voir ». J. Lancret.
H. G. Wells. — The New Machiavelli. — Londres, John Lane,
191 1, 528 p., in-12, 7 fr. 50.
Ce livre de Wells a fait sensation et scandale. C'est un roman
puissant, hardi, riche d'idées ; mais inégal, traînant, alourdi par la masse des
faits, l'ampleur des problèmes qu'il soulève. Comme œuvre d'art ou étude de
mœurs, le Nouveau Machiavel ne fera pas oublier Kipps. Deux thèmes
principaux se croisent, et tissent, avec la trame du livre, la destinée du héros :
le thème politique d'abord, l'analyse large et forte des vices d'organisation
multiples qui font la médiocrité sociale et humaine de notre civilisation.
L'intelligence ordonnatrice de Wells trouve partout en Angleterre le gâchis
« muddle », dans la croissance amorphe des vastes cités industrielles et le
pullulement des foules grossières, dans le jeu brutal des forces économiques,
Littérature • ■ 167
dans la répartition des richesses, dans les idées, les sentiments et les habitudes
d'une société pharisaïque et timorée. A ce chaos pitoyable, un jeune politicien,
Remington, veut imposer l'ordre souple de la science ; il veut discipliner les
forces déréglées qui se combattent, et les orienter vers l'harmonie. Aban-
donnant le libéralisme, mal adapté aux solutions positives que la vie réclame,
c'est au conservatisme rajeuni, renouvelé, imprégné de socialisme, qu'il
demande d'affirmer par des initiatives courageuses la doctrine de la « cons-
truction » sociale ; entreprise généreuse à la fois et réaliste, dont le terme
lointain est la production d'une race plus heureuse, meilleure et plus saine.
— Mais au moment où il touche de la main le triomphe, le coup soudain
d'une fatalité intérieure le précipite ; parmi les problèmes du présent, il en
est un dont il a découvert trop tard la difficulté cruelle et pressante : c'est
celui des relations entre les sexes. Élevé selon les préjugés régnants, ignorant
de la femme, marié sans amour, il s'éprend d'une passion profonde pour une
compagne de son esprit comme de son cœur ; l'appel irrésistible des affinités
électives détruit son foyer ; et l'arrêt de l'opinion puritaine brise pour jamais
sa carrière le jour où la publicité de l'adultère l'oblige à la fuite. Exilé,
meurtri, il donne à son activité oisive, comme jadis Machiavel, l'aliment du
souvenir et des libres imaginations théoriques ; et c'est sur la figure sévère de
cette destinée douloureuse que Wells comme à dessein semble arrêter nos
yeux.
Mais quelle est au juste sa pensée ? La note pessimiste qui paraît la domi-
nante du livre en révèle-t-elle vraiment le timbre central et profond ? L'histoire
de Remington est-elle un nouvel exemple du conflit inévitable entre les con-
traintes anciennes et les libres inspirations morales ; ou nous ramène-t-elle à
la vieille sagesse qui s'attache aux devoirs certains, et craint d'arracher le
bonheur aux souffrances d'autrui ? La satire amère du parti libéral et du
radicalisme agissant, les portraits féroces, sous des noms déguisés, de Béatrice
et Sidney Webb, la critique de ce Fabianisme auquel Wells appartenait
naguère, indiquent-ils la marche secrète de son esprit vers le respect des
aristocraties et des élites ? C'est peut-être le défaut, peut-être le grand mérite
du livre, que ces questions restent sans réponse. Si la thèse qu'il soutient
n'est point simple ni claire, la complexité de ses tendances en répond mieux
à celle des choses ; et la sincérité, la force suggestive de ce roman pesant,
parfois gauchement écrit, en font une œuvre d'un haut et prenant intérêt. La
psychologie des caractères n'est ni assez vraisemblable ni assez fine pour que
l'ouvrage s'égale, littérairement, aux meilleurs de son espèce.
L. Cazamian.
Graça Aranha. — Chanoan. Traduit du portugais par Clément
Gazet. 2e édition. — Paris, Plon-Nourrit, 191 1, in-16, xi-344 p.,
3 fr. 50.
Ce livre, un des meilleurs de la jeune littérature brésilienne, est un
roman presque dépourvu d'intrigue, qui traduit avec art les impressions de
deux émigrants allemands, de condition supérieure, venus au Brésil comme
en une terre promise, pour y chercher moins la fortune que la paix morale à
laquelle aspire leur âme endolorie. C'est, de plus, un remarquable tableau de
la vie des colons germaniques, accaparant le commerce et l'agriculture, con-
168 Revue critique des Livres nouveaux
servant leur esprit, leurs habitudes, leur langue, formant au sein de la nation
une nation propre. C'est, en outre, une satire très mordante des mœurs
administratives brésiliennes, notamment de la conduite odieuse des juges et
de leurs acolytes qui, à la fois par rapacité et par esprit de vengeance, pres-
surent l'étranger envahisseur. Mais le livre de Graça Aranha est, par
dessus tout, une sorte de poème en prose, où les visions et les aperçus phi-
losophiques abondent, où les personnes et les choses ont, comme le titre,
des allures de symboles, où les principaux acteurs, — immigrés blonds et
roses, indigènes blancs, métis ou noirs, — sont moins des hommes que des
types représentatifs de systèmes, de doctrines, de races, où enfin le problème
troublant et complexe de l'avenir du Brésil, transformé par les apports con-
tinuels de l'émigration allemande, domine tous les développements, toutes
les digressions. En résumé, œuvre étrange, qui tour à tour déconcerte,
émeut et séduit. L. Barrau-Dihigo.
A. Moret. — Rois et Dieux d'Egypte. — Paris, A. Colin, 1911,
in-18, 318 p., 20 figures, 16 planches et 1 carte, 4 fr.
Le livre de M. Moret se lit avec plaisir et on y apprend beaucoup de
choses. L'auteur s'est déjà fait connaître par plusieurs articles de revues et
par des conférences comme un excellent vulgarisateur, qui sait mettre à la
portée du public les détails essentiels de la science égyptologique. Comme
son précédent volume, Au temps des Pharaons, dont il a été rendu compte
(Bull, des Bibl. popul., 1909, p. 118), celui-ci réunit des études antérieure-
ment parues. Elles sont écrites avec agrément et exposent avec clarté des
sujets d'érudition autrefois réservés aux spécialistes, l'histoire de la Reine
Hatshopitou, la révolution religieuse d'Aménophis iv, la Passion d'Osiris, les
Mystères d'Isis, etc. Nul n'aurait pensé, il y a trente ans, à traiter ces ques-
tions dans un ouvrage destiné au grand public. Mais l'Egypte est devenue,
comme l'était la Grèce, le point de mire des voyageurs et des collection-
neurs. La season d'hiver se fait au Caire ; tous les touristes des croisières ont
vu les Pyramides. Il en résulte un mouvement de curiosité qui, de plus en
plus, rend familières à tout homme instruit les antiquités de l'Egypte.
Le volume de M. Moret vient donc à point et je ne doute pas qu'il ne
prenne place dans la valise de beaucoup de ceux qui, cet hiver, émigreront
vers la vallée du Nil. Les voyageuses y liront avec intérêt la surprenante des-
tinée de cette femme qui réussit à être un Pharaon et à porter tous les
insignes d'un roi mâle, lointaine ancêtre des Catherine de Russie et des Elisa-
beth d'Angleterre. Les gens curieux des idées religieuses apprendront que
dans l'immuable et dévote Egypte il y eut des révolutions sacerdotales, des
hérésies et des guerres acharnées entre cultes différents ; ils liront aussi une
des plus belles pages que nous ait laissées la littérature orientale, l'hymne au
Soleil du roi Aménophis. Enfin ils comprendront tout ce que la Passion
d'Osiris contient déjà, en germe, d'idées chrétiennes et modernes. Je recom-
mande aussi aux archéologues le chapitre sur Homère et l'Egypte ; il est cer-
tain que M. Moret ne redoute pas ce qu'on a appelé « le mirage oriental » ;
il s'y plonge et y vit avec allégresse. Je n'ose pas dire qu'il ait tort, car il a
réuni là des faits et des rapprochements tout à fait curieux et dignes d'atten-
tion. E. Pottier.
Histoire == 169
E. Rigal. — De Jodelle à Molière, tragédie, comédie, tragi-
comédie. — Paris, Hachette, 191 1, in-16, 302 p., 3 fr. 50.
Il ne faut pas s'attendre à trouver ici, — et le sous-titre en avertit claire-
ment le lecteur, — une histoire de notre théâtre comique au xvie et au
xvne siècle. Les deux noms que rapproche M. Rigal marquent seulement les
dates extrêmes entre lesquelles il a choisi les sujets de ses études ; et, des
huit articles qui le composent, le premier et le dernier sont consacrés à
Molière, mais, dans les plus nombreux et les plus importants, c'est de la tra-
gédie qu'il est question. M. Rigal reprend par un autre biais la question con-
troversée des représentations tragiques au xvie siècle : par un examen minu-
tieux des indications scéniques que fournit le texte des principaux auteurs,
il s'efforce de prouver que, jouées ou non, leurs pièces n'avaient pas été faites
pour l'être. Il précise le rôle de Corneille dans l'évolution de notre tragédie ;
il l'estime, comme de juste, considérable ; mais il montre finement ce qu'il
V a eu de flottant dans la conception du poète, et dans quelle mesure il a
obéi aux circonstances. Cette tragédie idéaliste, dont le Cid est le brillant
essai et Polycu.de le type achevé, doit son existence aux théories étroites du
xvie siècle sur la vraisemblance dramatique, et, si Corneille a eu l'honneur
de la réaliser, son goût, conforme à celui de son temps, le portait de préfé-
rence vers la tragi-comédie, à laquelle il est bientôt revenu, mais en y por-
tant cet air de grandeur dont il avait pris l'habitude dans la tragédie pure.
La méthode historique, que M. Rigal applique depuis longtemps aux études
littéraires avec autant de tact que de savoir, éclaire d'un jour plus sûr
l'œuvre de nos grands écrivains, mais elle ne diminue pas leur génie : en
reliant plus étroitement Corneille ou Molière à leurs devanciers et à leurs
contemporains, le critique ne fait que mieux éclater la supériorité indivi-
duelle, force d'imagination ou sens profond de la vie, grâce à laquelle, en
définitive, ils ont été ce qu'ils sont. E. Estève.
E. Bourgeois. — La diplomatie secrète au xvme siècle, ses débuts :
I. Le Secret du Régent et la politique de l'abbé Dubois (triple et quadruple
alliances) (1716-1718) ; II. Le Secret des Farnèse ; Philippe V et la poli-
tique d'Alberoni; III. Le Secret de Dubois, cardinal et premier ministre.
— Paris, A. Colin, [1909-19 10], 3 vol. in-8, xxxvi-384, iv-398,
448 p., 30 fr.
La diplomatie secrète, celle dont l'action s'exerce en dehors et à l'insu
de la diplomatie officielle, quelquefois contre elle, apparaît en Europe
bien avant Louis XV et le « Secret du Roi » dont le duc de Broglie a fait
connaître l'histoire (1878). Il faut, pour en trouver le point de départ, remon-
ter jusqu'aux traités d'Utrecht ;qui, par la proclamation du principe d'équi-
libre, l'enregistrement solennel de la renonciation de Philippe V au trône de
France et de la reconnaissance de la succession protestante en Angleterre,
apportent à l'Europe un droit public nouveau. Les intérêts dynastiques sont
subordonnés aux aspirations et à la volonté des peuples, et ceux qui veulent
les servir doivent suivre les voies secrètes de la corruption et de l'intrigue.
Déjà M. Bourgeois avait esquissé à grands traits cette histoire dans son
170 Revue critique des Livres nouveaux
Manuel historique de politique étrangère (tome I, ch. xiv) aujourd'hui clas-
sique. Une étude approfondie de la politique étrangère de l'abbé Dubois,
entreprise en 1887 sur l'invitation de l'Académie des Sciences morales, et
qui a valu à M. Bourgeois, sur un rapport fortement motivé et très élo-
gieux d'Albert Sorel, le prix du Budget, lui a permis de nous donner le
tableau complet des combinaisons politiques dans les premières années du
xvine siècle.
Ses recherches méthodiques dans les Archives des Affaires étrangères, où
il n'a négligé aucun fonds, dans les Archives de Naples et de Vienne, lui ont
livré le mot de tous les secrets qui agissent alors sur la politique européenne.
C'est d'abord le « Secret du Régent » (tome Ier) qui veut obtenir de l'Eu-
rope, contre Philippe V représentant du droit divin, la confirmation de ses
droits au trône de France occupé par un enfant débile dont on peut escomp-
ter la succession. La mission secrète de Dubois à la Haye et à Hanovre, son
début dans la diplomatie après son voyage en quelque sorte d'apprentissage
à Londres avec Tallard, obtient le résultat cherché et amène la signature des
traités de Hanovre, de la Haye et de Londres. Mais, auprès de Philippe V,
les tentatives du Régent pour l'amener à son point de vue échouent ; et les
ambitions secrètes des Farnèse (tome II), qui veulent s'affranchir du joug
impérial, plus encore que les prétentions du roi d'Espagne (les recherches
de M. Bourgeois réduisent la conspiration de Cellamare à ses justes propor-
tions) entraînent le gouvernement espagnol dans une guerre contre la Qua-
druple Alliance qui, presqu'au lendemain de la coalition de 1701, dresse
armés les uns contre les autres les anciens compagnons d'armes d'Almanza.
Il faut toute la vivacité et la souplesse d'esprit de Dubois, devenu secrétaire
d'État aux Affaires étrangères (t. III), son inlassable activité pour effacer dans
l'opinion les mauvais effets de cette guerre et amener, sans exciter les suscep-
tibilités de ses alliés, le rapprochement avec l'Espagne dont le traité de
Madrid et les mariages espagnols sont l'éclatante manifestation. Les droits du
Régent à la succession au trône de France sont reconnus par le prince même
qui aurait pu avec quelque fondement les contester. C'est le triomphe de la
politique inspirée par Dubois. Quel en a été le prix ? Les contemporains ont
pu sur ce point être trompés. Mais M. Bourgeois a vu toutes les pièces du
procès et c'est en toute assurance qu'il peut conclure : le succès du Régent et
de Dubois a été obtenu par l'abandon de la politique maritime et coloniale
du pays ; c'est la France qui l'a payé de son effacement dans le monde nou-
veau. Si les études de Chéruel, d'Aubertin, de Wiesener ont lavé la figure
du fameux abbé des marques sanglantes qu'y avait imprimées la passion
de Saint-Simon, celles de M. Bourgeois laissent peser sur sa mémoire la
lourde faute d'avoir rabaissé au rôle de sénateur du duc d'Orléans la
dignité de ministre du pays. M.-R. Bernard.
E. Faguet. — Vie de Rousseau. — Paris, Société française d'impri-
merie et de librairie, s. d., in-12, 417 p., 3 fr. 50.
C'est un beau livre, et dont les beautés ont le rare mérite d'être opportunes.
Nous avons de Rousseau bien des biographies ; mais elles datent déjà et
ignorent les recherches récentes ; la polémique ou les discussions s'y mêlent
et par elles les faits se masquent derrière les doctrines. M. Faguet s'est
Histoire = * ' '
soigneusement informé ; tout ce qu'il y a d'important et de sûr dans les
diligences des « Rousseauistes » a été lu, pesé, ajusté.
Surtout tout a été mis dans une lumière qui a l'allégresse d'un beau jour.
La vie de Rousseau n'est pas simple ; ses passions de persécuté ont enchaîné
à d'obscures « affaires » des polémiques inextricables. Les allégations, récu-
sations, justifications, documents sincères ou truqués ont mêlé tout autour
de ses aventures le plus déconcertant écheveau qui puisse désespérer les
critiques. Heureusement, M. Faguet est la clarté même. Son récit est un
prestige. Dans ces paysages où s'attardaient des eaux troubles, c'est une eau
limpide qui coule où ne se reflètent que des choses claires et des lignes
précises.
Cette limpidité est celle même de la justice. M. Faguet a voué sa vie au
plaisir de lire et de discuter ; la célébrité l'a payé en monnaie trébuchante ;
mais il y a conquis des joies plus hautes. A vivre les vies changeantes,
misérables ou glorieuses, de ceux qui confièrent aux Lettres quelque chose
de leur âme, on apprend sans doute les sérénités qui sont indulgentes parce
qu'elles savent les poids inégaux des destins. M. Faguet a su parler de Jean-
Jacques avec une justice clairvoyante et pitoyable. Il a dit ses erreurs, ses
crimes et sa folie ; il a dit aussi ses remords, ses ardeurs sincères et la lente
ascension de cette vie qui a lutté contre elle-même et qui expia.
Ce n'est pas dire que le livre impose toujours l'assentiment. M. Faguet
raconte et il juge ; il se propose aussi d'expliquer ; ces aventures qui semblent
renier toute logique et toute raison ont pourtant dans le tempérament même
de Rousseau et dans la logique mystérieuse des passions leurs raisons
profondes. M. Faguet les a poursuivies avec la pénétration et le lucide bon
sens qu'on lui connaît. Nul doute qu'il ait touché juste le plus souvent et
qu'il ait dénoué avec aisance ce que les polémiques avaient fait mystérieux.
Il nous a persuadé presque toujours, comme il séduira. Mais il convient
qu'on discute : c'est la marque que le livre est profond ; il fait penser.
D. MORNET.
R. Schneider. — Quatremère de Quincy et son intervention dans les
arts (1788-1830). — Paris, Hachette, 191 1, in-8, xvi-442 p., 10 fr.
Quatremère de Quincy a laissé une réputation si rébarbative et si antipa-
thique qu'il fallait un véritable courage pour entreprendre l'étude de sa vie,
et M. Schneider a eu d'autant plus de mérite à le faire que les deux livres
délicats sur VOmbrie et sur Rome, par lesquels il s'était fait connaître,
témoignaient plus d'ingéniosité et de sensibilité que de goût pour l'érudition.
Il a, d'ailleurs, été récompensé de son effort ; car il a fait un livre solide,
intéressant et utile. Il n'a pas cherché à atténuer les répugnances provoquées
par son héros. Quatremère de Quincy s'est donné, toute sa vie, la mission
de régenter l'art; il a été tyrannique toutes les fois qu'il l'a pu, et il amis
son autorité au service des doctrines les plus étroites, féru d'une esthétique
idéalo-antiquc en dehors de laquelle il n'admettait rien. Mais ce doctrinaire
étroit était un érudit original ; il a été mêlé par sa longue existence à la
Révolution, à l'Empire, à la Restauration et à la monarchie de Juillet ; et sa
biographie, mouvementée surtout pendant la période révolutionnaire, les
entreprises auxquelles il a participé, les travaux qu'il a dirigés, son interven-
172 ■ ■ . Revue critique des Livres nouveaux
tion dans les luttes d'idées et auprès des artistes, amènent M. Schneider à
aborder toute une série de questions du plus haut intérêt. Ceux qu'occupe
l'histoire de Paris apprendront que Quatremère de Quincy fut, par quelques
côtés, le précurseur d'Haussmann et verront la part importante qu'il prit à
la conservation et au transfert de la fontaine des Innocents, à l'achèvement
du Panthéon, au dégagement des Thermes de Julien. Quatremère a été
l'adversaire acharné d'Alexandre Lenoir, et a contribué plus que personne à
la dispersion du Musée des monuments français ; mais il a coloré sa haine
du moyen âge de considérations fort remarquables sur la destinée des œuvres
d'art. Après avoir travaillé avec David à la destruction de l'ancienne
Académie de Peinture, il a, à partir de la Restauration, défendu avec âpreté
les privilèges de l'Académie des Beaux-Arts dont il était le secrétaire perpétuel
et essayé de maintenir la discipline dans les Salons, à l'École des Beaux-
Arts et à l'Ecole de Rome. Mais son autorité et ses colères ont été vaines
contre le Romantisme et l'on ne voit pas qu'il ait retardé la décadence des
formules à la fortune desquelles il s'était associé. Dans une dernière partie
de son livre, M. Schneider a essayé de reconstituer les rapports individuels
de Quatremère avec les artistes, ses contemporains. Ces rapports sont tels
qu'on les pouvait imaginer : par la nature tranchante de son caractère,
Quatremère n'a eu d'amitié que pour les artistes qui partageaient ses
doctrines. En somme, Quatremère de Quincy, théoricien de la réaction
antique contre le dix-huitième siècle, a contribué au triomphe intolérant de
l'art qu'illustrèrent David, Canova, Percier et Fontaine, mais cet art se serait
certainement développé sans lui, et il n'a pu en prolonger la vitalité.
Accompagné d'une bonne bibliographie, appuyé sur une documentation
copieuse, parfois même surabondante, l'ouvrage de M. Schneider est,
désormais, indispensable à tous ceux qui étudient l'histoire des idées
esthétiques et de l'art, à l'aurore de la période contemporaine.
L. ROSENTHAL.
G. de Greef. — Introduction à la Sociologie. — Paris, Marcel
Rivière, 191 1, 2 vol. in-8, 231 et 445 p., 12 fr.
La réimpression de cet ouvrage considérable, paru il y a vingt-cinq ans,
ne contient rien de nouveau que la préface de cette seconde édition.
L'auteur y détermine avec précision et loyauté en quoi il se rapproche, en
quoi il diffère des trois hommes qu'il proclame et salue comme ses maîtres,
Quételet, Auguste Comte et Herbert Spencer. Il définit ainsi sa propre place
dans l'école sociologique.
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici les traits essentiels de sa
doctrine.
Avant tout, c'est un acte de foi dans l'existence d'une science sociale et la
démonstration qu'elle se fait lentement. Elle part de ce principe que toutes
nos connaissances sont relatives et de ce fait primordial que tout, autour de
nous et en nous, est mouvement. Elle considère les phénomènes sociaux
comme étant à la fois matériels, biologiques et psychologiques, et réconcilie
ainsi les théoriciens qui ne leur ont reconnu qu'un seul de ces caractères.
Puis elle aboutit à une classification de ces phénomènes, qui est une des
parties capitales de l'œuvre.
Philosophie — 173
Ils sont ainsi rangés (t. I, p. 211) en sept groupes par ordre de généra-
lité décroissante, de complexité et de spécialité croissantes : phénomènes
économiques, génésiques (famille, mariage, etc.), artistiques, relatifs aux
croyances, moraux, juridiques, politiques.
Ces groupes se subdivisent eux-mêmes en sous-groupes naturels. Je prends
un seul exemple ; je choisis ceux qui sont historiquement et logiquement
antérieurs aux autres et qui par conséquent peuvent exister sans eux, tandis
que les autres les contiennent et en dépendent dans une large mesure : les
phénomènes économiques.
Ils comprennent la circulation, la consommation, la production. La
première nommée précède dans le temps les deux autres et les domine : ici
M. de Greef se sépare de Karl Marx qui a mis en première ligne la production.
La production à son tour peut être industrielle ou agricole. Suivant
M. de Greef, l'industrie, contrairement à une opinion qui fut longtemps
régnante, se développe avant l'agriculture, qui exige plus de connaissances
chimiques et physiologiques.
Cette classification, dont ce que je viens de dire suffit à donner une idée,
entraine des conséquences graves qui sont indiquées dans le second volume,
où il est traité de la structure et du fonctionnement des sociétés humaines.
Elle peut et doit conduire, dans l'enseignement, à une hiérarchie, à une
sériation rationnelle des branches de connaissances qui, par leur réunion,
composent la science sociale. Elle doit, dans la politique, substituer à
l'empirisme une méthode positive ; elle avertit, par exemple, que toute
modification dans le système de la circulation se répercute, non seulement
sur la production, mais sur les croyances, la morale, le droit ; elle invite
donc à agir d'abord sur ce système. Non seulement elle apprend que la
transformation du régime économique doit s'accomplir avant celle du régime
juridique ; mais elle explique pourquoi l'agriculture a fait moins de progrès
que l'industrie, pourquoi aussi elle est plus près d'une métamorphose dans
les pays industriels que dans les autres.
Il faudrait beaucoup d'espace pour discuter ou simplement pour exposer
toutes les conclusions auxquelles M. de Greef est parvenu par une patiente et
sagace observation des réalités. Nous ne pouvons ici qu'en indiquer l'esprit
général, en rendant hommage à la belle ténacité des recherches auxquelles le
penseur belge a consacré sa vie et à la haute valeur des résultats qu'il a
obtenus. G. Renard.
J. Segond. — La Prière. — Paris, Alcan, 191 1, in-8, 364 p.,
7 fr- 50
L'étude si consciencieuse, solide et circonspecte de M. Segond trouvera
sa place naturelle «à côté de celles que la psychologie religieuse a déjà ins-
pirées, dans ces dernières années, à W. James et à M. Delacroix : elle pro-
cède de la même méthode, très exactement définie dans une introduction
qui est, à notre goût, la partie la plus intéressante du livre. 11 ne s'agit pour
M. Segond d'expliquer les états d'âme religieux ni par leurs conditions phy-
siologiques, ni par leurs conditions sociales ; pas davantage par la réalité-
transcendante de leurs objets ; à vrai dire même, il ne s'agit d'explication
d'aucune sorte : mais, les prenant tels qu'ils se présentent à ceux qui les
174 Revue critique des Livres nouveaux
éprouvent, empruntant aux sujets eux-mêmes leurs expressions et leurs
témoignages, mettant bout à bout les formules de Sainte Thérèse, ou de
Mme Guyon, ou de la bienheureuse Marguerite-Marie, ou encore de Pascal,
de Maine de Biran, d'Amiel, voire de Marc-Aurèle, il s'agit d'en composer
une sorte de « description » de la prière, description aussi impersonnelle
qu'il se peut d'états les plus personnels qui soient : par ce biais, l'étude reste
exclusivement psychologique, tout objective par sa méthode, essentiellement
subjective par sa matière.
Nous n'objecterons pas à M. Segond, comme on l'a beaucoup fait, de négli-
ger ainsi les formes les plus simples, les plus communes de la prière, celles des
sauvages ou des humbles, et spécialement la prière de demande : on est tou-
jours libre de délimiter son sujet comme on l'entend, et ce n'est que de la
« prière mystique » que l'auteur a entendu traiter, bien qu'évidemment, il eût
mieux fait de le dire dans son titre même. Mais par là même, se mettant de
prime abord en présence des formes les plus hautes et les plus complexes de
la prière, il se privait de toutes les lumières qu'eût pu lui fournir peut-être
une méthode génétique. Aussi bien, sans contester le moins du monde la légi-
timité du point de vue spécifiquement psychologique où M. Segond a voulu
se tenir, on peut se demander s'il ne le définit pas avec trop de réserve et de
timidité. Car, considérer la psychologie comme une discipline autonome et
irréductible à toute autre, ce n'est peut-être pas nécessairement lui refuser
tout droit à analyser et à critiquer, la condamner à accepter tels quels tous
les témoignages qu'elle recueille. Nul ne niera, j'imagine, que rien n'est plus
difficile que de réaliser une « expérience directe », dégagée de toute « inter-
prétation ». Si les reconstructions de l'ancien atomisme associationiste
étaient arbitraires, la psychologie n'a-t-elle d'autre moyen de les éviter que
de 'ne plus rien expliquer du tout? Ce n'est qu'au terme d'une laborieuse
décomposition de notions que M. Bergson croit trouver au fond de son
creuset les « données immédiates ». Or, la méthode de nos modernes psy-
chologues aboutit à reproduire exactement, sans aller au delà sur aucun point,
les descriptions des états mystiques qu'ils trouvent chez leurs « témoins », si
bien que leurs études n'ajoutent rien d'essentiel à l'idée que n'importe quel
lecteur aurait pu se faire de ees états avant même de les lire : par exemple,
ici, que la prière suppose d'abord silence et recueillement, puis impression
de dénuement individuel et aspiration ; puis sentiment d'une présence et
abandon confiant à cette présence ; soliloque et colloque mystiques ; fusion
de celui qui demande et de celui qui accorde ; identification mystique de
l'être qui prie, de ceux pour qui l'on prie, de celui que l'on prie ; et enfin
non pas tant croyance à l'efficacité matérielle et extérieure de la prière,
qu'expérience directe de son efficacité intime, en tant qu'elle réalise cette
identification même. — A chacun de ces éléments de la prière, M. Segond
consacre un chapitre ; mais chacun de ces chapitres ne nous apprend guère
plus que ce que le titre en énonçait à l'avance : à moins qu'il ne s'agisse seule-
ment d'établir, à force de témoignages, la réalité même des états étudiés :
réalité que nul aujourd'hui ne conteste, je crois. Nous n'avons donc aucune
objection de principe à opposer au livre de M. Segond, si sérieux et si sûr
d'ailleurs, pas plus qu'à la méthode de notre psychologie religieuse en
général, — sinon la maigreur de ses résultats : une science qui n'est ni réduc-
trice, ni constructive, ni explicative, est-elle encore une science ? Et, ne
voulût-elle que préparer des matériaux à un dogmatisme apologétique futur,
Sciences ■ 175
encore faudrait-il qu'elle eût au moins établi négativement, en l'essayant,
l'impossibilité de réduire les états qu'elle accepte comme immédiats et indé-
composables. D. Parodi.
E. de Cyon. — L Oreille, organe d'orientation dans le temps et
dans l'espace (Bibl. scient, internat.). — Paris, F. Alcan, 191 1, in-8,
298 p., 45 fig. et 3 pi., 6 fr.
Cet ouvrage est dédié à P. Flourens, le physiologiste français qui fit le
premier vers le milieu du xixe siècle de Y expérimental ion directe sur le rôle
des canaux semi-circulaires du labyrinthe de l'oreille : « la section des canaux
semi-circulaires provoque des mouvements forcés des animaux dans la direction
correspondant au plan de chaque canal opéré. » Les trois canaux, ajoute
M. E. de Cyon, étant situés dans trois plans perpendiculaires l'un à l'autre,
les mouvements des animaux, dominés par eux, s'accomplissent forcément
dans les trois directions cardinales de l'espace !
M. de Cyon a fait des recherches personnelles et des expériences variées
sur le sujet avec des pigeons et des grenouilles ; sur ces bases expérimen-
tales, il a édifié la théorie du sens de l'espace dont l'exposé est assez con-
densé (p. 1-42) ; complétée par des expériences de rotation sur l'homme et
différents animaux, l'explication ingénieuse de Purkinge sur le vertige prend
corps ; et pour M. de Cyon, il est inutile, comme le veulent tant de philo-
sophes et de physiologistes, d'imaginer un sens spécial pour les sensations
de rotation ou pour la production du vertige (p. 43-81).
Ces préliminaires préparent l'exposé de la théorie du sens de l'espace
que soutient l'auteur. Il existerait dans le labyrinthe de l'oreille deux organes
des sens bien déterminés : « le sens géométrique et le sens arithmétique ;
deux sens auxquels nous devons, d'une part, la faculté de nous orienter dans
l'espace et le temps, et, d'autre part, l'origine de nos concepts de l'espace,
du temps et du nombre. » Sur la question physiologique se greffe donc une
question fondamentale pour la philosophie et les mathématiques, l'expli-
cation de l'origine de nos connaissances géométriques et arithmétiques.
Flourens, M. de Cyon et la plupart des physiologistes s'accordent pour
attribuer aux canaux semi-circulaires un rôle dominant dans les actes d'orien-
tation ; mais le point de vue philosophique est plus discutable et plus discuté.
L'ouvrage de M. de Cyon, où l'on trouve la description de nombreuses
expériences bien faites, des observations ingénieuses ou peu connues, n'est
pas un ouvrage de pure physiologie, et on peut le regretter, car, limité à cet
objet, il serait clair, facile à lire, et d'un intérêt constant. On est aussi un peu
surpris de trouver à chaque chapitre (au nombre de cinq) une introduction,
mais rarement une conclusion précise, à moins de donner comme telle la
suivante, qui sera au moins discutée : « Nous sommes autorisés à localiser
un des deux facteurs qui interviennent dans la formation de notre concept
du temps, notamment la direction (avant et derrière), dans le canal sagittal, et le
deuxième, le nombre (lorsqu'il s'agit de la durée et du rythme de durée), dans le
limaçon. Les hauteurs des sons nous fournissent la notion des nombres. » (Ch. IV,
p. 185). L. Blaringhem.
176 Revue critique des Livres nouveaux
E. Lambling. — Précis de ^biochimie. — Paris, Masson, 191 1,
in- 12, xxm-600 pages, 8 fr.
L'ouvrage de M. Lambling fait partie d'une « collection de précis médi-
caux » qui comprend déjà une vingtaine de volumes. Si la biochimie com-
porte l'étude de toutes les réactions qui accompagnent la vie, il est naturel
qu'un livre médical s'intéresse presque exclusivement à la chimie humaine ;
de tous les actes de la vie, le plus amplement étudié, dans le précis de
M. Lambling, est la nutrition: étude et classification des aliments, étude des
agents, diastases, sucs digestifs, microorganismes, qui agissent chimiquement
sur ces aliments ; transformations successives subies par l'aliment au cours
de sa traversée du corps humain : tous les côtés du sujet sont étudiés avec
une abondance de détails qui ne nuit en rien à la clarté de l'ensemble et avec
une sûreté de critique qui maintient l'esprit du lecteur dans les voies droites
de la vraie science.
M. Lambling ne se contente pas d'étudier la série des transformations
chimiques qui accompagnent la vie ; il complète très justement son pro-
gramme en établissant le bilan des énergies ; ce complément biophysique de
l'ouvrage est essentiel et infiniment instructif ; la précision acquise derniè-
rement dans la calorimétrie de l'être vivant a permis de suivre de très-près
les transformations d'énergie qui accompagnent les principaux actes vitaux.
Dans un livre destiné aux étudiants en médecine, l'étude de l'individu
normal et sain doit être complétée par celle du malade ; ainsi chaque maladie
doit être caractérisée par son processus biochimique. Mais si la biochimie
est une science difficile et encore peu avancée en ce qui concerne l'état de
santé, elle est à l'état embryonnaire pour l'étude des maladies. Il est possible
cependant d'indiquer comment la chimie vitale se modifie dans certains états
pathologiques, comme l'albuminurie, le diabète, l'état goutteux, la tuber-
culose. Toutes ces questions, et bien d'autres, sont traitées dans ce livre
avec une compétence et une maîtrise que les étudiants apprécieront ; je parle
de l'élite des étudiants laborieux qui ne cherchent pas à obtenir, avec le
minimum d'effort, un métier et un gagne-pain, mais qui veulent raisonner
tout ce qui peut l'être en médecine, et qui aspirent à devenir des maîtres à
leur tour. L. Houllevigue.
LIVRES ANNONCES SOMMAIREMENT.
LITTÉRATURE.
Duclos. Histoire de Madame de Selve. — Paris, Bernard Grasset, 191 1, in- 18, 2 fr.
— Y avait-il un intérêt à détacher des galantes Confessions du comte de *** la ver-
tueuse et sentimentale Histoire de Madame de Selve ? Nous ne le croyons pas. A sa
place, elle sert à illustrer cette idée que Duclos a exprimée plus tard dans ses
Mémoires sur les mœurs : « Le siècle ne deviendra pas meilleur... mais il chan-
gera du moins, ne fût-ce que par l'ennui et le dégoût de l'indécence... On récla-
mera la vertu jusqu'à un certain point pour l'intérêt du plaisir. » C'était ainsi
comme une contribution à l'histoire amoureuse du xvme siècle. Isolée, l'aven-
ture de Madame de Selve perd de sa signification et de sa portée. N'importe, cela
se laisse et même se fait lire, car Duclos, homme d'esprit, observateur sagace,
Livres annoncés sommairement . . - „ . . 177
n'est pas un écrivain sans talent. Dans la Notice que M. Emile Henriot a mise en
tête de cette réimpression, il montre un goût très vif pour son auteur et fait voir
qu'il l'a bien lu. M. P.
Edgar Poe. Les Lunettes, et plusieurs autres contes, traduits pour la première fois par
Georges Clerbois. — Paris, Sansot, 191 1, in-16, 3 fr. — Cinq contes: Les
Lunettes; Le Rendez-vous ; Le Sphinx; Trois Dimanches dans une semaine ;
La Caisse oblongue. Il est certain qu'on a bien fait de mettre à la disposition du
public français ces contes peu connus d'Edgar Poe, afin- de compléter la collec-
tion. Mais il ne faut pas se dissimuler qu'ils sont tout à fait de second ordre. 11
est douteux qu'ils puissent changer quoi que ce soit à l'opinion de quiconque sur
le grand poète américain. Quant à l'intérêt qu'ils présentent en eux-mêmes, il
est assez mince. A. Cassagxe.
J. Weyssenhof. Vie et opinions de Sigismond Podfilipski. (Traduit du polonais par
Paul Cazin). — Paris, Pion, s. d., in-12, 3 fr. 50. — C'est un livre curieux, que
cette biographie anecdotique d'un arriviste typique. M. Weyssenhof suppose que
son héros est sorti d'une classe plutôt modeste de la société polonaise, et que, par
son savoir faire et son intelligence, que ne troublent pas des scrupules exagérés,
il s'est élevé peu à peu jusqu'à la grande richesse et à la considération. — Ce qui
n'intéresse pas moins que les aventures du personnage principal, ce son* quelques
types masculins et féminins rencontrés chemin faisant, et qui peignent à mer-
veille certains côtés de la société polonaise : le monde des affaires surtout et celui
du plaisir. On trouve également un fin tableau du « monde » de Varsovie, avec
son amour des histoires vraies ou fausses colportées de salon en salon. Certes,
ce n'est pas là toute la société de Varsovie ; mais on n'en lira pas moins avec
intérêt les histoires si instructives de M. Sigismond. J. Legras.
M. Botjchor. La Maison du Peuple, scène dramatique. — Paris, librairie de l'Huma-
nité, 191 1, in-12, o fr. 75. — La foi généreuse de Maurice Bouchor continue à
faire l'éducation du peuple par l'art lyrique et dramatique, un art d'allure noble
et familière, qu'il peut comprendre et qui l'élève en lui parlant de lui, de son
passé, de ses espoirs. Cette fois ce n'est rien de moins qu'une vue générale de
l'histoire des classes populaires, une conférence, si l'on veut, mais dramatisée,
touchante, éloquente sans emphase. — Les pupilles d'une Maison du Peuple,
garçons et filles, enfermés par mégarde sur la scène, après une répétition, s'y
installent pour passer la nuit. Devant les dormeurs se présentent successivement
quatre apparitions, quatre adolescents d'autrefois : un esclave antique, un serf,
un volontaire de la Révolution, un fédéré victime des Versaillais, « tous enfants
de la même douleur », qui de loin ont aspiré à l'affranchissement futur du peuple.
Eux disparus, un chant d'espoir et de promesse, sorte d' Internationale moins âpre,
est exécuté par les pupilles : la Cathédrale des Temps Nouveaux. Tout cela, fan-
tastique, éducatif, familier, est-ce du « vrai théâtre » ? C'est vibrant, c'est beau,
c'est bien approprié à sa destination : la représentation par et pour des groupes
populaires, en vue de laquelle Bouchor multiplie, avec une bonne grâce char-
mante, de minutieuses et précieuses indications. J. Bury.
F. Maury. Sonnets à la Femme. — Paris, B. Grasset, 191 1, in-12, 3 fr. 50. —
Douze livres, 428 pages de sonnets et toute la Femme : les vieilles strophes de
Vigny à Éva, les vers de Hugo sur la petite enfant qui sera une mère, et parfois
le souffle et l'émotion chaude d'Angellier, sans parler de Beaudelaire, c'est beau-
coup et c'est un éloge que l'auteur nous fasse penser à tous ceux-là. Malheureu-
sement trop nombreuses sont les défaillances de la forme, les obscurités, les
longueurs qui bourrent le sonnet, bâti sur le mode parnassien. Mais il y a de
belles images sobres, des vers bien frappés, de la franchise malgré parfois quelques
mièvreries. On lira avec intérêt, je crois, certains sonnets rudes et presque
brutaux sur l'épouse et la mère ; ailleurs, on déplorera parfois des banalités mal
renouvelées. J. M.
178 Revue critique des Livres nouveaux
HISTOIRE.
G. Hanotaux. La fleur des histoires françaises. — Paris, Hachette, 191 1, 3 fr. 50. —
Avez-vous vu, à la devanture de certaines confiseries populaires, ces appareils qui
étirent la pâte de guimauve à grands coups de bielle onctueux ? On y pense
après avoir lu cette philosophie de l'histoire de France, où l'auteur a malaxé de
son mieux, avec les grâces dont il dispose, banalités et fadeurs, « pour les enfants
du peuple français, sur le point de devenir des citoyens ». On pense aussi que
J. Michelet, dont les œuvres ont servi naguère à fabriquer des produits ana-
logues, était tout de même un autre homme. L'excuse de M. Hanotaux est
apparemment le goût du public pour les sucreries : un autre membre de
l'Académie française, M. Bazin, a publié avec succès Douce France...; celui-ci
nous offre « une promenade nonchalante aux jardins fleuris de notre France tant
jolie (1) ». Il serait sans doute difficile de faire comprendre à ceux qu'enchantent
de si belles choses que ce n'est pas sur ce ton-là qu'il faut parler de la France et
de son rôle dans le monde. M. Pol.
Titien. L'œuvre du Maître en 284 reproductions. (Nouvelle collection des classiques de
l'art). — Paris, Hachette, 191 1, in-8, 12 fr. — Ce très beau livre, qui nous
offre l'œuvre presque entière du Titien, comprend : i° ane biographie histo-
rique et artistique (non signée) du Titien ; on y pourra joindre pour plus de ren-
seignements le récent Titien de M. Lafenestre (Hachette, 1910, in-12, 3 fr. 50);
2° l'œuvre, divisée en deux parties : les œuvres authentiques (p. 1-203), ^es
œuvres douteuses ou apocryphes et œuvres d'atelier (p. 205-243), et présentée
dans l'ordre chronologique; 30 des éclaircissements, les tables de l'œuvre par dates,
par collections et propriétaires, par nature de sujets. On ne saurait trop louer la
sûre méthode qui a dicté le plan de l'ouvrage, et qui en fait un instrument éga-
lement recommandable de travail et de plaisir. Les reproductions sont admirable-
ment venues, avec une netteté et une douceur de tons rares ; l'ouvrage appartient
à la même collection que le Fra Angelico récemment signalé par M. Berteaux.
H. Mandeure.
A. Chuqtjet. Lettres de 1792. Lettres de IJ93. Lettres de 181}. Lettres de 181 j. —
Paris, H. Champion, 4 vol. in-8, à 3 fr. 50. — Ces 4 vol. font partie d'une
Collection intitulée « Bibliothèque inédite de la Révolution et de l'Empire » qui
contiendra « surtout des lettres et de courts mémoires sur les événements et les
personnages de la Révolution et de l'Empire ». — L'idée de publier, non seu-
lement pour les érudits, mais pour le public (car la Collection s'annonce comme
devant être « aussi intéressante qu'instructive »), des lettres écrites sous l'impres-
sion directe des événements, pour les principales années de la Révolution et de
l'Empire, n'est pas mauvaise. On se figure volontiers qu'il doit s'être conservé,
de ce temps là, dans les familles, beaucoup de lettres privées, de personnages
obscurs, dont les plus savoureuses mériteraient, maintenant, d'être publiées. Mais
les volumes compilés jusqu'ici par M. Chuquet sont loin d'être ce que l'on pouvait
espérer a priori qu'ils fussent. Peu de pièces vraiment « intéressantes » ; beau-
coup de documents fades ou insignifiants, dont plusieurs ne sont même pas des
« lettres ». Les notices qui les précèdent ont été rédigées très vite ; l'indication
des sources est insuffisante au point de rendre impossible le contrôle des trans-
criptions de l'éditeur. Il y a des traces de hâte et de quoi justifier le soupçon de
remplissage. M. Pol.
Ch. Sainte-Foi. Souvenirs de Jeunesse (1828- 183 5). Lamennais et son école. Le
mouvement catholique en France et en Allemagne, après la révolution de 1830.
Introduction et notes par C. Latreille. — Perrin, 191 1, in-8, 5 fr. — Le fait
que ces souvenirs d'Éloi Jourdain, connu sous le pseudonyme de Sainte-Foi,
(1) Les trois mots soulignés par l'auteur sont l'épigraphe du volume.
Livres annoncés sommairement - 179
aient été présentés par M. Latreille, est déjà une garantie. C'est un livre précieux
pour les Mennaisiens ; et par conséquent, pour tous les esprits qu'intéresse le
mouvement des idées dans la première moitié du xixe siècle, c'est un document
d'une très grande importance. Lamennais n'y est ni flatté, ni dénigré. Les pages
sur la vie à La Chesnaie sont des plus intéressantes, et ce qu'on savait déjà de
ce Port-Roval breton ne dispense pas de les lire. La vie de l'école Mennaisienne
est décrite ici du dedans ; sur l'abbé Gerbet, l'abbé Jean de Lamennais, Eugène
et Léon Bore. Elie de Kertanguy, sur les maîtres de Malestroit et la congrégation
de Saint-Pierre, le livre abonde en renseignements. — D'Allemagne, où il voit
Schelling, Humboldt, Schleiermacher, etc., où il étudie le clergé bavarois, Éloi
Jourdain passe en Autriche, et on a la surprise d'une visite à Charles X. Des
observations sur les ordres religieux, puis des anecdotes sur la vie populaire à
Vienne. Tout cela un peu engoncé, mais rempli de choses. C'est tout à fait un
livre à lire. J. Merlant.
A. Gayot. Une ancienne muscadine : Fortunée Hamelin. Lettres inédites (1839-185 1). —
Paris, E. Paul, 191 1, in-8, 5 fr. — ■ Les lettres que publie M. Gayot ont été
adressées par Mme Hamelin à un jeune ami diplomate qui n'est pas nommé. Ces
lettres sont amusantes, « le premier polisson de France » qu'était Mme Hamelin
n'étant point encore tombée dans la dévotion. Mme Hamelin s'y révèle fidèle au
bonapartisme, très dure pour les Orléans, pour Thiers, ce « lâche Pasquin »,
pour bien d'autres encore qu'elle égratigne d'une patte agile, bonne aussi, en
particulier à l'égard de ce Montrond, son ancien amant, agent comme elle de la
police impériale, que Talleyrand appelait « l'Enfant Jésus de l'Enfer », et qui
mourut chez elle en 1843. ^ était fatal <3ue M. Faguet mit une préface à ce
volume : la préface est d'ailleurs vide ; l'introduction de M. Gayot précise
les principales circonstances de la vie de Mme Hamelin. G. Bourgix.
SOCIOLOGIE.
L. Ripault. Par delà les Frontières (Libres propos). — Paris, H. Jouve, s. d., in-12, 3 fr.
— L'auteur pense que le peuple français reste trop étranger à sa politique étrangère.
Il parait, lui, l'avoir suivie d'assez près. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait dans
son livre des révélations sensationnelles : à leur défaut, une lecture intelligente
de notre presse, et faite dans un esprit d'extrême modération, sans chauvinisme
ni « internationalisme ». Ce livre fait partie d'une « Collection du Foyer » : il
est écrit, semble-t-il, pour un public qui lit peu de journaux et pas de revues.
Une étude sur l'arbitrage international en forme le dernier chapitre. Il m'a
semblé intéressant. J. Morel.
V. Cambon. La France au travail. Lyon, Saint-Étienne, Grenoble, Dijon. — Paris,
Pierre Roger, 191 1, in-8, 20 phot., 4 fr. — Étude de l'activité économique, et
presque exclusivement de l'activité industrielle de la partie de la France qu'on
peut appeler la région lyonnaise. Le livre a de la verve; il en a même çà et là un
peu trop ; on peut en juger par le sommaire du chapitre XVIII, ainsi conçu :
« Services publics. Nos bonnes routes françaises. Le style d'un sous-préfet. Du
7 kilomètres à l'heure. Des poissons en révolte contre le règlement », etc. Les
pages sur la psychologie de M. Victor Augagneur, « venu trop tard dans un
siècle trop vieux «paraissent, elles aussi, un peu risquées. Graves défauts : l'auteur
ignore l'activité agricole du Sud-Est, ou n'y fait que de discrètes allusions ; il
connaît peu les questions de trafic, se bornant au couplet obligatoire sur la navi-
gation du Rhône. Il ne s'occupe vraiment que de l'industrie : encore devrait-il
consacrer plus de trois lignes à la ganterie grenobloise, si importante pour la ville
et dont l'étude est particulièrement attachante. Ces réserves faites, il faut dire que
certains chapitres sont utiles, convenablement renseignés, et qu'on peut recom-
mander leur lecture aux personnes désireuses d'avoir une idée des industries
lyonnaises et stéphanoises, de la métallurgie en Saône-et-Loire, et du
développement actuel de la houille blanche. R. Blanchard.
180 =========================== Revue critique des Livres nouveaux
GÉOGRAPHIE.
M. de Périgny. Les Cinq Républiques de V Amérique centrale. — Paris, Pierre Roger
(Collection " les Pays modernes "), 191 1, in-8, 4 fr. — Livre d'un homme qui a
vu, mais qui n'est pas géographe, et qui par suite ne peut expliquer ce qu'il a vu
qu'en fonction des hommes, ce qui est insuffisant. L'ouvrage débute par une
" Situation générale ", où il est surtout question de l'abdication de la France
dans ces contrées ; sans transition on passe à l'histoire du pays, avec une
brusquerie qui fait croire qu'on a sauté des pages. Vient une étude minutieuse de
la situation économique de chaque Etat ; c'est une enquête qui renseigne avec
abondance et précision sur l'aspect des villes, les services publics, les cultures et
industries, les moyens de communication, enfin l'état des finances ; et quoique
rien ne soit envisagé d'une façon géographique, ces détails ne laisseront pas
d'être fort utiles à une étude géographique du pays. A noter également le ton,
agréable par sa simplicité ; M. de Périgny n'a pas la prétention, si fréquente chez
les vovageurs qui reviennent de loin, d'avoir découvert l'Amérique. En résumé,
utile recueil de renseignements. R. Blanchard.
PHILOSOPHIE ET SCIENCES.
Ed. Claparède. Psychologie de l'enfant et pédagogie expérimentale. — Genève, Kùndig,
191 1, in-18, sans indication de prix. — Ce livre trace le programme de la
« pédagogie nouvelle » ; il en marque l'esprit et les tendances, en pose « les pro-
blèmes », en expose « les méthodes ». Il a donc une portée générale ; il est le
manifeste d'une école, l'expression d'une doctrine. Il aborde aussi et traite deux
questions spéciales : celles « du développement mental » et « de la fatigue intel-
lectuelle », dont la première est particulièrement propre à mettre en lumière le
point de vue de l'auteur, « la prise en considération de la croissance (ou évolu-
tion) qui caractérise » le problème capital de l'éducation, « le problème gcnético-
fonctionnel ». Ainsi se trouvent joints l'exemple au précepte, l'application à la
théorie. Un tel livre, par l'abondance des détails positifs et précis, échappe à
l'analyse. Disons que l'auteur est peut-être trop hostile aux vues générales, qu'il
confond avec les notions vagues. C'est une vue théorique pourtant, voire même
une considération finaliste, qui lui inspire le meilleur chapitre de son livre : « A
quoi sert l'enfance ? » Il n'est que juste aussi de reconnaître que la pédagogie
expérimentale, destinée à renouveler en détail toutes les questions, est encore
hors d'état de résoudre toutes celles dont les nécessités pratiques exigent la solu-
tion immédiate, et qu'elle offre l'image d'un atelier de construction, dans lequel
on ne voit pas se dresser ni même se dessiner encore le monument à venir.
Mais M. Claparède montre bien que le chaos laborieux et fécond de la pédagogie
nouvelle vaut mieux que l'état de stagnation de la pédagogie ancienne ou tradi-
tionnelle. L. Dugas.
Dr P. Lassablière. Annuaire et Guide pratique d'Hygiène. — Paris, Jouve, 191 1,
in-8, 2 fr. 50. — C'est un recueil de documents et de renseignements générale-
ment bien choisis et où les inutilités sont rares. On y trouve la plupart des
lois et règlements d'hygiène de ces dernières années, de longues listes d'établis-
sements de retraite, d'assistance aux petits malades, d'œuvres de colonies sco-
laires, etc., et il sera facile d'y corriger quelques fautes d'impression et quelques
inexactitudes de détail. Sans doute encore, ''auteur ne semble pas très heureux
dans ses plaidoyers contre les causes de la dépopulation, parmi lesquelles il oublie
d'ailleurs de compter l'accroissement des charges budgétaires. Mais ce sont là cri-
tiques de détail qui ne vont pas contre son but. Il a voulu fournir un agenda
pratique à ceux qui s'occupent des questions d'hygiène sous toutes leurs formes,
et son livre, tel qu'il nous l'a donné, est un bon répertoire. Dr J. Philippe.
Imp. F. Paillart, Abbeville. Le Gérant : Éd. Cornély.
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VI" Année, n' 10. (deuxième série) i5 Décembre 1911
L'AUTOBIOGRAPHIE DE STANLEY
H. M. Stanley. — Autobiographie. Publiée par sa femme Doro-
thy Stanley. Traduite par Georges Feuilloy. — Paris, Plon-Nourrit
et C'e, 1911, 2 vol. in- 16, xii-302 p. et 414 p., 3 portraits et une
carte. Chaque volume, 3 fr. 50.
Stanley vieilli, désabusé de la politique après une courte apparition à la
Chambre des Communes, s'était mis à écrire l'histoire de sa vie. Il n'a pu
achever son œuvre. Seul le premier de ces deux volumes a été rédigé entiè-
rement par lui ; sa femme a composé le deuxième à l'aide de ses notes, de
ses lettres, des carnets où il notait au jour le jour ses observations et ses
réflexions. Elle en donne des extraits étendus, rattachés seulement par de
courtes notices. L'édition française contient en outre des souvenirs inédits de
H. W. Cook qui accompagna Stanley en Asie-Mineure en 1865. L'œuvre est
tout à fait intéressante.
On ne connaissait guère Stanley que par ses récits de voyages. De sa
jeunesse, de ses débuts, avant la grande notoriété que lui assura son premier
voyage en Afrique à la recherche de Livingstone, on ne savait à peu près
rien. Sa physionomie ne se dégageait pas très nette de ses récits d'aven-
tures. Cette autobiographie nous révèle des côtés ignorés de son caractère,
un Stanley plus humain que celui de la légende, une âme tendre sous un
masque d'indifférence ou de rudesse. Son enfance fut lamentable. Il ne
connut pas son père, mort peu de temps après sa naissance. Abandonné
par sa mère qui n'eut jamais pour lui la moindre affection, par des parents
à qui il était à charge, il fut élevé dans un workhouse du pays de Galles où
la discipline était féroce. Il s'en évada à l'âge de treize ans pour commencer
une vie d'aventures parfois extraordinaires. Après un court séjour chez
des parents besogneux où il se rend utile comme il peut, il part comme
mousse pour l'Amérique. Le capitaine avait un moyen très simple de com-
pléter économiquement son équipage. Il traitait si durement les nouveaux
venus qu'ils désertaient à la première escale, sans réclamer leur solde.
C'est ainsi que Stanley débarqua sans la moindre ressource à la Nouvelle-
Orléans. Le hasard l'y mit en présence de l'excellent homme qui devait
l'adopter plus tard et lui donner son nom de Stanley. Il lui dut de trouver
un emploi, puis de compléter son éducation. Mais son protecteur mourut
en 1861 le laissant de nouveau désemparé. La guerre de Sécession avait
éclaté. Comme tous les jeunes gens de l'Arkansas où il se trouvait alors,
182 Revue critique des Livres nouveaux
petit commis dans un comptoir d'approvisionnements, Stanley s'enrôla dans
l'armée du Sud. Les pages où il raconte sa vie au milieu des planteurs et la
campagne à laquelle il prit part sont parmi les plus saisissantes du livre. Il y a
là des tableaux d'une sobriété et d'une précision de détails qui sont d'un
maître écrivain. Stanley fut toute sa vie un grand observateur, et c'est ce qui
donne tant de saveur à ses récits. Fait prisonnier à la bataille de Shiloh, il est
emmené au camp de Douglas, près de Chicago, où il endure les pires souf-
frances. Il faillit mourir des fièvres qu'il y contracta et fut longtemps à s'en
remettre. Là s'arrête le premier volume et la rédaction achevée par Stanley.
Mais l'intérêt du second ne faiblit pas.
Rentré en Angleterre, il est accueilli avec une telle indifférence par sa
mère et ses autres parents qu'il retourne en Amérique, sert comme matelot
dans la marine marchande, puis dans la marine de guerre, avec un emploi
de secrétaire. L'occasion lui fut ainsi offerte d'assister à l'attaque du fort Fis-
cher, dans la Caroline du Nord, par les troupes fédérales ; il en adressa le
récit à un journal et c'est ainsi qu'il devint correspondant, occasionnel
d'abord, régulier ensuite. Sa vie dès lors est un perpétuel voyage. Il va dans
l'Ouest, suivre les expéditions contre les Indiens, puis en Abvssinie, pendant
la campagne des Anglais contre Théodoros. Il s'}* révèle reporter aussi
infatigable qu'ingénieux, marchant avec les troupes et trouvant le moyen
de faire parvenir le premier au New-York Herald la nouvelle de la défaite
de Théodoros, avant même que le gouvernement anglais en soit informé.
Ce coup de maître assure sa fortune. Après de nouvelles randonnées en
Espagne, pendant la guerre carliste, puis en Egypte, en Palestine, dans
le Caucase, en Perse, il gagne Zanzibar et c'est alors qu'il entreprend, pour
le New-York Herald, d'aller à la recherche de Livingstone. Sa vie d'explo-
rateur était commencée. Il en a raconté dans différents ouvrages les phases
successives ; mais on trouvera plus d'abandon, plus d'émotion aussi, dans
les extraits de son journal ou dans les pages inédites comme celles où
il a voulu dire toute son admiration pour Livingstone. Il souffrit cruelle-
ment, quand il revint, de voir douter de sa véracité. Il a souffert plus
cruellement, plus tard, de l'indifférence et de l'aveuglement de ses conci-
toyens. Son rêve eût été de donner à l'Angleterre ce bassin du Congo que
Livingstone et lui avaient découvert. Il n'accepta que comme pis-aller la
mission d'aller organiser l'État indépendant ; mais une fois à l'œuvre, il s'y
dévoua tout entier. Il fut dur pour les autres, comme il était dur à lui-
même. Il parlait et agissait en soldat, car ce fut un véritable type de soldat.
Il n'hésita pas, quand il le fallait, à recourir à des moyens énergiques ; il ne
fut jamais cruel. Il s'indignait qu'on l'ait accusé d'avoir sacrifié des enfants.
Quand il marchait au secours d'Emin-pacha qui devait si peu le payer de ses
peines, un jour, au sortir de la forêt, la colonne pénétra dans un pays de
cannibales. Quarante négrillons étaient nés depuis le départ de l'expédition.
Les mères, affolées, vinrent toutes, la nuit tombée, les déposer autour de
la tente du grand chef, certaines que jamais il ne laisserait manger leurs
petits, et c'est ainsi que Stanley se réveilla au milieu des vagissements de
toute cette nursery. On pourrait cueillir dans ce livre nombre d'anecdotes
aussi amusantes.
Il plaça toujours très haut son idéal moral qu'il ne sépara jamais de la
religion, d'une religion toute pénétrée elle-même de moralité. « La loi,
écrit-il dans ses notes, ne suffit pas par elle-même à l'humanité. Elle a pour
L'autobiographie de Stanley — 183
but de protéger les citoyens des attaques et de punir les coupables : la reli-
gion, elle, enseigne les rapports équitables entre hommes, le désintéressement,
le sacrifice, la vertu, les bons procédés, l'amour du prochain, la compassion,
la bonté, la patience, la longanimité, le courage, l'indifférence hautaine à la
mort par l'effet de l'exaltation spirituelle. »
Ses dernières années furent celles d'un sage. Certes il ne pardonna jamais
à ses adversaires de n'avoir pas compris la grandeur de son œuvre, ni rendu
justice à ses efforts. Parti de très bas, il se jugeait, sans fausse modestie, à sa
valeur. Mais il avait trop couru le monde pour n'avoir pas perdu ses plus
belles illusions de jeunesse. « Celui qui amène du changement, disait-il, doit
se préparer à subir de l'opposition ; une volonté ferme est vouée à la haine.
Toutefois il ne faut pas pour cela sacrifier son but. » Il s'éteignit doucement,
le 9 mai 1904, et sa dépouille ne fut pas admise à reposer, comme il l'avait
souhaité, auprès de celle de Livingstone, dans l'abbaye de Westminster.
La traduction de M. Georges Feuilloy a été faite avec autant d'habileté que
de conscience. L'ouvrage est accompagné d'une carte de l'Afrique centrale et
de trois beaux portraits de Stanley à différentes époques de sa carrière.
L. Gallois.
COMPTES RENDUS
A. Fogazzaro. — Leila. Traduit de l'italien par Hérelle. —
Paris, Hachette, 191 1, in-18, 376 p., 3 fr. 50.
Osons dire que ce roman ne vaut pas la série du Petit Monde d'autrefois,
du Petit Monde d'aujourd'hui et de // Santo ; mais c'est encore un très beau
livre. Comment une âme close de jeune fille, liée au souvenir d'un fiancé
mort, pleine d'énergies morales, un peu gâtée parles tristes expériences de la
vie, « un paradis clos un peu obscurci par l'ombre épaisse d'un trop grand
arbre de la science du bien et du mal », — comment cette âme peu à peu se
délie, s'ouvre, s'épanche, accueille l'amour de l'ami de son fiancé, voilà le
fond romanesque de l'œuvre. Et Fogazzaro l'a traité de telle sorte qu'il
nous semble que Leila, d'abord crispée par la souffrance et l'orgueil, en
s'épanouissant n'est pas infidèle, et qu'elle ne déchoit pas en recommençant à
vivre, selon l'idéal que lui a laissé le disparu. Celui qui doit être l'époux est
un disciple, fervent et tourmenté, du Saint ; son orgueil, à lui aussi, l'élève
secrètement au-dessus des laideurs qu'il a rencontrées en agissant ; il a le
dégoût de toutes les plèbes, de la cléricale et de la moderniste; sa délicatesse
le destine à toutes les persécutions. Il s'échappe du monde, des conversations
prétentieuses, des entreprises de charlatanisme, des salles de conférences et
des coteries qui feraient volontiers de lui leur premier sujet ; et il s'en va
vivre en poète et en apôtre obscur, médecin de campagne. C'est dans cette
retraite que Leila, d'abord dédaigneuse et troublée, brisant le cercle tragique
d'orgueil et de souffrance où elle a failli mourir, viendra lui avouer son
amour. —Et celle qui empêche ces deux êtres de se méconnaître, c'est donna
Fedele, une de ces femmes comme seul a su les peindre Fogazzaro, silen-
cieuse et passionnée, gardant en elle un amour dont elle ne fera qu'une seule
fois la confidence, quand elle sera près de mourir et qu'elle pourra accom-
184 Revue critique des Livres nouveaux
plir une œuvre de réconfort et de pitié en livrant le secret de sa vie à une
âme qui hésite à vivre ; — amour qui fut le désespoir, puis, épuré par la notion
du sacrifice chrétien, le charme sombre et la noblesse de sa vie. — Des
paysages d'une poésie délicieusement grave, des élans spirituels, de l'ardeur
et de la tendresse, de la gaieté, du comique, et jamais de vulgarité, — on
retrouvera dans Leila toutes les qualités de cet idéaliste si curieux de réalité
qu'était Fogazzaro. A la fin, il est revenu sur la conception qu'il avait voulu
incarner en Benedetto, le Saint. J. Merlant.
Stephen Crâne. — La Conquête du Courage. Traduit de l'anglais
par Francis Vielé-GrifEn et Henri D. Davray. — Paris, Mercure de
France, 191 1, in-12, 267 p., 3 fr. 50.
La traduction du livre de Stephen Crâne vient à son heure. Pour nous qui
vivons dans une longue paix et qui cherchons constamment les moyens de la
rendre encore plus longue en augmentant la puissance de notre défense
nationale, il est toujours extrêmement précieux de recueillir des impressions
de guerre vécues, afin d'en tirer des enseignements. Or ces impressions d'un
Anglo-Saxon corroborent justement celles que de nombreux penseurs ont
subies dans le combat et qu'ils ont analysées.
Tolstoï, Ardant du Picq, Stephen Crâne et tant d'autres s'accordent à
reconnaître que les caractères permanents de la psychologie individuelle et
collective se retrouvent toujours au combat et y acquièrent une prédomi-
nance telle que les influences raciales ou les facteurs techniques n'ont plus
qu'une valeur secondaire. Il faut en déduire que,, pour donner à une armée
une puissance effective, ce sont les forces morales qu'il importe le plus de
développer harmonieusement, dans l'individu et dans la collectivité, par une
application constante de ces forces à tous les faits de la vie usuelle qui cons-
titue le combat le plus varié et souvent le plus angoissant. La préparation la
plus élevée au courage, si proche de la lâcheté, ainsi que l'éprouve « le jeune
homme » de Stephen Crâne, se fera donc bien mieux en raisonnant toutes les
actions journalières qu'en évoquant des héroïsmes mystiques ou des actes
inexplicables en apparence. « La subtile solidarité de la bataille » s'impose au
héros de Crâne comme l'une des conditions permanentes et essentielles de
toute lutte d'ensemble où individu et collectivité, soldat et armée, sont un
seul et même terme ayant des expressions multiples liées d'une façon im-
muable. De même la terreur instinctive que ressent tout homme en présence de
dangers imprévus et surtout inconnus donne à « ce jeune homme » l'impres-
sion bien nette, au moment où il tourne le dos à la bataille, que « la mort qui
menaçait de l'atteindre entre les épaules paraissait plus terrible que la mort
sur le point de le frapper entre les deux yeux ». Plus tard les fortunes diverses
de la bataille conduisent le combattant, harassé et presque découragé, à juger
sévèrement des chefs qu'il ne connaît même pas et dont il ignore les disposi-
tions; puis, lorsque l'un d'eux paraît, s'explique et exalte le courage des uns
tandis qu'il châtie la pusillanimité des autres, tout change et notre homme
est « frappé d'un immense étonnement. Il découvre que les distances, à les
comparer avec ses perceptions pendant le combat, étaient minimes et ridi-
cules,.... il s'étonne du nombre des émotions et des événements qui avaient
pu s'accumuler en si peu de temps sur un si petit espace. Des pensées de
Littérature ■ 185
pygmée avaient dû exagérer et agrandir toutes choses, se disait-il. »
En un mot, tout dans ce livre est mouvement et analyse en vue de pro-
voquer les manifestations les plus élevées de la vie. Sa belle tenue littéraire
que la traduction conserve presque entièrement le place sûrement sur le
même plan que la Guerre et la Paix de Tolstoï auquel on l'a très justement
comparé.
A notre époque il est d'une importance capitale que chacun s'intéresse
aux choses de la guerre où il jouera un rôle certain, puisque la guerre ne se
fera plus qu'au moyen de l'organisation méthodique de l'insurrection natio-
nale. C'est pourquoi il faut considérer la Conquête du Courage comme la
seconde pièce d'une trilogie puissante que tout citoyen doit lire et qui
serait formée par les oeuvres de Tolstoï, d'Ardant du Picq et de Crâne. Cette
trilogie définit admirablement l'homme moderne dont la destinée inéluctable
est de prendre part à la défense de la société qui l'a adopté ; elle indique, en
outre, les facteurs essentiels du succès dans la lutte pour la vie et pour le
progrès ; ce sont les facteurs mêmes que tout combattant doit mettre en
œuvre sur le champ de bataille. Tolstoï expose la conscience de soi-même
et des devoirs essentiels, Crâne fixe la psychologie de l'individu au combat,
Ardant du Picq réunit dans la psychologie de la foule et la solidarité du
champ de bataille toutes les forces morales et intellectuelles qui permettent
à l'homme de défendre son honneur et sa liberté. Capitaine Mirvalle.
A. Angellier. — Dans la lumière antique. Les scènes. — Paris,
Hachette, 191 1, in-16, 181 p., 3 fr. 50.
Même inachevé — et sans doute il le fût resté toujours — le vaste temple
aux multiples colonnades élevé dans la lumière antique par Auguste Angellier
à la gloire de la vie se dresse imposant et harmonieux (1). Voici un triple
fronton, prêt à être dévoilé quand l'artiste mourut, trois poèmes de coupe
dramatique, qui, par la variété du ton et de l'inspiration, synthétisent assez
bien la richesse des recueils antérieurs. Le Banquet che\ Clinias est plus
objectif et impersonnel. Plus fidèlement que Lamartine lePhédon, Angellier y
a suivi et commenté, dans un cadre de sa création, l'Apologie de Socrale. Le
Secret de l'opale est une fable symbolique d'une originalité frappante et
pourtant limpide et naturelle. Les tourments de la recherche de l'absolu,
opposés à l'action, à l'amour, aux réalités de la seule vie saisissable à nos
prises, la vie superficielle, c'est le thème philosophique : mais la scène est
pleine, en outre, de couleur, d'émotion, d'une éblouissante fécondité verbale.
V Amant de Lais retrace la déchéance et le désespoir d'un misérable, chassé,
après sa ruine, par « l'incomparable, inoubliable amante ». Ballotté des
regrets jaloux et des espoirs insensés aux velléités de relèvement et à l'effroi
des chutes et des corruptions dernières, il finit par se pendre avec la ceinture
qu'il dénoua jadis. La décomposition du vouloir par la volupté inexpiable
fournit le thème moral ; mais quel éclat de verve, quelle truculence même,
quelle saveur de comique dans cette série de prières aux divinités peu secou-
rables et dans l'évocation du cynique Diogène, le répugnant rival du
(1) Dans la lumière antique, cinq parties : les Dialogues d'Amour; les Dialogues civiques
les Épisodes (i™ et 2° parties) ; les Scènes (cf. Revue, 1910, p. 27).
186 1 Revue critique des Livres nouveaux
malheureux ! Angellier fut, dans un degré égal, un penseur et un virtuose,
ou plutôt un ouvrier probe qui joue la difficulté et souvent en triomphe pour
ne rien laisser inexprimé d'une pensée inquiète, minutieuse, subtile, à
laquelle il tient. Aux plus viriles qualités d'un Sully-Prudhomme il associe une
ampleur hugotique (au meilleur, et parfois au mauvais sens de cette épithète),
une abondance luxuriante et précise de formules et aussi d'images. La sobriété
est dans chaque vers, ferme et plein, heurté quelquefois : la prodigalité dans
la fécondité inlassable de certaines analyses (le regard de Socrate, le chatoie-
ment de l'opale, etc.), dans la prolongation de telles phrases poétiques qu'on
croyait achevées, sens et rythme. Mais que de pages sobres autant que péné-
trantes et brillantes ! Quelle souplesse, quelle variété de dons prématurément
anéantis ! J. Bury.
H. Lemonnier. — L'Art français au temps de Louis XIV
(1661-1690). — Paris, Hachette, 191 1, in-18, 354 p., avec 35 gravures
hors texte, 3 fr. 50.
Cet ouvrage, très intéressant, qui est la suite attendue d'un livre devenu
classique du même auteur sur Y Art français au temps de Richelieu et de Manda-
rin, n'a pas la prétention, dans son format restreint, de contenir une histoire
complète de l'art français au temps de Louis XIV. C'est, ainsi que l'explique
M. Lemonnier dans sa Préface, 'une vue d'ensemble sur la peinture, la sculp-
ture et l'architecture, « qu'il y a tant d'intérêt à rapprocher, pour retrouver
et suivre les grandes directions de la pensée artistique d'un temps. »
Le volume est divisé en trois parties.
Dans la première, sous le titre Les Hommes, M. Lemonnier étudie l'in-
fluence de la « triple autorité » du Roi, de Colbert et de Lebrun, puis il
présente les principaux peintres, sculpteurs et architectes.
La seconde partie est consacrée à l'étude de La Doctrine. M. Lemonnier
expose le rôle des académies et le développement de l'esprit d'autorité, il
montre quels sont les maîtres et les modèles réputés, il analyse les théories
esthétiques.
Dans la troisième partie, l'auteur étudie Les Œuvres et met en relief les
tendances générales qui s'y manifestent.
L'art français au temps de Louis XIV est « avant tout somptueux,
brillant, décoratif », il a perdu le caractère grave et austère que lui avait
donné Poussin, il a emprunté aux mœurs, aux sentiments et même à la litté-
rature de l'époque quelque chose d'enjoué, « un air de plaisir en même
temps que d'apothéose. » Il nous apparaît beaucoup moins solennel et sérieux
qu'autrefois, plus libre, moins dogmatique qu'on l'avait cru jusqu'ici, et,
sous cette forme, il nous dispose à le goûter davantage. J. Locquin.
E. Lebègue. — Thouret, 1746-1794. — Paris, Alcan, 191 1, in-8,
320 p., 7 francs.
Ce livre consacré au célèbre Constituant est fort bien fait, très bien docu-
menté, sobrement écrit. C'est un vrai livre d'histoire. Faut-il dire cependant
qu'il laisse quelque déception ? On serait très désireux de mieux connaître le
député de Rouen. Thouret, Buzot, les Lindet, ne sont-ce point là les
Histoire ================================ 187
Normands qui ont joué un rôle dans les assemblées révolutionnaires ? Or,
après qu'on a lu le livre de M. Lebègue, on ne voit pas se dessiner la
physionomie du Constituant ; son ambition, ses conceptions politiques, son
talent d'avocat ou d'orateur, tout nous échappe. Serait-ce la faute du modèle
qui était un homme trop sage pour avoir une physionomie bien tranchée, ou
ceci s'expliquc-t-il par l'absence de documents permettant de faire revivre
Thouret, tels que les lettres de Thomas Lindet qui ressuscitent tout entier
avec ses opinions, sa verve, son coup d'œil profond, l'évoque constitutionnel
d'Évreux? Les pages les plus intéressantes du livre de M. Lebègue, qui a le
mérite d'être court, sont celles qui sont relatives aux origines de Thouret, né
à Pont-1'Évêque, étudiant en droit à Caen, avocat à Rouen. On le suit à l'As-
semblée provinciale de Haute-Normandie, à la Commission intermédiaire ; il
joue un rôle considérable dans les élections de 1789 et l'on sait quel fut l'effet
de sa célèbre brochure sur les cahiers. Il est tout à fait en vue aux États Géné-
raux, et ici l'intérêt diminue, précisément, parce que, comme le dit l'auteur,
on ne peut raconter tous les débats de la Constituante, retracer toute l'œuvre
de la Révolution à propos d'un homme, fût-ce Thouret ; et c'est là le grand
inconvénient des biographies de ce genre, si réel que soir le mérite du livre
de M. Lebègue. H. P.
Ch. Andler. — Les Origines du socialisme d'État en Allemagne.
2e édition augmentée d'une préface et d'un appendice bibliographique.
— Paris, Alcan, 1911, in-8, vii-505 p., 7 francs.
M. Andler réédite, telle qu'il l'a publiée en 1897, cette ce suite de
monographies d'idées » qui fut sa thèse. Dans la préface de la 2e édition il
constate avec fierté que les travaux parus depuis le sien sur le même sujet
(il les énumère dans un appendice bibliographique) ne l'obligeraient pas
aujourd'hui à modifier ses interprétations. Il s'étonne seulement qu'on ait
quelquefois présenté son livre comme une monographie de Rodbertus.
Rodbertus est sans doute le plus complet des auteurs étudiés par M. Andler ;
il répond seul à toutes les questions — principes du droit, nature du besoin
social, organisation de la répartition, théorie des crises, etc., — qu'il
importait de distinguer pour comprendre la genèse du socialisme d'Etat.
Mais, dans la pensée même de Rodbertus, M. Andler voulait avant tout
montrer l'aboutissant d'un mouvement d'idées collectif : Rodbertus, comme
Lassalle, comme Marx sans doute, appartient à cette lignée de rationalistes
qui ont essayé d'approfondir la raison par l'histoire, et de recommencer, en
tenant un plus grand compte des faits, la synthèse hégélienne désagrégée
par les successeurs de Hegel. Analyser des « rythmes mentaux » de ce
genre, ce serait la meilleure manière de retracer l'histoire de la civilisation
intellectuelle en Allemagne au xixe siècle : M. Andler espère le tenter
quelque jour.
En attendant il avertit qu'il s'était mépris du moins sur la valeur sociale
des doctrines qu'il exposait : elles sont démocratiques bien plutôt que social-
listes. La démocratie, qu'elle commence par les institutions politiques ou
par les institutions économiques, est « la défense égalitaire de la condition
des individus ». « Le socialisme est un essai de reconstruction totale de la
société avec des éléments moralement régénérés, par une transformation du
188 ii ■ = Revue critique des Livres nouveaux
droit et par l'utilisation la meilleure des moyens de production que la science
et la technique mettent à notre disposition... ; il se préoccupe des destinées
du corps social tout entier. »
Ainsi M. Andler à son tour, mais en un sens qui parait nouveau, en
vient à opposer socialisme et démocratie. L'opposition semble supposer
chez lui une certaine conception sociologique de la civilisation qui reste
obscure et dont il faut souhaiter en effet qu'elle s'explicite. C. Bouglé.
Souvenirs sur Guy de Maupassant, par François, son valet de
chambre. — Paris, Plon-Nourrit, 191 1, in-12, 314 p., 3 fr. 50.
C'est un livre séduisant : il est plein de choses sans intérêt. J'entends
qu'il inspire confiance. Ce sont bien les souvenirs de « François », et non —
comme il advint trop souvent — les fantaisies d'un auteur à gages qui
remanie, enjolive et ment. D'ailleurs si ce livre a l'habit d'un laquais il n'en a
pas l'âme. Il est écrit avec une réserve et une dignité méritoires et fort inju-
rieuses pour nos curiosités coutumières. Il y eut des femmes dans la vie de
Maupassant : il y eut même, comme le dit François, des « vampires ».
D'elles il n'y a rien dans ce livre que des silhouettes imprécises et qui passent
vite. C'est une belle et juste piété.
On ne trouvera rien dans ces Souvenirs qui nous révèle un Maupassant
inconnu ; nous savions qu'il fut sensuel et qu'il aima toutes les joies violentes
de la vie ; nous savions qu'il eut une âme inquiète et tourmentée, mais qui
fut bonne, généreuse et riche en tendresses profondes. Nous savions aussi
qu'il aima la vie rustique, la mer puissante et consolatrice, et l'art des hommes
innombrable et profond. Pourtant on rencontrera au cours de ces pages
bon nombre de précisions littéraires : les milieux où les meilleures œuvres
furent composées ; les horizons qui les inspirèrent ; des desseins que la
volonté de Maupassant, les caprices de la vie ou la mort arrêtèrent ; des
propos d'amis de lettres, Dumas, Taine, Zola, etc.. On glanera enfin toutes
sortes d'anecdotes pittoresques, mélancoliques ou bouffonnes. « Dix jours à
la Guillette sans une farce ! » dit François quelque part. Et François conte
quelques farces et divertissements truculents où Maupassant révèle son âme
d'étudiant impénitent.
Au total, c'est une excellente illustration pour la Vie et les Œuvres de
Maupassant, de M. Maynial : vignettes, fleurons, coins d'intérieur, horizons
marins ou grâces champêtres avec quelques hors-texte où la vie de Maupassant
s'éclaire tout entière. D. Mornet.
H. Dauzat. — La Vie du Langage. — Paris, 191 1, A. Colin,
in-12, 312 p., 3 fr. 50.
M. Dauzat, continuant l'œuvre de vulgarisation commencée avec son livre
La langue française d'aujourd'hui, nous a donné dans son nouveau volume La
vie du langage un exposé systématique des problèmes que se posent les
linguistes et des méthodes qu'ils suivent quand ils essayent d'expliquer
l'histoire des langues. C'est un livre intéressant, d'un homme bien informé et
documenté aux meilleures sources. Il y a analysé avec précision les diverses
causes de transformations, mécaniques (j'aimerais mieux physiologiques),
psychologiques, sociales et littéraires, et montré avec clarté par des exemples
Sociologie . — 189
pris dans notre langue usuelle les effets de toutes ces causes, qui, réunies et
combinées, ont fait, après quelques siècles, du latin des soldats romains le
français de Victor Hugo, et qui continuent à modifier chaque jour notre
langue, à notre insu et sans cesse, suivant des règles et des lois que les
linguistes arrivent à reconnaître et à formuler peu à peu. En le lisant, la
conviction vient que la linguistique peut désormais espérer d'arriver quelque
jour à l'exactitude et à la précision scientifiques.
De ci de là quelques opinions peuvent paraître contestables. La linguis-
tique n'est plus métaphysique ni logique ; mais on ne peut pas dire qu'elle
soit « une science rigoureusement expérimentale » (p. 4). Le linguiste ne
fait pas d'expériences ; il observe, il compare, mais jamais il ne suscite les
faits ; sa première règle est de ne jamais intervenir dans la production des
phénomènes qu'il étudie. M. Dauzat le sait bien et c'est l'expression qui a un
peu exagéré sa pensée. Est-il sûr aussi que « nous n'avons plus le larynx, la
langue, le palais disposés comme nos ancêtres ? » (page 38).
Il n'est pas bien démontré non plus que le passé défini et indéfini aient
eu chacun leur valeur propre avant le xvne siècle, époque où les grammai-
riens pour conserver l'un et l'autre ont fixé les règles de leur emploi dans
la langue écrite ; ni que l'action de l'écriture sur la langue parlée « ne se
soit guère exercée avant le début du xixe siècle » (page 268), elle semble bien
plus ancienne et plus importante ; etc. Simples objections, qui n'ôtent rien à
la valeur du livre.
Naturellement ce livre n'apprendra pas beaucoup aux spécialistes ; ils
le liront avec intérêt et profit pour avoir une vue d'ensemble de l'œuvre
générale à laquelle chacun collabore. Mais il aura surtout le mérite de
montrer au public que les vieilles méthodes grammaticales, si justement
décriées, sont remplacées par des méthodes nouvelles et fécondes, qui
donnent à la linguistique sa juste place parmi les sciences historiques et
sociales. Th. Rosset.
Lysis. — Contre l'oligarchie financière en France. Nouvelle [11e] édi-
tion. — Paris, A. Michel, [191 ij, in-12, 360 p., 3 fr. 50.
« Lysis » a publié sous ce titre, en 1907, un livre qu'il réédite aujour-
d'hui en y joignant une réponse à son contradicteur le plus autorisé et des
renseignements nouveaux, qui vont jusqu'à la fin de 19 10.
Ce livre n'a pas le même caractère que beaucoup d'autres, antérieurs,
publiés sous des titres analogues. Par exemple, ce n'est pas du tout, comme
les Rois de la République, de Chirac, un répertoire de potins sur les grands
financiers du jour; c'est la description très moderne et l'explication très
claire d'un état de choses nouveau dans l'histoire financière de notre pays, et
l'indication de ses conséquences, déjà acquises, ou possibles, qui sont très
graves.
« L'ancien système de banques, qui s'est affaibli graduellement, compre-
nait la Haute Banque, composée de banques d'émission, distinctes et indé-
pendantes, telle la maison Rothschild. En dehors de cette Haute Banque, il
y avait d'innombrables banques locales, moyennes ou petites, en rapport
avec le public, à Paris et en province... Ce système comportait la concur-
rence. » Il a été ruiné peu à peu, à peu près, par la prospérité inouïe des
190 Revue critique des Livres nouveaux
grands établissements de crédit, tels que le Crédit lyonnais et la Société
générale, qui sont aux anciennes banques ce que les grands magasins comme
le Louvre, le Bon Marché, Potin, etc., sont aux boutiques d'autrefois. « Dis-
posant de capitaux très importants, grâce aux fonds que le public leur remet
en dépôt [à charge d'un intérêt très faible], ces grands établissements peuvent
escompter le papier commercial à meilleur marché ; se contenter, dans
toutes les opérations de banque proprement dites, de commissions plus
réduites ; et rendre enfin au public toutes sortes de petits services gratuits.
Devant cette concurrence meurtrière, les banquiers locaux ont dû dispa-
raître. Ils sont aujourd'hui remplacés par les succursales des grands établisse-
ments de crédit, qui forment un immense réseau couvrant tout le pays. » Ce
système, une fois établi, ne comporte plus de concurrence ; car les grands
établissements, dont le Crédit lyonnais est le type, sont en petit nombre
(quatre ou cinq) et forment, dans toutes les circonstances importantes, un
consortium. — Voilà donc le phénomène initial : quatre ou cinq banques,
qui sont autant de vastes bureaucraties organisées à la façon napoléonienne,
chacune avec ses chefs à Paris, qui donnent le mot d'ordre à une armée de
« guichetiers » et de « démarcheurs », obéissant au doigt et à l'œil ; ces
quatre ou cinq établissements en sont venus à concentrer entre leurs mains
plusieurs milliards de dépôts et à accaparer pour ainsi dire la confiance de
l'épargne. Or la force prodigieuse dont ils disposent ainsi, et de plus en plus,
depuis une quinzaine d'années, comment l'ont-ils utilisée ?
Ils auraient pu l'utiliser comme font en Angleterre les grandes
banques de dépôt, qui n'entreprennent aucune opération personnelle et ne
font aucune affaire pour leur compte avec l'argent qui leur est confié. « Cet
argent, les banques de dépôt anglaises l'emploient exclusivement aux tran-
sactions de banque n'offrant aucun aléa, à l'escompte commercial, aux
reports, etc., ou bien elles le placent en gilt edged securities, c'est-à-dire en
valeurs de tout repos. Mais telle n'a pas été la politique des établissements
similaires dans notre pays.
Nos grands magasins financiers auraient pu procéder comme les neuf
banques berlinoises à qui leurs dimensions ont valu la qualification de
« mammouth ». Ces établissements (à la fois banques de dépôts et banques
d'affaires, comme les nôtres) ont déployé, comme on sait, une activité
formidable pour faciliter la mise en valeur économique de l'Empire.
« L'Empire leur doit ses chemins de fer, ses canaux, sa flotte et ses ports
de mer, ses charbonnages, ses grandes industries, sa conquête du marché
mondial. Il n'y a pas d'entreprise en Allemagne qui n'ait été constituée ou
aidée en commandite par une institution financière. Grâce à elles, le
crédit est là-bas accessible à tous... ; et ce système a porté au maximum la
productivité du pays. » Mais nos établissements, à nous, n'ont pas agi de la
sorte.
Nos établissements, à nous, ne coopèrent pas au développement des
industries nationales, comme le font les banques berlinoises ; mais ils ne
s'interdisent pas pour autant les affaires spéculatives, comme le font les
banques anglaises. On sait assez qu'ils se sont spécialisés dans l'émission et
le placement des emprunts d'État étrangers et d'autres valeurs étrangères.
C'est ainsi qu'en 1908 la proportion des valeurs étrangères émises en France
par le consortium a été de 95 °/0, alors que, la même année, la proportion
des valeurs nationales émises en Allemagne par les banques était de 96 1/2
Sociologie — 191
pour cent. La situation est très nette. La France a, tous les ans, trois milliards
environ d'argent liquide à placer ; et le consortium est en possession du privi-
lège de faire placer comme il veut, par sa clientèle, la majeure partie de
cette somme. Or, il la fait placer presque exclusivement en valeurs étran-
gères : russes, orientales, américaines, sud-américaines, etc. Comme ce
régime dure depuis longtemps, la fortune mobilière de la France est déjà
composée maintenant, pour un quart au moins, peut-être pour un tiers, de
ces valeurs exotiques. Comme il va toujours en s'accentuant, on assiste
chaque année à de nouvelles exportations formidables de l'or français, qui
va secourir les États besogneux et développer la richesse des pays concur-
rents, « tandis que, par un absurde non sens, notre propre commerce, notre
propre industrie, privés de moyens d'action, restent stagnants ». La France
est le grand pays du monde qui a le plus de capitaux et l'outillage écono-
mique le plus imparfait, parce que ses capitaux, qui permettraient de renou-
veler son outillage, sont régulièrement, tous les ans, expédiés à l'étranger,
en échange de papier.
Lysis explique très bien, semble-t-il, pourquoi les grands établissements
de crédit français ont encouragé, depuis vingt ans, la mode de ces place-
ments. En premier lieu c'est une tentation, voire une nécessité pour des
banques très vastes, d'effectuer des opérations de grande envergure : « Nos
sociétés de crédit sont construites pour effectuer des émissions marchant par
centaines de millions et les grands emprunts rentrent à peu près seuls dans
ces conditions ». En second lieu, '« la conclusion des grands emprunts
étrangers permet de réaliser des bénéfices plus difficilement contrôlables que
ceux qu'on pourrait retirer d'entreprises françaises » (p. 17). Enfin et surtout,
car les raisons précédentes n'expliqueraient pas tout, il faut faire entrer en
ligne de compte la psychologie des hommes qui ont créé nos « grands éta-
blissements de crédit », et de l'oligarchie très peu nombreuse, composée de
leurs parents, de leurs créatures ou de leurs disciples immédiats, qui les
dirige encore.
Feu M. Germain, qui fit du Crédit lyonnais ce qu'il est, et qui l'a lancé
dans l'émission à jet continu des valeurs russes, était « un homme d'action
autoritaire, énergique, imbu d'idées arriérées » ; bref, un grand bourgeois.
11 avait confiance dans le gouvernement russe, à cause de sa poigne ; il
n'avait pas confiance dans le gouvernement de la France, parce que le gou-
vernement de la France passe pour être démocratique et sentimental. Tel est
le bourgeois français, quand il n'a pas l'esprit exceptionnellement libre : il
estime que toute industrie est condamnée dans son pays, à cause de la cou-
pable faiblesse des gouvernements pour la classe ouvrière ; il est disposé,
par conséquent, à faire fructifier ses capitaux à l'étranger, en les prêtant
d'abord aux monarchies qu'il croit solides, subsidiairement aux entreprises
qui ont le bonheur d'être installées sous l'égide de ces monarchies, et enfin,
faute de mieux, aux étrangers, quels qu'ils soient, Argentins, Mexicains, Turcs,
etc. ; car « placer son argent en valeurs étrangères équivaut à lui faire fran-
chir la frontière », et le vrai bourgeois français voit là, sans chercher plus
loin, « une assurance contre les risques intérieurs grandissants » qui ont
entre tous, parce que ce sont les seuls qu'il connait ou croit connaître, le
privilège de l'effrayer. — Cet état d'esprit était à peu près celui de M. Ger-
main ; il l'a suggéré, puis imposé à l'immense clientèle de sa maison et des
maisons similaires. Mais il n'aurait certes pas réussi à l'imposer si l'opinion
192 ================================= Revue critique des Livres nouveaux
des petits capitalistes n'avait pas été virtuellement en sympathie avec la
sienne. Il y a donc quelque chose de vrai dans cette remarque du contradic-
teur de Lysis que la politique financière des sociétés de crédit leur est dictée
par les préférences du public. Pour en avoir une autre, il leur faudrait réagir
contre un courant que leur influence a contribué sans doute à rendre irré-
sistible, mais qui préexistait et qui existerait sans elles.
Ce courant d'opinion en faveur des placements à l'étranger, M. Ger-
main ne l'a pas créé, mais il l'a singulièrement fortifié, et il en a inauguré
l'exploitation méthodique. Le personnel, qui dirige maintenant l'oligarchie,
suit simplement ses errements à cet égard. Aujourd'hui, « l'oligarchie [des
grands établissements de crédit] est, à proprement parler, un syndicat pour
l'exploitation des préjugés du capitaliste français ; elle entretient les préjugés
dont elle tire sa substance ; elle cultive la passivité du petit rentier qui n'a
même plus la peine de toucher ses coupons ; elle cultive sa crédulité qui le
porte à croire que les entreprises situées à l'étranger sont plus sûres et plus
fructueuses que celles de son propre pays ; elle cultive enfin sa notion,
vaguement rétrograde, que tout progrès démocratique est un achemine-
ment vers sa spoliation. Toutes ces tendances du capitaliste français, l'oli-
garchie les attise, les excite et c'est par elles qu'elle établit sa domination ».
Lysis explique aussi comment les grands établissements de crédit ont
réalisé des bénéfices énormes, en partie scandaleux, par le placement, d'abord
des fonds d'Etat étrangers, puis des autres valeurs étrangères, qu'ils réussis-
sent maintenant à caser « saris publicité, sans bruit », sans le concours
même de la presse, et parfois malgré l'avis, formellement exprimé, du
Gouvernement, dans le portefeuille d'une clientèle si bien domestiquée
désormais au « confessionnal » des guichets que des mécomptes déjà nom-
breux ne lui ont pas encore enseigné la méfiance. — Il n'y a pas lieu d'ana-
lyser ici cette partie de l'ouvrage, qui ne souffre pas d'être abrégée.
La sottise du capitaliste à préjugés est proverbiale ; mais il y a un point
où la sursaturation du portefeuille par le papier étranger devient un danger
national. Ce n'est pas seulement lorsque l'intensité de ce phénomène est
telle que, comme c'est le cas en France depuis longtemps, l'activité propre
du pays s'en trouve paralysée. C'est lorsque les placeurs en arrivent (et ils
ne sauraient se soustraire toujours à cet engrenage) à offrir au public du
papier douteux, puis à « soutenir » ce papier par divers procédés classiques,
dont le plus simple consiste à en acheter eux-mêmes, et le plus périlleux à
procurer au débiteur de nouveaux prêts pour lui permettre de faire face aux
intérêts des anciens. Or, ces divers cas se sont déjà produits, selon Lysis,
avec éclat. Le métier de prêteur d'argent, que la Banque moderne fait
faire au capitaliste français, comporte des risques comme tout autre ; et « on
peut se demander si, à l'abri des crises industrielles qui bouleversent la vie
des autres peuples (parce que nous n'avons plus d'industrie), nous n'aurons
pas un jour notre crise à nous, celle qui correspond à notre spécialité de
prêteur ou d'usurier universel » (p. 269).
La situation, ainsi définie, comporte-t-elle des remèdes ? L'auteur
l'examine très brièvement. Il a voulu surtout poser les questions et pousser
le cri d'alarme.
Un dernier mot. Lysis passe pour le masque d'un jacobin socialiste. Il
est assez amusant, à première vue, de voir ce jacobin prêcher la décentra-
Philosophie ==========^=============== 193
lisation et ce socialiste dénoncer l'internationalisme des capitalistes français
au nom de l'intérêt national. Mais ceux-là seuls s'en étonneront qui, sur cer-
tains socialistes de nos jours, ont des idées de petit rentier. E. Martigny.
E. Rottach. — La Chine moderne. — Paris, Roger, I9ii,in-i6,
266 p., illustré, 4 fr. (Collection des Pays modernes).
Ce livre est « le fruit d'informations multiples, relevées jour par jour » ;
c'est un livre de « renseignements ». L'auteur lui-même caractérise ainsi très
justement son œuvre ; l'intérêt documentaire qu'elle nous offre est d'autant
plus grand que M. Rottach, qui a vécu au cœur de la Chine, a su se défendre
de tout enthousiasme comme de toute antipathie aveugle à l'égard d'un
peuple qui sera toujours très différent de nous et d'une civilisation dont la
crise présente n'a fait qu'accentuer la complexité traditionnelle. L'ouvrage
possède aussi une valeur pratique : il s'adresse particulièrement aux jeunes
Français désireux d'aller dans ces régions curieuses, et maintenant d'un accès
si aisé, chercher fortune et faire œuvre utile : il nous montre quelle est la
part, bien faible hélas ! qui revient à la France dans la plus vaste tentative de
rénovation humaine qui ait jamais été tentée. Le plan que M. Rottach a adopté
pour nous donner une idée de la Chine actuelle est ample, et, dans ses
grandes lignes, fort heureux : la netteté avec laquelle il distingue les provinces
de l'intérieur et les divers pays du « pourtour de l'Empire » dénote un sens
géographique exercé. Fort judicieuse, de même, la distinction marquée entre
« la plus vieille Chine » et la « Chine modernisée par l'étranger » : mais
pourquoi la répartition des objets d'étude respectivement rangés sous ces
deux titres est-elle si arbitraire ? Il en résulte une confusion qui gâte le
plaisir du lecteur et nuit à son instruction. Dans le détail le développement
manque aussi, souvent, d'idée directrice, et le style est trop peu soigné.
On peut reprocher à l'illustration de ne pas se rapporter assez étroitement
au texte, et à la carte qui accompagne le volume d'être à la fois trop
sommaire et un peu embrouillée. G. Weulersse.
B. Jacob. — Lettres d'un philosophe, précédées de Souvenirs par
C. Bougie. - Paris, Cornély, 191 1, in-18, 212 p., 3 fr. 50.
Le livre sur les Devoirs avait déjà fait connaître au public la pensée de
B. Jacob, sa noblesse morale, son profond sentiment de la vie intérieure,
allié à une probité intellectuelle qui le tenait en garde contre les séductions
du mvsticisme et celles de l'art littéraire. Déjà les esprits attentifs avaient
reconnu dans ces pages d'un accent pénétrant, vivantes d'une riche expé-
rience morale, une âme d'une qualité très rare. Ils achèveront delà découvrir
dans ces Lettres. Le secret de l'action que Jacob exerçait, il est dans une
extrême bonté d'intelligence et de cœur ; il fut vraiment « hospitalier de
cœur et d'esprit ». Mais si nulle intelligence ne fut moins hautaine, aucune
ne fut plus ferme. Il adorait la clarté, il allait à l'intelligible à travers toutes
*#
19'i: ============================= Revue critique des Livres nouveaux
les obscurités, et ne s'attardait pas au clair-obscur. Il aimait à dire que si
nous trouvons les choses obscures, c'est peut-être, tout simplement, qu'elles
sont « plus intelligibles que nous ne sommes intelligents ». — Sa modestie
l'aurait préservé des fantaisies du sens propre, si son goût pour le raison1
nable ne l'en avait défendu. Il disait en 1908 (et ces mots sont singuliè-
rement intéressants, quand on les rapproche de paroles analogues dites
par lui quelque vingt ans plus tôt, et citées par M. Bougie) : « Au fond,
quand j'examine mes tendances intellectuelles et morales, je m'aperçois que
je suis tout à fait un traditionnaliste. Je m'imagine très volontiers que l'esprit
humain a découvert — au moins dans le domaine de la philosophie — les
idées spéculatives essentielles qui peuvent le diriger, et que toute la tâche de
l'avenir sera de les préciser et de les fortifier en les ajustant aux progrès de
la recherche scientifique et expérimentale. » De même, dans Devoirs: « l'huma-
nité a besoin de conserver ses anciennes vertus, plutôt que d'en inventer de
nouvelles. » — Il a cru à l'action, et, ayant agi, il n'a pas cessé d'y croire ; il
a conservé sa foi dans les idées, sa foi au progrès de la conscience humaine.
Quelques-uns s'y trompèrent, et l'on trouvera ici la lettre émouvante où
Jacob rétablit sa véritable pensée (p. 200) : « Je reconnais dans la justice une
notion soumise au devenir. » Traditionaliste évolutif, en 1908 comme en
1888, il était donc de ceux pour qui la tradition n'est pas « une sentinelle qui
monte la garde autour du cœur et de l'esprit pour les maintenir vides ». —
Ses dernières années ont été celles d'un stoïcien. Atteint d'un mal implacable,
ses élèves de Sèvres et de • Fontenay l'ont vu, quand sa vie n'était plus
qu'une perpétuelle souffrance, « faire ses leçons avec entrain et joie,
parce qu'il avait réservé toutes ses énergies pour cet effort ». C'est ainsi qu'il
parle lui-même de l'héroïsme professionnel, dont il fut un exemple.
Il était très éloquent, il était fait pour charmer les esprits et pour
exalter les volontés. La mort l'a pris à l'âge où son action aurait pu s'étendre.
Mais le bien qu'il a fait subsiste, et ses Lettres, à elles seules, seraient un
bréviaire de sagesse, un manuel de piété sociale, non seulement pour ceux
qui le regrettent du plus vif de leur cœur, mais pour les amis nouveaux que
doit attirer vers elle cette âme en qui l'amitié fut si chaude et si vivace.
J. Merlant.
A. Colson. — Contribution à l'histoire de la Chimie. A propos
du livre de M. Ladenburgsur l'histoire du développement de la Chimie
depuis Lavoisier. — Paris, 1910, A. Hermann et fils, 1 vol. in-8,
130 p., 3 fr.
M. Colson saisit l'occasion que lui offrent la publication et la traduction
récente en français du livre du professeur Ladenburg pour exposer à son
tour quelques parties de l'histoire de la chimie considérées en France comme
essentielles et, semble-t-il, moins appréciées en Allemagne.
M. Colson nous donne, en réalité, une belle synthèse des idées générales
en chimie et de l'histoire de leur développement. Il se défend d'avoir cherché
à donner un tableau complet de la chimie, chose impossible étant donnée la
multiplicité des faits. Il ne se défend pas d'avoir quelque peu sacrifié les faits
et les méthodes aux théories et à leur discussion et rappelle fort justement
que la science ne résulte pas de l'accumulation des faits, mais de leur gêné-
Sciences 195
ralisation ; les alchimistes savaient que les métaux augmentent de poids par
oxydation, Stahl lui-même l'avait constaté ; mais ce n'est point l'exactitude
des pesées, c'est Vidée que la matière seule est pondérable qui a fait la chimie
de Lavoisier ; c'est encore Vidée de la molécule avec les conséquences qu'elle
comporte qui a fait la chimie organique. D'après M. Colson, c'est la molécule
et non pas l'atome qui caractérise les doctrines actuelles et, au nom de
théorie atomique, il conviendrait de substituer celui de théorie moléculaire.
En dix chapitres écrits d'une manière claire et attachante, M. Colson
passe largement en revue l'œuvre des grands fondateurs de la chimie et
l'évolution des idées moléculaires depuis la notion de radicaux et de substi-
tution jusqu'à l'étude des dissolutions liquides et solides et des particules
colloïdales ; la chimie des corps radio-actifs, la mécanique chimique, la
thermochimie ont chacune leur chapitre. Un index de noms d'auteurs
termine cet exposé synthétique qui contribuera à mieux faire connaître l'état
de la science chimique en France, où les publications des expérimentateurs
sont malheureusement trop dispersées. G. Sagnac.
R. Goldschmidt. — Les Aéromobiles. — Paris, Dunot et Pinat,
Bruxelles, Ramlot frères et sœurs, 191 1, in-8, 422 p., 328 fig., sans
indication de prix.
L'ouvrage se divise en deux parties, d'étendue et de valeur inégales. La
plus importante est consacrée aux ballons, libres ou dirigeables. La compé-
tence de l'auteur sur ce sujet est manifeste ; il accompagne la description
minutieuse et précise de tous les organes d'un commentaire critique très
instructif. La valeur de ces pages est accrue par une excellente illustration
(photogravures et graphiques). On aura souvent intérêt à consulter le chapitre
où l'auteur donne les plans, dimensions et caractéristiques de tous les diri-
geables, avec un rapide historique de leur carrière, souvent courte. Sa
nationalité qui, peut-être, explique une certaine complaisance pour les
dirigeables belges, lui confère vis-à-vis des ballons français, allemands et
italiens une impartialité à laquelle notre public n'est pas habitué.
Les conclusions de l'auteur sont pessimistes ; elles s'accordent avec l'opi-
nion exprimée par E. Solvay dans la préface. Bien que ce généreux donateur
ait contribué à la construction des « Belgique », il ne croit pas à l'avenir des
dirigeables. Leur valeur actuelle est faible et semble stationnaire, elle sera
bientôt nulle à côté de celle des aéroplanes.
L'auteur pense que depuis quelques années on fait fausse route ; il
condamne les gros cubes, les allongements démesurés, auxquels on s'esl
laissé entraîner un peu partout, par l'exemple des Zeppelin. Il a son système
et croit à l'utilité de ballons peu puissants, de faible volume, presque sphé-
riques. Sauf sur cette question de la forme, il est d'accord avec Henri de La
Vaulx, et l'expérience de cet aéronaute distingué ne lui est pas défavorable.
La centaine de pages réservée aux aéroplanes ne nous apprend pas
grand'chose de neuf; les lois de la résistance de l'air, les conditions du vol
mécanique, l'historique sont sommairement exposés ; après quoi vient la
description technique de quelques types de biplans et de monoplans. L'ou-
vrage se termine par un chapitre où sont judicieusement étudiés les moyens
de développer la navigation aérienne. Il est intéressant de comparer ces
pages avec les conclusions des ouvrages analogues antérieurs de deux ou
196 ============ Revue, critique des Livres nouveaux
trois ans. Les performances de l'aéroplane, depuis cette époque, ont dépassé
les prévisions ; cependant les prophéties sont plus modestes, car la fréquence
des accidents (plus de cent aviateurs ont déjà péri, et qui pourrait compter le
nombre de ceux qui se sont blessés plus ou moins grièvement et ont brisé
leur appareil ?) a montré que ce moyen de transport est condamné à rester
extrêmement dispendieux, aléatoire et dangereux.
Un seul champ d'application lui reste donc ouvert, celui du service
d'exploration des armées en campagne, en y joignant peut-être le rôle de
torpilleur aérien. Les armées ne se passeront plus de ces engins d'exploration
si rapides, si puissants ; les nations auront donc des aéroplanes, comme
elles ont des canons, des sous-marins, des torpilleurs ; les particuliers n'en
auront pas. A. D.
LIVRES ANNONCES SOMMAIREMENT.
LITTÉRATURE.
Epïgrammes Françaises (du xvie au xixe siècle), choisies et annotées par Maurice Allem.
— Paris, A. Fayard, s. d. [191 1], in-18, 1 fr. 50. — La malignité humaine est
éternelle ; mais voilà tantôt cent ans qu'elle a cessé chez nous de s'exercer
sous la forme classique de l'épigramme. En y mettant toute diligence, à peine
M. Allem a-t-il pu glaner au xixe siècle deux ou trois douzaines de distiques ou
de quatrains acérés. Pour les âges précédents, il n'avait que l'embarras de choi-
sir. Il l'a fait avec soin et avec- goût. Ce n'est pas sa faute si de tant de traits
aiguisés avec amour le temps a émoussé la pointe. Un certain nombre de ces
petits morceaux ont encore du piquant, et récompensent le lecteur d'avoir eu la
patience de parcourir les autres. E. Estève.
J. Renaud. Les Inféconds. — Paris, Grasset, 191 1, in-16, 3 fr. 50. — L'auteur a
pour dessein de morigéner les gens qui ne veulent avoir que peu d'enfants ou
qui n'en veulent pas avoir du tout. Il a, de parti pris, négligé tous les côtés
scabreux ou pénibles de son sujet « de crainte, dit-il, de choquer par la cruauté
de scènes dont on peut difficilement adoucir la vérité douloureuse ». Son livre
ainsi pourra être lu par tout le monde, même par les jeunes filles, sinon par les
couventines ; mais au lieu de présenter une étude d'une question poignante, il
tourne trop souvent à l'homélie. C'est, en somme, de l'ouvrage d'amateur ; et ce
volume n'en ferait pas désirer d'autres de la même main, s'il ne s'y trouvait
certains dons d'agrément facile. Seulement, il conviendrait, nous semble-t-il,
que l'auteur, avant de rien publier de nouveau, se soumît à une discipline un
peu sévère et qu'il apprît le métier : il a encore besoin de faire des gammes.
J. Monthizon.
Ed. White. Terres de Silence, traduction de J. Delamain. — Paris, Stock, 191 1, in-12,
3 fr. >o. — Deux trappeurs de la Compagnie de la Baie d'Hudson poursuivent
un Indieu, débiteur infidèle, à travers les solitudes du Nord-Est canadien : un
sujet de Fenimore Cooper, un récit bien conduit, relevé de quelques touches
d'une poésie farouche à la Kipling, et de quelque émotion sentimentale par le
dévouement d'une jeune Indienne, passionné et silencieux jusqu'à la mort.
L'intérêt principal est dans l'exaltation de l'énergie anglo-saxonne aux prises avec
les forces muettes du désert glacé. La traduction est aisée et semble fidèle.
J. B.
F. Bodin. Au pays des Brandes Fleuries. — Paris, Union internationale d'éditions,
1910, in-12, 2 fr. 50. — La Jolie Lande. — Paris, Albin Michel, 191 1, in-12,
2 fr. — C'est à la lande charentaise que sont consacrés ces deux livres. Le
second est un roman militaire ; il faut le regretter ; car les récits de bataille y sont
Livres annoncés sommairement ■ , l#7
parfaitement insipides, et l'imagination de M. Bodin se satisfait à trop bon
compte dans l'agencement de péripéties trop prévues, dont nulle originalité
d'analyse ou de sentiment ne renouvelle l'intérêt défraîchi. Ce qui vaut d'être
retenu dans ce livre, vous le retrouverez moins dispersé dans « le Pays des
Brandes Fleuries », recueil de nouvelles qui révèle d'ailleurs les mêmes insuffi-
sances d'invention et d'observation psychologiques (j'en excepte « Un Vieux »,
plein d'observations malicieuses, le meilleur récit du livre), mais d'où s exhale
une forte odeur de terroir, grâce à la sympathie du conteur pour les paysans
landons, à sa bonne humeur verveuse, à la saveur de la langue paysanne dont
il possède les tours et le vocabulaire. Mais pourquoi gâter ces excellentes qualités
par tant d'images clichées, tant de citations pédantesques (Hugo, Ch. d'Orléans,
O. Reclus...), et tant de phrases prétentieuses, comme : « Le mécanicien avait
troublé son jeune cœur de fauvette naïve » ? C'est là du journalisme, et du
pire. P. Tuffrau.
H. G. Wells. Ejfrois et Fantasmagories, traduit par II. D. Davray et B. Kozakie-
wicz, 4e édition. — Paris, Mercure de France, 191 1, in-12, 3 fr. 50. — Encore du
Wells première manière. Et sans doute, ici encore, la nouvelle à sensation
dépasse le niveau du « penny dreadful », du roman-feuilleton. Il y a dans
ce recueil de onze histoires un sens ingénieux de la terreur, de l'imagination
précise, quelque psychologie, et même de l'humour, quoique pas du plus fin.
Mais on ne peut s'empêcher de regretter que ces divertissements de veillée
soient inlassablement offerts au public, quand la plupart des grands romans
récents ne sont pas traduits. Au total, ce volume réussit à donner quelques
petits frissons, échoue à en donner quelques autres, et n'est pas malsain.
L. Cazamian.
HISTOIRE.
H. Thédenat. Le Forum romain et les forums impériaux. — Paris, Hachette,
191 1, 5e édition, in-12, 3 plans, 62 gravures ou plans, 8 photogravures, 5 fr.
— Nous nous bornons à signaler la 5e édition corrigée et remise au point de ce
commode et savant ouvrage, dont le Bulletin des Bibliothèques populaires a rendu
compte (1908, p. 1 36). Nous rappelons qu'il comprend : i° une histoire du Forum,
depuis l'antiquité jusqu'en 1910, et de ses monuments ; 2° un guide pour visiter
le Forum, une sorte de Baedeker qui serait fait par un membre de l'Institut ;
30 en Appendice, le texte des inscriptions conservées dans la maison des Vestales
et un tableau de leur concordance avec le Corpus; 40 la bibliographie du sujet.
Sans parler de son intérêt propre, il est un complément indispensable aux
manuels d'institutions romaines. J. Lasale.
Les grands philosophes français et étrangers. Pascal. — Paris, L. Michaud, [1911], in-12,
2 fr. — Impression généralement correcte, caractère lisible, papier passable,
douze gravures (portraits, fac-similé, vues de Port-Royal), format dense et com-
mode. Introduction précise, de M. P. Archambault; sans prétention à l'origina-
lité ni à l'érudition, mais d'après des travaux récents, surtout ceux de M. Bruns-
chwicg, elle fait bien connaître Pascal et sa philosophie. Puis, en cent pages, les
Pensées, groupées autour de quelques idées centrales ; il n'y manque que les preuves
par les miracles, prophéties, la partie la moins vivante, pour nous, de l'Apologie.
Puis quatre-vingts pages d'opuscules, les principaux textes scientifiques. Rien d'es-
sentiel n'est écarté... que les Provinciales, qui pourtant n'ont pas qu'un intérêt
littéraire ou historique. Donc, quiconque sait lire et juger peut, dans ce volume
de poche, se faire une idée personnelle de Pascal. Mais le dessein de la collection
exclut des notes. Ici, peut-on s'en passer sans risques d'erreur, et pour lire l'In-
troduction même où ces mots : ipistémologique, kétéronomie, etc., font tache sur
un exposé d'ailleurs simple? A qui précisément s'adresse ce livret de forte vulga-
risation ? Oserai-je dire que pour refaire ses classes ou y suppléer, les bonnes édi-
tions classiques me paraissent tout indiquées? J. Blry.
198 Revue critique des Livres nouveaux
P. Bliard. Jureurs et insermentés (1790-1794). — Paris, E. Paul, 191 1, in-8, 5 fr.
— Utilisant le fonds du tribunal révolutionnaire aux Archives nationales,
M. l'abbé Bliard, S. J., prétend donner un tableau exact du clergé constitutionnel,
dans son personnel et son activité. Sa documentation unilatérale, surtout son
hostilité contre les membres de ce clergé, éclatant en des violences de langage
tumultueuses, donnent à penser que son entreprise est vaine : pour lui, les
jureurs ont été avides d'argent, faibles d'esprit, respectueux jusqu'au fétichisme
de la loi, lâches, et c'est avec bien du mal qu'il admet que certains aient pu avoir
la foi. B. G.
R. Boubée. Camille Jordan en Alsace et à Weimar. D'après des documents inédits. Avec
un portrait. — Paris, Plon-Nourrit, 1911, in-16, 3 fr. 50. — Aimables lettres
pour gens de loisir qui s'intéressent aux amitiés et bavardages familiaux de jeunes
filles et jeunes femmes morales, sensibles, pieuses, bien nées, bien élevées, très
occupées d'elles-mêmes cependant, un peu fades, assez compassées, d'intentions
excellentes mais d'esprit vide, comme les amies alsaciennes et allemandes de Ca-
mille Jordan : la future Madame Degérando (à qui les griffes pousseront), les graves
demoiselles de Berckheim, Madame de Schardt, etc. Les plus intéressantes nous
introduisent sans grand profit dans les cercles de Weimar. D'autres nous initient
agréablement à la vie intime d'Augustin et Scipion Périer, trop perdus dans le
rayonnement du grand frère Casimir. Les dernières soulèvent un petit problème
assez curieux. Jordan n'aurait pas toujours été le clérical bruyant et convaincu
que donne à croire son fameux discours sur les cloches : il aurait affiché plus de
foi qu'il n'en avait, et demandé le secret à ses amis sur sa tiédeur intime. C'est
du moins ce dont Monnier l'accuse. M. Boubée propose une explication ingé-
nieuse de ce mystère. H. Ménegay.
P. Cornu. Corot. — Paris, Michaud, 191 1, in-12, 54 gravures, 2 fr. 50. — Ce
petit livre de vulgarisation est étudié avec précision et finesse ; il s'accompagne
d'extraits très bien choisis des carnets et de la correspondance de Corot ; les
illustrations nombreuses sont variées et typiques. C'est un ouvrage sérieux qui
prépare utilement à la lecture du grand ouvrage de M. Moreau Nélaton.
L. ROSENTHAL.
Les Milliet. IX. La guerre de France et le premier siège de Paris (1870-71). —
Paris, Cahiers de la Quinzaine, 8, rue de la Sorbonne, oct. 1911, 3 fr. 50. —
Nous avons signalé (Revue, I, p. 176) ks premiers fascicules de cette « Histoire
d'une famille de républicains fouriéristes », racontée, d'après ses archives, par un
de ses membres, et dit l'agrément qu'on y trouve, l'estime qu'elle inspire. Cette
histoire, un peu longue, en est aujourd'hui à son neuvième fascicule et à 1870-71.
On se dit toujours, en la lisant : « Quels braves gens !» N.
G. Geffroy. Les Gobelins. — Figaro illustré de mars 1911, avec 100 gravures,
3 fr. — Cette étude cursive accompagnée d'illustrations nombreuses et carac-
téristiques est surtout intéressante dans la partie où M. Geffroy expose l'impul-
sion qu'il a donnée à la manufacture depuis qu'il en est le directeur et où il
commente les tapisseries dont il a, aux applaudissements des gens de goût,
demandé les cartons à Chéret, à Willette, à Claude Monet ou à Ranson.
L. ROSENTHAL.
SOCIOLOGIE.
H. Meynadier. L'idée républicaine dans les pays monarchiques d'Europe. — Paris,
Alcan, 191 1, in-18, 3 fr. 50. — Le titre est inexact : M. Meynadier n'a pas
étudié en Espagne, en Italie, en Hongrie, en Belgique et en Hollande les livres
ou les journaux par lesquels s'est exprimée la doctrine républicaine ; il s'est
préoccupé de décrire dans ces divers pays l'évolution démocratique de la forme
monarchique, évolution déterminée par des facteurs propres à chacun d'eux, et
Livres annoncés sommairement 199
en a tiré la conclusion que du moins, dans les divers cas abordés, les partis conser-
vateurs ont su s'approprier les formules démocratiques et en réaliser en partie le con-
tenu. La méthode de M. Meynadier n'est malheureusement ni très nette, ni très
sûre, et l'on ne discerne pas du tout les raisons du choix qui l'a porté vers les cinq
pays énumérés ; c'est un livre de pure actualité, la partie historique de ses notices
v reste en effet bien faible, — mais on y trouvera, à cet égard, d'utiles indications
sur le jeu des partis aux prises. La préface de M. G. Hanotaux n'ajoute rien à
l'intérêt du volume. B. G.
VOYAGES.
F. Gregorovius. Promenades italiennes : I. Rome et ses environs ; IL Palerme, Syra-
cuse, Naples, Ravenne. Adapté de l'allemand par Mme Jean Carrère. — Paris,
Pion, in-16, chaque vol. 3 fr. 50.— L'ouvrage de Gregorovius, dont M™ Jean
Carrère, femme de l'actif et brillant correspondant du Temps à Rome, nous donne
une édition française (bien française, c'est-à-dire allégée), est vieux d'un demi-
siècle. Que de « promenades italiennes » depuis, surtout en ces dernières
années ! L'ancêtre résiste fort bien à la comparaison avec les jeunes. Le
mélange de l'érudition avec la description poétique y produit quelquefois son
ordinaire effet de bizarrerie ; mais au moins l'érudition est ici solide, et quant à
la paitie poétique, la plume alerte de la traductrice me paraît en avoir fort bien
rendu la touche large, sérieuse, sans coquetterie. La plupart des lieux décrits
dans ces deux volumes (Subiaco, campagne romaine, monts volsques, plages
latines, mont Circeo, monts Sabins, Ombrie) n'ont guère changé depuis 1860 :
ainsi l'ouvrage, en même temps qu'un intérêt historique, a une valeur actuelle,
qui sans doute n'échappera pas au grand public. J. Luchaire.
Visions d'Autriche (Impressions et récits). — Paris, Grasset, 191 1, in-8, 3 fr. 50. —
Un M. Th. Steinherz, qui « a fait dans toute la France des conférences sur
l'Autriche », a cru devoir demander à un certain nombre d'écrivains français
des « impressions personnelles » sur ce pays. On lui a envoyé naturellement
des bouts d'article disparates et pour la plupart insignifiants. M. Tristan Bernard,
qui n'est jamais allé en Autriche, a fait là-dessus quelques pantalonnades, en
manière de préface. L'ensemble n'a d'excuse que les 105 illustrations photogra-
phiques dont il est orné; quelques-unes sont charmantes. M. L.
PHILOSOPHIE ET SCIENCES.
N. Kostyleff. La crise de la psychologie expérimentale. — Paris, F. Alcan, 191 1,
in-16, 2 fr. 50. — Selon M. Kostyleff, la psychologie expérimentale (psycho-
physique, psychophysiologie, psychométrie) subit une crise. Son labeur fut
immense, mais désordonné. Elle a multiplié les expériences fragmentaires, sans
objet, sans idée directrice, sans intérêt, sans lien. Il faut renoncer à utiliser, à
classer ces « documents trop nombreux, hétérogènes et de valeur inégale ». En
fait tous les essais de synthèse ont échoué (Toulouse, Vaschide, Piéron, Binet).
On ne réussit plus qu'à donner « une caractéristique psychologique des
individus », qu'à établir « une échelle métrique de l'intelligence ». La psychologie
se détourne de la science, s'oriente « vers les questions pratiques et sociales ».
devient un art pédagogique. Mais voici qu'une école nouvelle se fonde à
Wurzbourg, qui s'adresse à des sujets de choix et remet eu honneur l'introspection.
Sa méthode, dite du questionnement, est « séduisante », mais « trompeuse ».
M. Kostyleff voudrait qu'elle restât » un moyen auxiliaire » de la psychologie
expérimentale et que celle-ci gardât la prééminence. Il suffirait pour cela de taire
cesser la « désharmouie » entre les tests, de nature physique et nettement motrice,
et les images mentales, envisagées comme des phénomènes statiques. Remplaçons
« l'image » par le « réflexe ■> et organisons une étude systématique des réflexes,
200 . Revue critique des Livres nouveaux
et la psychologie sera fondée. M. Kostyleff croit ainsi conjurer par un programme
nouveau la crise qu'il dénonce. Nous croyons qu'il a mieux diagnostiqué le mal
qu'indiqué le remède. L. Dugas.
Puériculture et hygiine infantile. Conférences faites pour l'enseignement des jeunes
filles sous la présidence de MM. Georges Lyon et Th. Barrois. — Paris, Alcan,
in-12, 3 fr. — Cette deuxième série comprend 12 conférences faites par des pro-
fesseurs de la Faculté de Médecine de l'Institut Pasteur. C'est un ensemble de
conseils utiles sur des sujets très divers choisis au hasard des compétences
médicales : alimentation de l'enfant, médication, prophylaxie, hygiène du sys-
tème nerveux, de la peau, de la chevelure, vie scolaire, etc. L'intelligente ini-
tiative de M. le Recteur G. Lyon souligne une lacune de l'enseignement des
jeunes filles, et montre l'importance que devrait avoir dans cet enseignement
l'étude de l'hygiène et de la puériculture unie à celle de l'économie domestique.
M. G.
E. Michel. Chateaubriand. Interprétation médico-psychologique de son caractère. —
Paris, Perrin, 191 1, in-16, 2 fr. 50. — M. Michel veut expliquer par l'hérédité
les particularités qu'il juge morbides du caractère de Chateaubriand, cela afin
surtout de rendre à l'écrivain la justice qui lui est due, en le montrant plus ou
moins irresponsable. Nous augurons de ce desseiu scientifique qu'il possède
des données spéciales sur les ascendants de Chateaubriand. Mais à ce point
de vue la lecture du livre nous déçoit grandement, car on n'y trouve que
quelques traits tirés des Mémoires d'Outre-Tombe. Nous apprenons finalement
que si Chateaubriand « n'a jamais été aliéné, tout en étant voué de naissance à
l'insanité », c'est parce qu'il a été sauvé par le travail. — Comme étude
biographique médicale, il faut signaler à l'auteur, qui parait l'ignorer, le livre
d'un de ses devanciers ; le Dr Massoin : Chateaubriand, essai médical et litièraire.
Hayez, Bruxelles. A. Cassagne.
Dr J. Guiart. Les parasites inoculateurs de maladies. — Paris, Flammarion, 191 1,
in-12, 107 figures, 3 fr. 50. — L'ouvrage comprend deux parties. Dans la pre-
mière, l'auteur étudie le rôle des insectes suceurs de sang dans la transmission
de certaines épidémies : rôle des moustiques pour le paludisme, la filariose, la
fièvre jaune ; des mouches pour le charbon, la maladie du sommeil ; des puces
pour la peste, la pneumonie, etc. La deuxième partie traite des vers intestinaux :
le Dr Guiart les considère comme des vers inoculateurs de maladies telles que
l'appendicite, la fièvre typhoïde, le choléra, etc. Aussi préconise-t-il avant tout
traitement la cure vermifuge par le thymol. Malheureusement, G. Raillet a prouvé
que les parasites de l'appendice n'étaient jamais tués par le thymol, même
administré à fortes doses. Cette partie du livre est insuffisante ; elle aurait dû être
complétée par une étude plus détaillée sur les migrations des divers ténias et leurs
modes variés de propagation par le bœuf, le porc, les poissons et par les animaux
domestiques. Tel qu'il est, l'ouvrage est instructif ; le Dr Guiart, professeur à la
Faculté de Médecine de Lyon, a pris soin de donner, au début, de très claires
explications anatomiques illustrées de dessins personnels et qui permettent de
comprendre aisément le mécanisme de la pénétration des microbes dans le sang,
les organes, l'intestin. Ce petit volume peut être donné comme le modèle des
livres de vulgarisation ; il intéresse le lecteur en faisant jouer sous ses yeux les
phénomènes intimes de la vie, en lui faisant suivre en maints endroits (palu-
disme, fièvre jaune) l'évolution lente et sûre du progrès scientifique, et cela, sans
le distraire par des anecdotes puériles et sans le rebuter par un étalage de termes
techniques. Mme G. Rudler.
TABLE DES MATIERES
TOME VI
(191 1)
ARTICLES DE FOND.
Le prix Concourt en 1910 (J. Bury) 1
Principales publications (1900-1910) sur la poésie française au xvie siècle
(H. Chamard) 21
Les ouvrages de vulgarisation scientifique (L. Houllevigue) 41
Livres récents sur l'Angleterre contemporaine (L. Cazamian) 61
Claude Farrère (A. d'Estournelles de Constant). ........ 81
La réforme de l'Institution militaire de la France (Nogaret) 101
L'Œuvre de J. -H. Fabre (E. Brucker) 121
Deux études récentes sur la première commune révolutionnaire (C. Bloch) . 141
Un livre sur le Culturkampf (Ch. Andler) 161
L'Autobiographie de Stanley (L. Gallois) 181
COMPTES-RENDUS.
Littérature.
Acker(P.), Les Exilés (M. Lange). 146
Adam (P.), Le Rail du Sauveur
(L. Cazamian) 54
Allorge CH.), L'Essor éternel
(J. Morel) 54
Angellier (A.), Dans la lumière
antique, Les Scènes (J. Bury). 185
Anthologie des prosateurs fran-
çais contemporains, Tome I.
Les Romanciers (J. Bury) . . 54
Apollinaire (G.), L'Hérésiarque
et Cie (J. Bury) 1
Aranha (Graça), Chanaan (L.
Barrau-Dihigo) 167
Audoux (M.), Marie - Claire
(J. Bury) ....... ,
Augé-Chiquet (M.), Édition cri-
tique des Amours de J.-A. de
Baïf (H. Chamard) .... 21
Bakrie (J. M.), Piter Pan dans
les Jardins de Kensington
(M. Morel) 155
Baumann (E.), La Fosse aux
lions (J. Merlant) 116
Berthet (A.), Les Expériences
d'Asthénéia au Jardin de la
Connaissance (M. Morel) . . 155
Bertin (C.-E.), Nos plus beaux
rêves (A. C.)
Bodin (E.). Au pays des brandcs
fleuries (P. Tuffrau). . .
— La Jolie Lande (P. Tuffrau).
Boissière (J.), Propos d'un in-
toxiqué (P. Dubois) . . . .
Bojer (J.), Sous le ciel vide
(J. Lancret)
Bouchou (M.), La Maison du
Peuple (J. Bury)
Bourcier (E.), La Rouille (A.
d'Estournelles de Constant). .
Brunot (F.), Macette de Mathu-
rin Régnier publiée et commeu-
tée (H. Chamard)
Catulle-Mendès (Jane), Les
petites confidences. Chez soi
(J. Merlant)
Chamard (H.), Édition critique
des Œuvres Poétiques de J. du
Bellay (H. Chamard). . . .
— Edition critique de la Deffence
et Illustration de la Langue
Françovse par ]. du Bellay
(H. Chamard)
Chanson (La) française du x\ e au
xx« siècle (J. Monthizon) . .
Chiniik (André), Œuvres com-
plètes, Tome II. Publiées par
P. Dimoff (J. Merlant) . . .
36
196
196
145
12)
177
IOS
71
21
54
97
202
Clasicos Castellanos. Santa Te-
resa, Las Moradas. Tirso de
Molina, Obras (L. Barrau-
Dihigo) 36
Combe (T.), Enfant de commune
(J. Lancret) 126
Comte (Ch.), Édition critique des
Tragédies saintes de Louis des
Masures (H. Chamard) ... 21
Conan Doyle (A.), Micah
Clarke ; I : Les Puritains (L. Ca-
zamian) 97
Crâne (Stephen), La Conquête
du courage (Capitaine Mirvalle). 1 84
Cyril (V.), Une main sur la
nuque (P. D.) ...... 17
Dagen (E.), Le Père Billon dans
sa ferme (J. Bury) . . . . 165
Dedieu (J.), Édition critique de
l'Art Poétique Français par
P. de Laudun d'Aigaliers (H.
Chamard) 21
Dormier (C.), Le Val d'Amour
G- Bury) 74
Duclos, Histoire de Madame de
Selve (M. P.) 176
— Épigrammes françaises (E. Es-
tève) 196
Epcï (M.), Anthologie des humo-
ristes anglais et américains
(L. Cazamian) 97
Espé de Metz (î> G.), Le Cou-
teau (Dr M. Herer) .... 97
Farrère (Cl.), Fumée d'Opium,
Les Civilisés, L'Homme qui
assassina, Mademoiselle Dax,
jeune fille, Les Petites Alliées,
La Bataille, La Maison des
hommes vivants (A. d'Estour-
nelles de Constant) .... 81
Fogazzaro (A.), Leila (J. Mer-
lant) 183
Gaiffe (E.), Édition critique de
l'Art Poétique Françoys de Tho-
mas Sebillet (H. Chamard). . 21
Gohier (U.), Un peu d'idéal
(P- D.) 155
Gohik (F.), Édition critique des
Œuvres Poétiques d'Antoine
Héroet (H. Chamard) ... 21
Harel (P.), Hobereaux et villa-
geois (J. Merlant) 135
Heine (Henri), Poèmes et Chants,
Reisebilder, De l'Allemagne
(Ch. Andler) 84
— Chansons et Poèmes. Trans-
criptions en rimes françaises par
Maurice Pellisson (Ch. Andler). 84
Hermant (A.), Histoire d'un fils
de roi (D. Mornet) .... 64
— Le premier pas (J. Lasale). . 134
~ Revue critique des livres nouveaux
Hourticq. (Mm« L.), Les plus
beaux contes de tous les pays
(J. Bury) 96
Jakobowski (C), Werther le Juif
(P. D.) 74
Jaudon (P.), Dieudonné Tête
(A. Beau) 155
Lapaire (H.), Les Demi-Paons
(M. Morel) . 116
Laumonier (P.), Édition critique
de la Vie de Ronsard par
Claude Binet (H. Chamard) . 21
Lavaud (G.), Des Fleurs, pour-
quoi... (J. Morel) 28
Leblond (M.-A.), Les Jardins de
Paris (J. Bury) 27
Le Guet (M.), Les Contes du
Pays noir (J. B.) 35
Lichtenberger (A.), Juste Lobel,
Alsacien (M. Lange) .... 146
Machado de Assis, Quelques
contes (L. Barrau-Dihigo) . . 17
Machard (A.), Histoire naturelle
et sociale d'une bande de ga-
mins sous la troisième Répu-
blique (G. Lanson) .... 96
Mauriac (F.), L'Adieu à l'ado-
lescence (J. B.) 156
Maury (F.), Sonnets à la Femme
(J- M.) 177
Melegari (Dora), Mes filles (J.
Merlant) 44
Mestrallet (J. M.), Dans l'Es-
pace (J. Monthizon) .... 36
Millioud (A.), Le Pâturage de
Niedens (J. Lancret) .... 83
Monique, Dans les Ténèbres
(J-M.) 35
Montesquiou (R. de), La Petite
Mademoiselle (J. Marsan) . . 25
Morel (M.), Violettes et prime-
vères (F. Gaiffe) 75
Moselly (E.), Joson meunier
(M. Lange) 74
Pardo Bazan (Mme <je), Le Châ-
teau de Ulloa (L. Barrau-
Dihigo) 144
— Mère Nature (L. Barrau-Di-
higo) 144
Péguy (Ch.), Œuvres choisies
(Pons Daumelas) 123
Pensée (La) d'Ed. Rod. Morceaux
choisis (J. Merlant) . . . 155
Pergaud (L.), De Goupil à Mar-
got (J. Bury) 1
Pernot (H.), Anthologie popu-
laire de la Grèce moderne
(Em. Cahen) 17
Poe (Edgar), Les Lunettes (A. Cas-
sagne) 177
Quantin (A.), Histoire prochaine
(M. Lange) 35
Table des matières
203
Rabelais pour la jeunesse (L. Su-
dre) 116
Ramuz (F.), Aimé Pache, peintre
vaudois (J- Lancret) . . . . 165
Reboux (P.), La Petite Papacoda
(J- Bury) 43
Renaud (J.), Les Inféconds (J.
Monthizon) 196
Revon (M.), Anthologie de la
Littérature Japonaise (G. Weu-
lersse) 116
Rod (E.), Le Pasteur pauvre
(J. Merlant) 5
Rosny (J. H.) aîné, La guerre du
feu (G. Lanson) 63
Roupnel (G.), Nono (J. Bury) . 1
Rudyard Kipling, Rewards and
Fairies (L. Cazamian) ... 108
Scantrel (Y.) [Suarès]. Sur la
Vie (M. Pellisson). .... 98
Termier (Jeanne), Derniers Re-
fuges (J. Morel) 75
Troufleau (Ch.), Ici commence
(G. Lanson) 7
Vaganay (H.), Édition critique
des Amours de Ronsard (H.
Chamard) 21
Vroncourt (R.), Huysmans et
l'Ame des foules de Lourdes
(M. Drouin) 36
Wells (H. G.), The new Machia-
velli (L. Cazamian) .... 166
— Effrois et fantasmagories (L.
Cazamian) 197
Weyssenhof (J.), Vie et opinions
de Sigismond Podfilipski (J. Le-
gras) 177
White (Ed.), Terres de silence
(J-B.) 196
Willy (Colette), La Vagabonde
(M. Pellisson) 6
Histoire politique.
Albert-Petit (A.), Histoire de
Normandie (Ch.-V. L.) . . . 138
Albin (P.), Les grands traités po-
litiques (B. G.). . . . • . 77
Andler (Ch.), Les Origines du
socialisme d'Etat en Allemagne
(C. Bougie) . 187
Aulard (A.), Napoléon I« et le
monopole universitaire (C.
Bloch) 87
Bliard (P.), Jureurs et insermen-
tés (B. G.) 198
Boubf.e (R.), Camille Jordan en
Alsace et à Weimar (N. Méne-
gay) 198
Bourgeois (E.), La diplomatie
secrète au xvme siècle (M.-R.
Bernard) 169
Br.î;sch (F.), La Commune du
10 août 1792 (C. Blochj. . . 141
Broughton (Lord), Napoléon,
Byron et leurs contemporains
(B. G.) 36
Cazamian (L.), L'Angleterre mo-
derne. Son évolution (G. Ru-
dler) 129
Chavagnes (R. de), La vérité sur
la Russie (J. Legras) .... 78
Chuquet (A.), Lettres de 1792.
Lettres de 1 79 3 . Lettres de 1 8 1 3 .
Lettres de 181 s (M. Pol). . . 178
Daudet (E.), Une vie d'ambassa-
drice au siècle dernier. La prin-
cesse de Lieven (B. G.) ... 136
Divers, Histoire des partis socia-
listes en France (G. Bourgin) . 137
Dodu (G.). Le parlementarisme
et les parlementaires sous la Ré-
volution (G. B.) 155
Espitalier (A.), Napoléon et le
roi Murât (G. B.) 18
Evans (Dr), Mémoires (P. La-
combe) 28
Filon (A.), L'Angleterre d'E-
douard VII (L. Cazamian) . . 61
Fleischmann (H.). Mémoires de
Charlotte Robespierre (B. G.) . 38
Fribourg (A.), Discours de Dan-
ton. Édition critique (M. P.) . 17
Goyau (G.), Bismarck et l'Église
(Ch. Andler) 161
Lacombe (P.), La Première Com-
mune révolutionnaire de Paris
et les Assemblées Nationales
(C. Bloch) • . 141
Latreille (C), Après le Concor-
dat. L'opposition de 1803 à nos
jours (C. Bloch) 76
Levasseur (E.), Histoire du Com-
merce de la France (G. Renard). 69
Marion (M.), Les impôts directs
sous l'ancien régime (G. Bour-
g'n) • • • •' 47
Meyer (A.). Ce que mes yeux ont
vu (P. Dubois) 111
Millet (P.), La Crise anglaise
(L. Cazamian) 11
Milliet (Les). La Guerre de France
et le premier siège de Paris
(1870-71) (N.) 198
NlEDERLE CL.), La race slave
(t). Dobiache-Rojdestvensky). 50
OllIVIEH (E.), Philosophie d'une
guerre (1870). (M. Lange) . . 9
Pkrroud (Cl. |, Edition critique des
Mémoires de }. P. Brissot
CM. P.) • • •" SS
204
Picard (E.), 1870. La guerre en
Lorraine (M. Lange). . . . 157
Publications de la Société d'his-
toire moderne. Série des instru-
ments de travail. IL Les minis-
tères français (B. G.) . . . . 78
Simon (P. F.), A. Thiers, chef du
pouvoir exécutif (G. Weulersse). 149
Sokolnicki (M.), Les Origines de
l'émigration polonaise en France
(J. Legras) 118
Vialay (A.), Les cahiers de do-
léances du Tiers-État aux États
généraux de 1789 (C. Bloch) . 37
Zurlinden (Général), Napoléon
et ses maréchaux (P. Lacombe). 1 10
Histoire des idées et des mœurs.
Alméras (H. d'), La vie parisienne
sous la Restauration (J. Lasale). 136
Amours et coups de sabre d'un
chasseur à cheval (A. E. C. R.). 75
Augé-Chiquet (M.), La vie, les
idées et l'œuvre de J.-A. de
Baïf(H. Chamard). ..... 22
Baguenault de Puchesse, Con-
dillac (N. Ménegay) . . . . 135
Baldénsperger (F. ), Études d'his-
toire littéraire (D. Mornet). . 7
Batiffol (P.), Orpheus et l'Évan-
gile (E.-Ch. Babut) .... 45
Beatjnier (A.), Figures d'hier et
d'aujourd'hui (A. Cassagne) . 158
Bertaut (J.), La jeune fille dans
la littérature française (P. S.) . 99
Bourdeaut (Abbé A.), J. du Bel-
lay et Olive de Sévigné (H. Cha-
mard) 22
Brette (A.), Propos du Siècle
(G. B.) 57
Brunot (F.), Histoire de la lan-
gue française. T. III (L. Sudre). 121
Canat (R.), La Renaissance de la
Grèce antique (E. Cahen) . . 127
Cauderlier (E.), L'Église infail-
lible devant la Science et l'His-
toire (E.-Ch. Babut) .... 75
Chamard (H.), Joachim du Bellay
(H. Chamard) 21
Chevrillon (A.), Nouvelles Étu-
des anglaises (L/Cazamian). . 61
Churton Collins (J.), Voltaire,
Montesquieu et Rousseau en
Angleterre (M. P.) 117
Coppée (F.), Souvenirs d'un Pari-
sien (J. Bury) 98
CorredorLaTorreQ.), L'Église
romaine dans l'Amérique latine
(E.-Ch. Babut). . . , . . 38
= Revue critique des livres nouveaux
Correspondance de Renouvier et
de Secrétan (L. Dugasj ... 56
Dauzat (H.), La Vie du langage
(Th. Rosset) 188
Dolonne (Abbé), Le Clergé con-
temporain et le Célibat (E.-Ch.
Babut) 57
Duchesne (E.), M.-I. Lermontov
(J- Legras) 18
Eucken (R.), Les grands courants
de la pensée contemporaine
(D. Parodi) 49
Fagtjet (E.), Vie de Rousseau
(D. Mornet) 170
Galabert (E.), Souvenirs sur
Emile Pouvillon (L. Delaruelle). 1 3 7
Gayot (A.), Une ancienne raus-
cadine : Fortunée Hamelin (G.
Bourgin) 179
Gazier (A.), Les Derniers Jours
de Biaise Pascal (J. Bury) . . 86
GiNisTY(P.),LaFéerie(F. Gaiffe). 55
— Le Mélodrame (F. Gaiffe) . . 55
Gourmokt (J. de), Muses d'au-
jourd'hui (J. B.) 77
Grands (Les) philosophes français
et étrangers. Pascal (J. Bury.). 197
Guy (H.), Histoire de la poésie
française au xvie siècle. I. L'É-
cole des Rhétoriqueurs (H.
Chamard) 22
Hanotaux (G.), La fleur des his-
toires françaises (M. Pol) . . 178
Hazard (P.), La Révolution fran-
çaise et les Lettres italiennes
(J. Luchaire) 69
Hedgcock (F. A.), David Garrick
et ses amis français (F. Gaiffe). 156
Hémon (F.), Bersot et ses amis
(M. Pellisson) 128
Hervier (P. L.), Charles Dickens
(R-L.) 157
Houtin (A.), Autour d'un prêtre
marié (E.-Ch. Babut). ... 10
Jugé (Abbé C), Jacques Peletier
du Mans (H. Chamard) ... 22
Labourt (J.) et Batiffol (P.),
Les Odes de Salomon (S. Rei-
nach) 147
Lachèvre (F.), Disciples et suc-
cesseurs de Théophile de Viau
(M. Lange) 109
Lagrange (M.-J.), Quelques re-
marques sur l 'Orpheus de M. Sa-
lomon Reinach (E.-Ch. Babut). 45
Langlois (Ch.-V.), La Connais-
sance de la Nature et du monde
au moyen âge (M. P.) ... 47
Laumonier (P.), Ronsard poète
lyrique (H. Chamard) ... 22
Table des matières
205
Laumonier(P.), Tableau chrono-
logique cies oeuvres de Ronsard
(H. Chamard) 22
Lefebvre (A.), L'Inconnue de
Prosper Mérimée (J. Marsan). 76
Legrand (Ph. E.), Daos (E.
Cahen) 66
Lunel (E.), Le Théâtre et la Ré-
volution (F. Gaiffe) .... 38
Mariassy (F. W.), Aperçus de
philologie française (Th. Rosset). 156
Masson (Elsie et Emile), Lettres
d'amour de Jane Welsh et de
Thomas Carlyle (L. Cazamian). 137
Masson (P. M.), Lamartine (J.
Bury) 137
Masson-Forestier, Autour d'un
Racine ignoré (M. Pellisson) . 37
Maynial (E.), Casanova et son
temps (F. Gaiffe) 126
Molinier (Abbé H.-J.), Mellin
de Saint-Gelays (H. Chamard). 22
Moréas (J.), Variations sur la Vie
et les Livres (M. Drouin) . . 57
Moret (A.), Rois et Dieux d'E-
gypte (E. Pottier) 168
Notes sur A. Comte par un de ses
disciples (L. Dugas) .... 8
Pallarès (V. de), Le Crépuscule
d'une idole (Nietzsche, Nietzs-
chéisme) (M. Drouin). ... 78
Péguy (Ch.), Victor-Marie, comte
Hugo (M. Pellisson) .... 76
Perdrizet (P.), Ronsard et la Ré-
forme (H. Chamard). ... 21
Photiadès (C), George Meredith
(L. Cazamian) 148
Ramon Menkndez Pidal, L'Épo-
pée castillane à travers la litté-
rature espagnole (L. Barrau-Di-
higo) 67
Rigal (E.), De Jodelle à Molière
(E. Estève) 169
Rocheblave (S.), Agrippa d'Au-
bigné(H. Chamard) .... 22
Roustan (M.), Les Philosophes
et la Société française au xvme
siècle (J. Monthizon) .... 98
Sainte-Foi (Ch.), Souvenirs de
Jeunesse (1828-183 5) (J- Mer-
lant) 178
Séché (L.), Revue de la Renais-
sance fondée par (H. Chamard). 21
— La jeunesse dorée sous Louis-
Philippe (N. Ménegay) ... 136
Sorel (A. E.), Essais de psycholo-
gie dramatique (F. Gaiffe) . . gg
Souvenirs sur Guy de Maupassant
par François (D. Mornet). . . 1S8
Trénel (J.), L'élément biblique
dans l'œuvre poétique d'Agrippa
d'Aubigné (H. Chamard). . . 22
Valette (G.), Jean-Jacques Rous-
seau genevois (D. Mornet) . . 48
Vianey (J.), Le Pétrarquisme en
France au XVIe siècle (H. Cha-
mard) 22
Villey (P.), Les sources italiennes
de la « Deffense et Illustration
de la Langue Françoise » d'.
J. du Bellay (H. Chamard). . 22
Vulliaud (P.), La Crise orga-
nique de l'Église de France (E.-
Ch. Babut) 118
Histoire de l'Art.
Andréa Mantegna. L'Œuvre du
maître (L. Rosenthal) ... 98
Bayet (J.), Les édifices religieux
de Paris, xvne, XVIIIe, XIXe siè-
cles (L. Rosenthal) . . . . 117
Bénédite(L.), Meissonier (L. Ro-
senthal) 56
Berteaux (E.), Donatello (L. Ro-
senthal) 68
— Études d'histoire et d'art
(L. Naby) 117
Boinet (A.), Les édifices religieux
de Paris. Moyen-Age. Renais-
sance (L. Rosenthal) . . . . 117
Caylus (Cte de), Vies d'artistes
au xvme siècle (J. L.) . . . 37
Christol (Fr.), L'art dans l'Afri-
que australe (E. Pottier). . . 65
Clouzot (H.), Philibert de
l'Orme (G. A. Hùckel) ... 37
Cornu (P.), Corot (L. Rosen-
thal) 198
Curzon (H. de), Meyerbeer
(A. Cahen) 19
Dake (C. L.), Josef Israels
(J. Monthizon) 1 5 S
Demaison (L.), La cathédrale de
Reims (A. E. C. R.) . . . . 5 5
Divers, L'année artistique en
France, en Angleterre, en Alle-
magne, en Italie (L. Rosen-
thal) 157
Dorbkc, Théodore Rousseau
(L.R) '57
Enlart (C), Le Musée de sculp-
ture comparée du Trocadéro
(1J- D-) t$8
EïMIED (P.), L'Œuvre de Meyer-
beer (A. Cahen) 19
FUEUKY (G.), La cathédrale du
Mans (A. E. C. R.) . . 55
Fra Angelico da Fiesole, L'Œu-
vre du Maître (E. Bertaux) . . 148
Geffroy (G.), Les Gobelins (L.
Rosenthal) 198
206
Hourticq. (L.), Histoire générale
de l'art. France (S. Reinach) . 131
Lemonnier (H.), L'Art français
au temps de Louis XIV (J. Loc-
quin) 186
Pougin (A.), Marie Malibran
(D. Mornet) 149
Ricci (C), Histoire générale de
l'art. Italie du Nord (S. Rei-
nach) 89
Rouché (J.), L'Art théâtral mo-
derne (F. G.) 78
Schneider (R.), Quatremère de
Quincy (L. Rosenthal) . . . 171
Séailles (G.), Eugène Carrière
(L. Rosenthal) 112
Soubies (A.), Almanach des spec-
tacles, année 1909 (A. C.) . . 79
Sturgf.-Moore (T.), Art and Life
(L. Cazamian) 29
Thédenat (H.), Le Forum ro-
main (J. Lasale) 197
Titien. L'Œuvre du Maître
(H. Mandeure) 178
Sociologie.
Abeille (L.), L'Esprit démocra-
tique de l'enseignement secon-
daire argentin (G. Lanson). . 30
Adam (P.), Le malaise du monde
latin (D. Mornet) 32
Avigdor (P.), L'Union libre?
D'où venons-nous ? Où allons-
nous? (H. Bourgin) .... 19
Baudin (P.), La dispute française
(H. B.) *. . 139
Bertillon (Dr J.), La dépopula-
tion de la France (P. Dubois) . 91
Bourdeau (J.), Entre deux ser-
vitudes (H. Bourgin). ... 39
Bourgin (H.), Le Socialisme et
la Concentration industrielle
(G. Renard) 150
Brouilhet (Ch.), Revue des faits
économiques de l'année 19 10
(H. B.) 139
Caillaux (J.), L'impôt sur le
revenu (G. Renard) . . . . 132
Cambon (V.), La France au tra-
vail (R. Blanchard) .... 179
Caudel (M.), Nos libertés poli-
tiques (H. Bourgin) .... 30
Chesterton (G. K.), What's
Wrong with the World (L. Ca-
zamian) 61
Fœmina, L'Ame des Anglais
(L. Cazamian) 61
Greef (G. de). Introduction à la
Sociologie (G. Renard) ... 172
= Revue critique des livres nouveaux
Guesde (J.), En garde ! (H. B.). 158
Hébert (G.), Guide pratique 15
d'éducation physique (L. Savi-
neau) 15
Jaurès (J.), L'armée nouvelle
(Nogaret) 101
KERGOMARD (Mme) et BrÈS (M"e),
L'Enfant de 2 à 6 ans (M°»e G.
Rudler) 119
Laffitte (J.-P.), Le paradoxe de
l'égalité et la représentation
proportionnelle (G. Renard) . 11
Lavisse (E.), Nouveaux Discours
à des enfants (J. Bury) ... 119
Lysis, Contre l'oligarchie finan-
cière (E. Marligny) 189
Meynadier (R.), L'idée républi-
caine dans les pays monar-
chiques d'Europe (B. G.). . 198
Paul-Louis, Histoire du mouve-
ment syndical en France (H. B.). 1 58
Philippe (J.) et Paul-Boncour
(G.), L'Éducation des anormaux
(Dr Fr. Moutier) 15
Ransson (G.), Essai sur l'art de
juger (E. Goblot) 139
Ripault (L.), Par delà les Fron-
tières (J. Morel) 179
Théry (Edm.), L'Europe écono-
mique (H. B.). . . . . . 158
Wagner (C), Par le sourire
(D. Mornet) 112
Géographie et VoYages.
Albertini (L.), L'Argentine sans
bluff ni chantage (R. Blanchard). 1 20
Asselin (A.), Paysages d'Asie
(P. D.) 119
Aymard (Capitaine), Les Toua-
regs (A. d'Estournelles de Cons-
tant) 39
Beauregard (G. de) et Fou-
chier (L. et C. de), L'Italie
méridionale (P. D.) .... 119
Bertrand (L.), Le Livre de la
Méditerranée (M. Pol) ... 138
Bovet (M. -A. de), Cracovie
(M. Pol). ....... 20
Bradley (G.), Le Canada. Em-
pire des bois et des blés (A. De-
mangeon) 12
Brunhes (J.), La Géographie
humaine (Ph. Arbos). ... 93
Burnichon (J.), Le Brésil d'au-
jourd'hui (R. Blanchard) . . 40
Chitty (J.-R.), En Chine. Choses
vues (G. Weulersse) .... 40
Clemenceau (G.), Notes de
voyages dans l'Amérique du
Sud (Nogaret) 138
Table des matières
207
Crastre (F.), A travers l'Argen-
tine moderne (R. Blanchard) . 13
Cyro de Avezedo, Chemin fai-
sant (L. Barrau-Dihigo) ... $8
Garzon (E.), L'Amérique latine
(J. E. Martin) 159
Gautier (E. F.), La Conquête
du Sahara (A. d'Estournelles de
Constant) 72
Géniaux (Ch.), Le Maroc (A.
E. C.) 79
Gérard (L.), A travers la Hol-
lande (G.-A. Hùckel). ... 32
Gregorovius (F.), Promenades
italiennes (J. Luchaire). . . 199
Hinzelin (E.), Images d'Alsace-
Lorraine (M. Lange) .... 19
Honoré (M.), L'Amérique du
Sud à tort et à travers (R. Blan-
chard) 99
Huchard Robert, Aux Antilles
(L. Gallois) 58
Hymans (H,), Bruxelles (M. Pol). 20
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